Vingt-huit - Célestine

Notes de l’auteur : Il faut attendre la mort pour bien juger la vie.
Proverbe français

Léo

- Allô ? C’est Maïwenn.

Sa voix tremble légèrement. Pourquoi m’appelle-t-elle si tôt ? J’ai failli ne pas répondre avant de me rappeler qu’elle a sûrement une bonne raison.

- Léo, je… c’est Sélène. Elle est…

Maïwenn éclate en sanglots. Pourquoi pleure-t-elle bon sang ! Son ton m’inquiète mais je tente tout de même de la réconforter tant bien que mal.

- Ça va aller, Maïwenn. Dis-moi ce qu’il se passe, d’accord ?

- Léo… Sélène est… Sélène est morte.

Ses mots me glacent. Sélène ne peut pas être morte. Pourtant, une petite voix me souffle qu’elle raconte la vérité. Tous ces appels au secours que je n’ai pas su comprendre. Tous ces mots, qui n’importaient pas assez à mes yeux. Et maintenant…

- Léo ? Ça va ?

- Elle est morte. Morte.

Mon regard croise mon reflet dans le miroir accroché au mur. Je suis soudain devenu aussi translucide qu’un fantôme. Je ne me reconnais pas, un homme me fixe de ses grands yeux hagards. Il s’est assis à même le sol ; ou plutôt, affaissé serait plus exact. Et, encore plus déroutant, des larmes coulent sur ses joues. Je ne les sens pas, non, mais ce qui m’entoure est devenu flou. Sélène est… morte. On appelle ça un suicide. Elle s’est tuée. Et j’en suis la raison. Sélène est morte à cause de moi.

- Léo ? Léo ! Réponds-moi s’il-te-plaît… supplia Maïwenn.

- Elle est morte. Et c’est à cause de moi.

- Je… Je ne sais pas. Mais ça va aller, d’accord ? Ça n’a pas le choix d’aller… Mais que dois-je faire, Léo ?

Je respire un grand coup. Inspire, expire. Comme quand tu cours. Être calme. C’est la clef. Respirer.

- Ok. Écoute, je… Ça va aller. Où es-tu ?

- En bas de la falaise. Je… Moi, j’ai pris les escaliers pour descendre. À la Pointe de Pen Hir.

- Est-ce qu’elle… est-ce que… est-ce qu’elle est vraiment morte ?

- Je ne sais pas. Peut-être que non…

Un silence. Puis :

- Elle ne respire plus mais son cœur bat encore.

- Alors appelle une ambulance. Maintenant. J’arrive dès que possible. Ça va aller, d’accord ?

- Oui, souffle-t-elle. A tout de suite.

Sélène est… morte. Enfin, presque. Mais quelle est la différence entre mourir vraiment et vouloir mourir ? Aucune. Cette dernière est sans doute même pire. Mourir pour oublier. Disparaître, avait-elle dit. Je l’ai tuée. Peut-être puis-je encore la faire vivre. Mais à quoi bon ? Si elle a perdu toute volonté de vivre, de ressentir tous sentiments, même des plus joyeux, alors je ne peux rien. Comment lui redonner goût à la vie ? Mais pour ça, il faudrait la sauver. Or, Sélène se trouve au bas d’une falaise, et ne respire plus. Que va-t-il se passer ?

Maïwenn

- Allô ? Il y a quelqu’un ? Allô ?

- Calmez-vous mademoiselle, je vous en prie. Que se passe-t-il ?

Calme. Être calme restait la seule chose qui pourrait encore la sauver. Sauver Sélène ? Mais était-ce vraiment lui rendre service ?

- Ok, déclara-t-elle lentement en reprenant son souffle. Je me trouve à la Pointe de Pen Hir. Je suis à côté d’une fille qui… qui vient de se suicider. Mais je ne suis pas certaine qu’elle soit morte parce que son cœur bat encore très faiblement.

- Vous savez faire un massage cardiaque ?

- Si seulement… Faites vite, je vous en prie !

À l’autre bout du fil, des bruits étouffés parvinrent à Sélène, des ordres, des pas. Puis :

- Une équipe a déjà été envoyée. Je vais rester avec vous jusqu’à ce qu’elle arrive, d’accord ? Tout d’abord, mettez-la en position latérale de sécurité, c’est-à-dire…

S’ensuivit une demi-douzaine d’instructions de premiers secours. Deux minutes plus tard, une ambulance arriva enfin. Sélène n’était pas encore morte mais n’en était pas loin. Une minute de plus et… Maïwenn, quant à elle, était sous le choc. Sélène. S’était. Suicidée. Ou, certainement, avait fait une tentative.

Quelques heures plus tard, Maïwenn, Léo et les parents de Sélène se serraient les coudes dans la salle d’attente. Par miracle, Maïwenn avait réussi à obtenir de l’hôpital que Philomène et son époux ne soient pas tenus au courant de la tentative de suicide de leur fille. Pour eux, elle n’était que malencontreusement tombée du bord de la falaise. Seuls Maïwenn et Léo connaissaient la véritable raison de cette chute.  

Léo, durant ce temps interminable, avait appelé sa marraine. Accompagné de Maïwenn, il avait appris que Sélène lui avait téléphoné la veille. Marine s’en voulait énormément de ne pas avoir été là assez tôt, de ne pas avoir entendu l’urgence dans sa voix. Elle se sentait coupable, mais Maïwenn ne se sentait pas mieux, et visiblement, Léo non plus.  

Celui-ci se tenait accoudé au mur, le regard dans le vague. On avait l’impression que le monde s’était abattu sur ses épaules. Une larme s’était échappée alors qu’il contemplait le corps inerte de Sélène transporté dans l’ambulance, mais depuis, Maïwenn n’avait pas remarqué un seul indice de sa tristesse. Seul son regard vide trahissait l’entièreté de la douleur qui le submergeait. Maïwenn, quant à elle, ne devait probablement pas ressembler à grand-chose non plus. Dans le miroir des toilettes de l’hôpital, la jeune fille avait observé son pâle reflet éclairé par les lumières blafardes des néons. D’habitude, un sourire éclairait son visage, mais là, ses traits étaient tirés, ses sourcils froncés par l’inquiétude. Alors que Maïwenn se faisait ces réflexions, un docteur entra dans la petite salle d’attente.

- Vous êtes les parents de Sélène ?

Philomène et Loïc hochèrent la tête, impatients.

- Tout d’abord, bonjour. Voulez-vous…

La mère de Sélène l’interrompit brusquement et lui intima d’aller droit au but.

- Votre fille a fait une chute très grave, poursuivit le médecin en jetant un coup d’œil à Maïwenn et Léo. Heureusement, la demoiselle ici présente a appelé les secours à temps. Pour le moment, son… son cœur ne bat qu’uniquement grâce à une machine. Votre fille est plongée dans un lourd coma, et… elle pourrait ne jamais se réveiller. Je suis désolé. Nous ferons tout pour la maintenir en vie…

Les parents de Sélène éclatèrent en sanglots, dans les bras l’un de l’autre, et Maïwenn se réfugia dans ceux de Léo. Qui soutenait qui ? Elle n’en était pas certaine. Peut-être que Sélène était morte. Peut-être qu’ils l’avaient tuée, tous. Peut-être était-ce la juste fin de l’histoire ? Maïwenn refusait de croire ça.

Une fois calmée, elle se dégagea gentiment des bras de Léo… La jeune fille remarqua alors que celui-ci tremblait violemment, et des larmes ruisselaient sur ses joues. Si Maïwenn se sentait coupable de ne pas avoir pu aider son amie, alors que ressentait Léo ? Elle lui avait donné la lettre de Sélène peu de temps après que l’ambulance soit partie. La jeune fille ignorait ce qu’avait écrit Sélène mais se doutait bien de la douleur que ressentait Léo. La sienne, mille fois supérieure.

- Je vais y aller Maïwenn. Ai besoin d’être seul. J’irai peut-être retrouver Marine.

- Je… d’accord. Mais ne fais pas de bêtise, ok ?

- T’inquiète. Je ne me jetterai pas d’une falaise, moi.

Au moins était-il encore capable de faire de l’humour… quoique très noir. Pourtant, Maïwenn le laissa s’en aller. Comme ça. Sans savoir à quel point Léo était ravagé.

<3

Sélène se trouvait dans une vaste salle. Si vaste qu’elle n’en voyait pas les frontières, pourtant, tout là-haut, des lumières scintillaient, éclairant le noir d’encre qui enveloppait la pièce. Sélène flottait légèrement, tel un fantôme, bien réel pour une fois. « Alors voilà la mort. Une vaste salle dont s’inquiètent bien trop de personnes. »

- Bonjour, Sélène.

La voix résonnait, cependant il était bien difficile d’identifier d’où elle provenait. Peu à peu, une silhouette se détacha de l’obscurité. Blanche, vaporeuse, elle ressemblait légèrement à Sélène, avec qui elle partageait ses longs cheveux blonds, sa maigreur et certains de ses traits, pourtant ses yeux semblaient aussi gris que l’océan lors d’une tempête et sa peau, translucide. Puis, s’arrachant à la contemplation du visage de la mystérieuse apparition, Sélène remarqua une paire d’ailes. Majestueuse, elles dominaient hautement la personne à qui elles appartenaient.

- Qui êtes-vous ?

- Célestine. Ton ange-gardien.

- Suis-je morte ?

Célestine soupira discrètement avant de répondre :

- Là est toute la question. À toi de choisir.

- Mais comment ? demanda Sélène, soudainement intimidée par cet ange.

- Je suis là pour t’aider. Mais n’oublie pas que c’est à toi qu’appartient le choix final.

- Alors je suis morte ?

- Est-ce ce que tu souhaites ?

- Non… Mais échapper à la réalité, oui. Plutôt dix fois qu’une.

- Tu sais, Sélène, j’étais comme toi. Les anges gardiens ont tous un passé difficile, ont tous vécu un traumatisme. Et chaque ange se voit attribuer un homme, une femme ou un enfant pour veiller sur eux, en fonction des erreurs qu’ils ont faites. Ainsi, les gardiens peuvent empêcher de reproduire ces mêmes erreurs, ou redonner espoir, ou encore… Peu importe. Je suis là pour toi, aujourd’hui, pour te guider.

- Donc… si je comprends bien… Tu… Vous… avez vécu la même chose que moi ? Je veux dire, si je ne suis pas indiscrète… Vous aussi êtes tombée amoureuse. Follement. Il vous a rejetée. Vous avez sauté d’une falaise. Sauf que… avez-vous choisi la mort ou la vie ?

- Sélène… Tu as raison. Je suis tombée amoureuse. Mathias, s’appelait-il.

Le regard de Célestine se perdit dans le vague avant de reprendre :

- Tellement amoureuse. Lorsqu’il m’a rejetée, comme toi… Je ne souhaitais plus vivre non plus. C’était bien trop douloureux. Mais je n’ai pas besoin de t’expliquer, n’est-ce pas ? Tu comprends sans doute très bien. Mais là n’est pas la question.

Sélène attendit patiemment que son ange reprenne ses esprits. Ses ailes, qui avaient perdu de leur éclat alors qu’elle racontait son histoire, brillèrent à nouveau de manière plus somptueuse encore.

- Il faut que tu choisisses. Peu importe le choix, tant que tu en seras sûre.

- Ai-je vraiment le choix ?

- Vivre ou mourir ?

- Disparaître, répondit la jeune fille.

Son ange gardien regarda au loin, dans un passé dont Sélène ignorait tout. Et si Célestine pouvait lui faire oublier ? Oublier serait la solution, oui. Mais oublier à quel prix ? La jeune fille était-elle prête à tout quitter ?

- Sélène... Accepterais-tu de vivre encore trois mois ? Vivre en échange de la promesse que ta vie s'améliorera ? Que vivre aura enfin un sens ? Dans trois mois, si tu veux encore mourir... Je ne t'en empêcherai pas. Je suis ta gardienne, et si je suis là, il y a une bonne raison. J'ai toujours une bonne raison. Ne crois-tu pas ?

Sélène réfléchit longuement, pesant le pour, le contre. Aurait-elle la force d'affronter encore quelques instants sa douleur ? La promesse de Célestine possédait-elle réellement un semblant de vérité, ou n'était-ce qu'une formule, qu'un rôle à jouer ?

- Y aura-t-il vraiment un jour heureux dans ma vie ? Est-ce que me jeter droit dans la tempête va véritablement m'apporter quelque chose, ou est-ce simplement une tentative pour me faire vivre ? Et d'ailleurs, que vais-je retrouver si j'accepte ? Qui est au courant ? Devrai-je vivre avec tous ces yeux remplis de pitié, les questions auxquelles je devrai répondre, et que répondre à «Pourquoi tu voulais mourir ?» Sans compter les probables rendez-vous chez une psychologue ou autre... Ai-je tort ?

- Non. La vie est complexe. Mais dis-moi... Accepterais-tu si je te promettais que personne, en-dehors de Maïwenn, Léo et Marine, ne sera au courant ? En effet, ton amie n'a pas encore expliqué à ta famille que ta chute était volontaire. Pour l'instant... Pas même l'hôpital ne sait ce qu'il s'est passé ce matin.

- Léo est au courant ?

- C'est la première personne que Maïwenn a appelée. Mais si tu y tiens vraiment... Je peux effacer la mémoire de tout le monde. Les lettres, ton appel à Marine... Il ne se serait rien passé.

- Vous pouvez faire ça ?

- Si tu souhaites vivre. Parce que je peux aussi te faire passer dans l'autre monde...

- Vous pouvez effacer la mémoire, mais je suis obligée de me souvenir de toute l'histoire, de la douleur, de Léo, de la tristesse. Pourquoi ?

Sélène reprenait soudain espoir. Célestine était capable d'amnésie, alors pourquoi ne pourrait-elle pas y avoir droit également ? Oublier, voilà ce dont elle rêvait.

- Non Sélène, ça ne marche pas comme ça. Je suis là pour te guider, et on apprend de ses erreurs... Alors même si j'en étais capable, je ne le ferais pas. Vivre est un art, un art qu'il faut apprendre à maîtriser. Tu as fait ton choix ?

- Mais comment puis-je savoir si je fais le bon choix ?

- Tu sais, Sélène, on fait tous des erreurs. Même Léo. Tu as droit à une dernière chance, à toi de désirer la saisir. Et je t'ai promis trois mois. Dans trois mois, si vivre n'a toujours pas de sens, je ne t'empêcherai pas de t'approcher de la falaise. Vivre ou mourir ?

- Je ne pourrai pas oublier, mais effacer la dernière journée ?

- Oui.

- Je devrai vivre encore avec cette insupportable douleur, cette continuelle tristesse ?

- Oui.

- Alors pourquoi devrais-je accepter ?

- Parce qu'au fond de toi, il y a encore de l'espoir, non ? Refuser, ce serait totalement abandonner. Et tu n'apprécies pas l'échec, c'est juste ?

- Oui. Mais je me suis résignée à la mort. Alors pourquoi devrais-je changer d'avis ?

- Laisse-toi une chance de donner un sens à ta vie.

Sélène n'était pas convaincue, malgré les ailes majestueuses de Célestine et ses promesses d'avenir. Pourtant, au fond d'elle-même, la jeune fille sentait que son ange gardien n'avait pas complétement tort, et que son coeur désirait saisir cette opportunité, et pour une fois contrôler sa vie. C'est pourquoi, après de longues minutes silencieuses, Sélène répondit à Célestine.

- Vivre.

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