Vingt-neuf - Vivre

Notes de l’auteur : La chose la plus courageuse que j’ai faite c’est continuer à vivre alors que je voulais mourir.
Kasbha, Pinterest

Maïwenn

Cela faisait maintenant plusieurs heures que Maïwenn avait perdu son souffle en courant jusqu'à la falaise, et depuis, pas un instant ne s'était écoulé sans qu'elle ne regrette de ne pas avoir su plus tôt à quel point son amie allait mal. Les médecins de l'hôpital avaient été très clairs sur le sujet : il n'y avait aucun espoir que Sélène s'en sorte, à moins qu'un miracle ne se produise, mais il n'y avait qu'un pourcentage quasi nul de chance. C'est pourquoi, d'ici vingt-quatre heures, ils débrancheraient l'ahurissante quantité de machines qui maintenaient la jeune fille en vie. D'ici vingt-quatre heures, Sélène serait irréversiblement morte. Exactement comme elle le souhaitait.

Les parents de la jeune fille ignoraient encore la vérité. Maïwenn, en accord avec Léo, avait décidé de les avertir une fois leur enfant définitivement hors de ce monde. D'ailleurs, comment leur parler ? C'était à Maïwenn qu'incombait cette tâche, et pourtant Léo se sentait encore démuni face à la douleur et la culpabilité. Il devrait annoncer la raison de son suicide, et pour cela, endosser seul toute la responsabilité. Il supportait déjà mal les sentiments qui l'assaillaient, mais les formuler à haute voix ne les rendrait que plus réels. Sélène était morte, et cette vérité semblait encore si inconcevable.

Le lendemain, après une nuit de sommeil agitée par de terrifiants cauchemars où Maïwenn tombait d’une falaise, celle-ci se réveilla à l’aube. Il faisait encore froid, mais elle s’habilla rapidement pour sortir. Avant de partir pour l’hôpital, Maïwenn s’efforça malgré tout d’avaler ne serait-ce qu’une demie tartine. Depuis la veille au matin, la jeune fille n’avait rien avalé, pourtant la faim ne se faisait toujours pas sentir. Elle était très faible, mais avait la gorge bien trop nouée. Elle enfourcha son vélo et se dirigea vers le centre médical, avant de changer d’avis et de se rendre chez Léo. Maïwenn savait qu’il avait dû également passer la nuit chez lui, pourtant elle se doutait bien qu’il n’avait pas aucunement réussi à fermer l’œil.

- Léo, tu es là ?

Plutôt que de sonner, la jeune fille avait préféré s’emparer de cailloux et les jetait sur sa fenêtre faiblement éclairée, comme à l’ancienne. Et, miracle !, cette méthode fonctionna bien mieux qu’elle ne s’y attendait. Sans doute Léo n’était-il juste pas endormi mais totalement éveillé.

- Maïwenn… Viens. Il est encore tôt et il fait froid. J’arrive.

Une fois à l’intérieur, débarrassée de ses chaussures, de sa veste et de son bonnet, Maïwenn monta les escaliers à la suite de Léo, lequel la précéda dans sa chambre. Dans la pièce régnait un ordre effrayant. La jeune fille n’était jamais venue mais se doutait que les cartons remplis de tout objet superflu ne se trouvaient pas là par hasard. Visiblement, Léo avait passé sa nuit à trier, ranger, jeter. Toutes les étagères étaient vides, pas une photo n'était punaisée au mur. Ni affiche, ni figurine. Pas un livre, pas un marque-page, lui qui semblait grand lecteur. Pas un vêtement ne traînait. Tout était vide, sauf probablement son armoire. Son lit était parfaitement fait, Léo habillé. Il n'avait pas seulement eu du mal à dormir, comme le soupçonnait Maïwenn, mais n'avait simplement pas fermé l'œil de la nuit. Même la lampe de bureau avait disparu, à moins que Léo n'en ait jamais eu.

Pourtant, malgré tout ce vide, le regard de Maïwenn tomba sur une feuille pliée en quatre, ainsi qu'un carnet ouvert à la première page et un crayon papier, tous trois posés dans un coin du bureau. Lorsque que Léo remarqua le regard de la jeune fille, il bondit et referma le petit cahier. Maïwenn aurait donné cher pour connaître les mots qu'il contenait.

- Assieds-toi, proposa Léo en prenant place sur son lit, froissant légèrement les draps. Que me vaut ta visite ?

- Je me dirigeais vers l'hôpital et me demandait si tu souhaitais venir avec moi. Ils... Ils ont prévu de la débrancher ce matin à 10h, ils nous accordent une heure et demie de plus... Je souhaitais la voir une dernière fois. Et... je voulais savoir comment tu tenais le coup. Parce que soyons honnêtes : elle ne se réveillera pas. Même si je le désire de tout mon cœur, les médecins maintiennent ses constantes vitales seulement pour que sa famille ait le temps d'assimiler l'information. Et nous aussi. Je suis désolée.

Maïwenn avait prononcé ces derniers mots dans un souffle, sa voix se brisant de plus en plus. La débrancher. Mais en réalité, c’était bien plus que ça. En réalité, c’était mourir. La tuer.

- Moi aussi, je suis désolé. Tu n’imagines pas combien… Sélène… Je n’aurais pas dû l’abandonner. Tout est ma faute.

Léo

Maïwenn est venue tôt ce matin. Je crois qu’elle avait besoin de réconfort, et de s’assurer que je tenais le coup. Je n’ai pu lui apporter ni l’un, ni l’autre, mais je crois que ça nous a fait du bien à tous les deux. Je suis exténué, mais je pouvais m’y attendre, ayant passé la nuit complète dans une sorte de transe, sans dormir. J’en étais incapable. Alors, à la place, j’ai fait le vide dans mon esprit. J’ai changé mes draps, puis j’ai vidé la totalité de ma chambre sur mon lit. Ça débordait de partout, mais peu importe. Mes vêtements, mes livres, les cahiers, toutes les feuilles qui traînaient. Absolument tout. C’en était presque effrayant. Puis, aussi silencieusement que possible, je suis allé au garage et ai déniché trois énormes cartons vides. Et je suis remonté dans ma chambre.

Je crois que Papa était éveillé et m’a entendu m’activer une bonne partie de la nuit, mais il ne m’a pas dérangé. Je pense qu’il a compris, si ce n’est toute l’histoire, au moins mon besoin d’être seul. Casque sur les oreilles, je me suis saoulé d’abord avec du hard rock, qui me déchirait les tympans, qui sifflaient dans ma tête. Puis ce style m’est devenu insupportable. J’avais besoin de Sélène, partout, partout. Je voulais son odeur, son sourire, sa présence. Alors j’ai écouté tout ce qui était susceptible de me la rappeler. Soit trois heures, écoutant le même morceau en boucle : la Lettre à Elise. Puis, apaisé, j’ai fini par sélectionner les musiques de Trisk. Mais chaque fois que ma valse passait, un frisson me parcourait.

Et cette nuit, j’ai rangé. Trié. J’ai vidé ma tête comme j’ai vidé ma chambre. Objet par objet, pensée par pensée. À chaque stylo, chaque livre, chaque bout de tissu, je prenais un souvenir de ma mémoire, je l’observais une dernière fois, puis je l’enfermais à jamais dans un carton. Je n’ai pas vu le temps filer. J’ai fait le deuil de chaque instant passé avec Sélène, le deuil du moi enfant. Je n’ai pas versé une larme, et pourtant j’aurais dû. Cependant, j’ai faibli devant sa lettre d’adieu. Je n’ai pas réussi à l’oublier complètement, j’ai gardé le dernier souvenir que j’ai d’elle : une fille brisée, étendue sur un lit d’hôpital blanc. J’espère ne jamais oublier cette image, qu’elle me hantera jusqu’à la fin de mes jours.

Épuisé, je me suis mis à mon bureau et j’ai commencé à écrire avec les seuls objets que j’avais gardés. J’ai peut-être couché sur le papier une centaine de mots tout au plus, puis Maïwenn a frappé à ma fenêtre. Elle fait resurgir la culpabilité qui m’assaille depuis hier matin mais peu importe, je ne peux pas l’exiler de ma chambre.

Maïwenn m’emmène voir Sélène une dernière fois. Je redoute ce moment et suis tenté de nombreuses fois de prendre mes jambes à mon cou, mais je dois lui dire au revoir.

- Bonjour ! Vous venez voir Sélène, nous reconnait l’infirmière.

Les couloirs sont interminables, blanc électrique. Puis la chambre, et Sélène, branchée sur ses nombreuses machines qui la maintiennent en vie. « Bip, bip, bip » disent-elles. Elles semblent me narguer, me rappellent que je n’ai pas ma place au chevet de celle à qui j’ai tout volé. Pourtant, le silence et sa froideur m’enveloppent. Ils me remémorent à quel point la vie peut être cruelle. À mes côtés, Maïwenn pleure discrètement. Soudain, cette atmosphère m’enserre, m’emprisonne. Je suffoque, l’air me manque. J’ai besoin d’espoir, de vie, de m’arracher à cette macabre ambiance. Je dois fuir loin, courir jusqu’à oublier. Tout oublier.

Alors je pars. Sans m’expliquer auprès de Maïwenn, je tourne les talons et m’enfuis. Les « bip » de Sélène hurlent alors mais je ne me retourne pas. Plus jamais. Je sors de l’hôpital, j’ai l’impression de voler. Mes pas me dirigent vers la plage grise, mais je continue à courir. Je ne reverrai plus jamais Sélène. Je souhaite vivre sans elle, sans son image qui me hantera éternellement. Je ne m’arrête plus de courir, jusqu’à perdre la notion du temps ; une minute, une heure, deux ? Mon souffle brûle mais je ne m’arrête pas. Mon propre nom me semble indistinct, pourtant le visage de Sélène, blafard, et l’égratignure au coin de son œil droit, restent fixés sur ma rétine.

Puis même Sélène comment à s’estomper. Ses cheveux blonds, l’océan de ses yeux, son sourire. Même les raisons pour lesquelles je pense à elle disparaissent. Ma douleur devient floue. Pourquoi se trouvait-elle au bas d’une falaise, déjà ? Elle est tombée. Comment ? Je ne sais plus, mes souvenirs sont plongés dans un épais brouillard. Sans doute le choc. Ah oui. « Elle a chuté » ont dit les ambulanciers. Une malencontreuse chute. Sélène s’est trop approchée du bord de la falaise et a fait un pas de côté, simplement. Je ne suis en rien responsable, et m’en rendre compte m’allège d’un énorme poids. D’ailleurs, pourquoi ai-je culpabilisé ? Sélène est juste tombée. J’espère qu’elle survivra.

Maïwenn

Les moniteurs avaient commencé à hurler à l’exact moment où Léo avait tourné les talons, et aussitôt, une ribambelle d’infirmières et de médecins avaient accouru, les yeux écarquillés, une lueur d’espoir dans le regard.

- Son cœur bat, avait exulté quelqu’un avant que Maïwenn ne fût expulsée de la pièce.

Ne sachant que faire, Maïwenn s’était dirigée vers la salle d’attente. Voilà une demi-heure que ses pensées divaguaient, seules dans la vaste salle blanche, où de nombreuses chaises s’alignaient contre les murs. Pourtant, malgré ses efforts, Maïwenn était incapable de se rappeler un détail. Elle ne savait pas quoi mais quelque chose de crucial, lui semblait-il, lui échappait. Exaspérée, la jeune fille se demanda plutôt où était passé Léo. Elle aurait aimé veiller sur lui, mais impossible de savoir où il était passé. Maïwenn espérait juste qu’il allait bien, parce que le voir pleurer, alors qu’il s’échappait de cette chambre, l’avait bouleversée. Léo ne s’en était sans doute même pas rendu compte.

Une vingtaine de minutes plus tard, Maïwenn vit les parents de son amie accourir et se précipiter dans la chambre. La jeune fille, quoique proche de l’action, n’était pas bien renseignée sur ce qu’il se passait. Enfin, après un temps qui lui parut infini, un médecin sortit de la salle, et Maïwenn s’empressa de lui demander les nouvelles.

- Son cœur est reparti, c’est un véritable miracle. Elle s’est vraiment accrochée à la vie. Un véritable miracle ! Vous ne pouvez pas la voir immédiatement mais bientôt. Un véritable miracle ! Sélène doit encore se reposer quelques heures, mais soyez patiente. D’ici la fin de la journée, puis-je vous garantir. Un véritable miracle !

Puis il s’en fut comme il était venu, continuant à marmonner « un véritable miracle ! » Maïwenn poussa un soupir de soulagement. Sélène était vivante.

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