Trente - Cruelle réalité

Notes de l’auteur : Il y a des cicatrices qui saignent encore plus que les plaies elles-mêmes.
Jean-Marie Adiaffi

Sélène se réveilla en sursaut. Depuis qu’elle avait chuté de la falaise, deux semaines et quatre jours auparavant, la jeune fille avait souvent l’impression de revivre son réveil à l’hôpital. Encore et encore, elle revoyait les visages flous des médecins, apercevait l’espoir qui naissait sur leur visage, distinguait les hurlements des machines. Sélène se souvenait parfaitement de sa première bouffée d’air alors qu’elle venait de reprendre conscience. Et pourtant, la réalité restait dans le brouillard, contrairement aux paroles de Célestine, ancrées dans sa mémoire.

En effet, Sélène avait pu juger du pouvoir de son ange gardien. Tous, sans exception, ignoraient la véritable raison de sa chute, si bien que parfois, Sélène elle-même doutait de son acte. Puis sa douleur revenait, violemment, et lui rappelait ce qui l’avait précipitée au bas d’une falaise. Tout était devenu si étrange : avant, elle avait toujours eu la possibilité de s’échapper, mais désormais Sélène se sentait oppressée. Elle n’avait aucun moyen de se dérober à la douleur, et, peu à peu, la jeune fille avait remplacé sa tristesse mentale par une souffrance beaucoup plus complexe, qu’elle s’infligeait pour s’échapper.

La première fois, en cours de sport avec la classe de Léo, elle avait été si bouleversée par sa proximité, qui faisait resurgir de sombres souvenirs, qu’elle s’était blessée jusqu’au sang. Sélène avait planté ses ongles dans la paume de sa main. Durant combien de temps ? Puis elle avait repris conscience de la réalité alors qu’Alya l’interpelait :

- Sélène ? Tout va bien ? Est-ce que tu saignes ? Viens, on va rincer avec de l’eau.

Son amie n’avait fait aucun commentaire tandis qu’elle nettoyait les minuscules coupures. Sélène, quant à elle, contemplait d’un œil hagard ses ongles salis par le sang. Qu’avait-elle fait ?

Ce jour-là, les Gavillet avaient prévu de passer la journée complète avec les Sherwood, afin de tester un nouveau jeu entre adultes, qui durerait plusieurs heures. Sélène était terrifiée par cette perspective : la jeune fille craignait de perdre le contrôle encore une fois, mais surtout, que Léo ne le remarquât.

La sonnette de l’entrée résonna, suivie des aboiements de Gipsy, et Corine s’empressa d’aller accueillir ses invités. Bonnets, épaisses vestes et parapluies furent bientôt déposés dans l’entrée. En effet, le froid, ce jour-là, était vivifiant.

- Bonjour Sélène ! Comment ça va ? s’exclama Yves avec un large sourire. Il paraît que tu as fait une sacrée mauvaise chute, non ? Mais tu t’es visiblement bien remise !

Sélène, tout sourire, rassura cet homme à la hauteur vertigineuse. Tout allait bien, heureusement. Pourtant, sous ses airs d’innocente gaité se cachait la brûlure de la honte. Tout le monde avait oublié, et parfois, elle se sentait mal de leur mentir de cette façon. Eux qui prenaient tant soin d’elle… Ils avaient le droit de savoir, et pourtant, Sélène était incapable de le leur avouer. Cela aurait engendré trop de questions auxquelles elle ne souhaitait pas répondre, alors la jeune fille gardait sa langue.

Une fois les parents de Léo rassurés, Sélène se rendit compte que leur fils avait posé sur elle un regard hésitant et rempli d’une discrète inquiétude. Personne n’avait jamais reparlé de la véritable raison de la chute de Sélène, et celle-ci supposait que Léo avait oublié, comme tous les autres, car il n’y avait jamais fait allusion. Ce regard n'était-il donc que le fruit de son imagination ? Pourtant, Sélène semblait convaincue que la lueur dans les yeux de Léo désirait la protéger. Mais de quoi ? D'elle-même, réalisa-t-elle.

Cet épisode la troubla profondément. Léo ne pouvait savoir, et pourtant quelque chose semblait lui souffler le contraire. Laissant ses suppositions de côté - car ce n'était que ça, des suppositions - Sélène se para à nouveau d'un étincelant sourire.

- Ça vous dit, un Monopoly ? proposa Mathéo avec son éternel enthousiasme.

Son frère observa discrètement la réaction des sœurs Gavillet afin de s'aligner à leurs envies avant d'accepter.

- Je suis partant. Les filles aussi, j'imagine ?

Toutes trois acquiescèrent. Il était si simple de faire semblant que tout allait bien dans le meilleur des mondes ! Pourtant, Sélène avait porté une attention toute particulière pour s'habiller le matin même, s'assurant de dissimuler les marques sur ses poignets sous de longues manches. Toutefois, elle ne pouvait rien pour celles qui restaient gravées sur ses paumes et le dessus de ses mains. La jeune fille espérait véritablement qu'elles passassent inaperçue. Malheureusement, toute malchanceuse qu'elle était, ce que Sélène redoutait ne manqua pas de se produire.

Alors qu'elle tendait la main vers Léo pour s'emparer du dé qu'il lui tendait, il eut un mouvement de recul en voyant les petites marques. Les autres, trop occupés à débattre sur le nouveau film à l'affiche, ne s'étaient aperçus de rien. Léo lui adressa une question silencieuse à laquelle Sélène ne répondit pas. Comment pouvait-elle justifier cet acte dont Léo était indirectement coupable ? Et jusqu’où Célestine avait effacé sa mémoire ?

- Il faut qu’on parle, murmura Léo en soutenant ses yeux bleus.

Sélène opina lentement de la tête, comprenant ce que Léo ne disait qu’à demi-mot. Il n’avait pas oublié, il s’inquiétait de ces blessures. Seule cette nuit-là avait été oubliée, et encore, Sélène n’en était pas certaine. Que savait-il ? Elle redoutait cette entrevue autant que celle-ci l’excitait. Que dirait-il ? Son cœur s’affola alors que Sélène saisissait soudain les conséquences que pourraient avoir ses paroles. Non, en définitive, la jeune fille était bien plus terrifiée qu’enthousiaste. Plongée dans les méandres de ses pensées, s’inquiétant de ce qui l’attendait, Sélène sursauta quand Mathéo râla contre Coralie :

- Non, non et non ! Tu ne comprends vraiment rien, et en plus, tu…

- Bon, à qui le tour ? le coupa Coralie, légèrement vexée.

- Sélène. Moi, dirent les aînés au même moment.

Léo et Sélène se regardèrent et éclatèrent de rire. Celui de la jeune fille lui sembla sonner faux. Rire à l’unisson avec son assassin, d’une certaine façon ? Et pourtant, Sélène appréciait ces moments où il n’existait plus qu’eux deux. Sondant le regard noisette qui lui faisait face, elle décela encore une fois une lueur d’inquiétude muette. Sélène n’était visiblement pas la seule à jouer un rôle.

Quelques heures plus tard, après l’interminable fin du Monopoly, les enfants, ne sachant que faire, se réunirent autour des adultes plongés dans leurs cartes.

- Pourquoi vous ne faites pas un cache-cache ? s’impatienta Yves après plusieurs propositions, toutes rejetées hélas.

- Bon. De toute façon, on mange bientôt. Autant jouer en attendant, philosopha Léo.

Ils désignèrent Mathéo pour compter, car il avait remporté haut la main la partie, ruinant peu à peu Sélène, les benjamins - qui avaient décidé de jouer ensemble - puis son grand frère et enfin Coralie.

- Suis-moi, lui intima Léo alors que Sélène s’apprêtait à se cacher à l’opposé.

Le compte à rebours étant déjà bien avancé, Sélène acquiesça silencieusement et lui emboîta le pas. Léo la mena dans sa chambre ; des cartons s’alignaient contre les murs, et pas une photo, pas un poster n’était affiché. Tout était vide, le lit était fait. Seul un cahier occupait le bureau. Sélène eut une hésitation en pénétrant dans la pièce, et Léo s’en rendit compte.

- Oh. Euh… Ne fais pas attention. C’est… peu importe. Assieds-toi, dit-il en désignant la penderie ouverte dont toute la partie inférieure avait été vidée, laissant un espace d’environ un mètre carré.

Sélène s’installa dans cette cachette incongrue et Léo se contorsionna tant bien que mal pour fermer la porte de l’armoire. Cette proximité réveillait en Sélène le souvenir du baiser qu’ils avaient échangé, et elle enfonça ses ongles dans sa paume, avant de se reprendre. Elle ne pouvait décemment pas perdre le contrôle aussi proche de Léo, même si le noir les avait engloutis.

- On sera tranquilles un moment, normalement. Mathéo n’est pas censé nous chercher en haut.

Sélène garda le silence, ne tenant pas à engager la conversation qui compromettrait le miracle que Célestine lui avait accordé.

- Ça va ?

- Oui, mentit la jeune fille.

Elle ne sut trop comment Léo comprit que sa réponse était fausse, si c’était le tremblement de sa voix, les marques sur sa paume ou une simple intuition qui l’avait trahie. Quoi qu’il en fût, Léo se débrouilla pour la troubler encore davantage qu’il ne le faisait déjà. Hésitant, il s’empara prudemment de sa main et entremêla ses doigts aux siens. Dans le filet de lumière qui filtrait par l’interstice entre les deux portes battantes, Sélène contempla leurs mains jointes. Elle ne pouvait empêcher son cœur de battre la chamade.

- Léo… l’avertit la jeune fille.

Sans prendre en compte ces paroles, l’adolescent délia leurs mains et passa son pouce sur les cicatrices de sa paume, d’une extrême lenteur, marque après marque. Ses gestes étaient remplis de tendresse, de retenue aussi. L’un comme l’autre avaient parfaitement conscience de l’interdit explicite qu’il enfreignait. Sélène, le souffle court, se laissait pourtant faire, incapable de bouger sa main ni même d’émettre un mot.

- Sylane… finit-elle pourtant par murmurer faiblement.

Léo eut une imperceptible hésitation et la jeune fille en profita pour retirer sa main. Ils n’avaient pas le droit…

- Comment ça va avec elle ? demanda ironiquement Sélène en chuchotant.

Le jeune homme garda quelques instants le silence avant de daigner répondre.

- Je ne sais pas… C’est très bizarre entre nous depuis que tu es tombée de la falaise. D’ailleurs, tu aurais dû faire attention. Mais bref. J’imagine qu’elle n’a pas apprécié que je reste près de toi…

Sélène médita ses paroles. Léo ignorait donc la véritable raison de sa chute. Sélène s’en voyait rassurée… Léo interrompit ses pensées en poursuivant, pensif, et totalement inconscient de ce qui restait réellement primordial.

- Mais je m’inquiète pour toi, Sélène. Ces marques sur tes mains, tes poignets… Je ne sais pas quoi dire, soupira-t-il. Je ne peux pas me pardonner en te voyant comme ça. Tu… tu comptes énormément à mes yeux. Bien plus que tu ne peux sans doute l’imaginer.

Une larme roula sur la joue de Sélène, et Léo l’écrasa de son pouce. Doucement, comme s’il craignait une tempête, le déferlement d’un ouragan. Comme s’il craignait de se couper sur les éclats de verre qu’était devenu le cœur de Sélène. Pourtant, la jeune fille fut incapable de le repousser. Elle savait qu’elle le regretterait par la suite et se blesserait encore plus, mais sur le moment, l’attention inquiète du regard de Léo et ses gestes doux la persuadèrent que tout irait bien, toujours.

Sélène réalisa qu’elle venait de faire une immense erreur en laissant Léo entrevoir la partie brisée d’elle-même. Un instant, elle avait cru que sa vie changerait, telle la promesse de Célestine. Mais Sélène s’était trompée, et elle culpabilisait d’avoir cédé à cet espoir.

- Ah, enfin ! Mais qu’est-ce que vous faîtes ici ? On avait dit pas en haut ! leur reprocha Mathéo, furieux. Ça fait dix minutes qu’on vous cherche partout avec Coralie et les deux petits ! Et en plus vous ne répondiez même pas !

Il y eut une pause dans ce déferlement de mots, où Mathéo fronça ses sourcils, puis :

- Et qu’est-ce que vous faisiez ensemble ? les accusa-t-il.

Les aînés échangèrent un éloquent regard coupable et Sélène vérifia discrètement que ses mains étaient encore camouflées. Cet échange silencieux n’échappa toutefois pas à Mathéo.

- Dois-je te rappeler que tu sors déjà avec quelqu’un ? s’indigna son jeune frère. Tu…

- Tais-toi, le coupa froidement Léo. Ça te regarde pas, continua-t-il alors que Mathéo ouvrait à nouveau la bouche.

Sélène n’avait jamais vu Léo aussi furieux. Dans cette position, le jeune homme semblait terrifiant. L’éclat de ses prunelles, d’ordinaire si expressif, s’était mué en glace. Sélène retint son souffle ; s’il n’était pas en train de les protéger, elle aurait sans doute essayé de le raisonner. Faute de mieux, la jeune fille posa une main sur son bras, malgré sa soudaine paralysie. Cela eut pour effet de ramener l’attention de Léo sur elle, et aussitôt son regard reprit vie. Elle avait une conscience aiguë des muscles qui se contractaient sous son pull gris-bleu, et encore plus de la brûlure que ce contact engendrait. Pourtant, elle n’osa ôter sa main avant d’être absolument certaine que Léo ne fût calmé.

Cinq minutes plus tard, l’incident avait été oublié et tous les enfants s’étaient réunis autour d’un Blind test Disney. Malgré l’ambiance fraternelle et la victoire des sœurs Gavillet, de nouvelles marques apparurent sur la main gauche de Sélène. Celle-ci, malgré sa discrétion, semblait certaine : Léo l’avait remarqué.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez