Vingt-sept - Jamais plus jamais

Notes de l’auteur : Tous les au revoir se réduisent sans doute à ça, à sauter d’une falaise. Franchir le pas est le plus dur. Une fois dans les airs, il n’y a plus rien à faire que s’abandonner.
Lauren Oliver

- Sélène… ça ne marche pas comme ça. Je suis désolée, mais… Je ne peux pas t’aider. Pas maintenant.

- Ah.

Toute volonté avait quitté la jeune fille. Marine était son dernier espoir. Et elle ne pouvait pas l’aider. Que pourrait-elle faire de plus ? Les yeux bouffis par ses larmes qui s’étaient taries, Sélène se sentit lentement partir à la dérive. 

- Attends. Il est tard, Gaël et les autres m’attendent. Je n’ai que quelques minutes avant de devoir monter sur scène, mais, je te le promets, je te rappelle dès que j’ai terminé. Tu es d’accord ?

Sélène s’était redressée à ses mots. Elle comprenait, maintenant. Alors, dans un souffle, l’adolescente murmura :

-Oui. Merci, Marine.

-Ne fais rien de stupide, d’accord ? Tu m’en fais la promesse ?

- …

- Promets-le-moi, Sélène.

- Oui, promit-elle.

Après avoir raccroché, Sélène se blottit sous sa couette. Elle entendait les tic-tacs de l’horloge. Les secondes puis les minutes passèrent dans le plus grand calme. Un silence de mort régnait sur la maisonnée, seul son souffle et les martellements de son cœur contrastaient avec celui-ci. Malgré la fatigue, elle était incapable de dormir, mille pensées tourbillonnant dans sa tête. Environ trois heures plus tard, le téléphone, le volume de sa sonnerie réglé au plus bas, se manifesta.

- Sélène ? C’est moi. Je suis là.

- Oui.

- Tu veux me parler ?

- Je ne sais pas. Je suis tellement… vide, chuchota-t-elle.

- Vide ?

- Oui. Non. Enfin… je ne sais pas comment décrire ça. J’ai tellement mal, Marine. Je ne peux plus vivre comme ça. Je ne peux pas… Je veux mourir.

- Sélène ! Sélène, tu m’entends ?

Le ton de Marine se faisait de plus en plus pressant.

- Demain, je viens chez toi. Je te verrai, d’accord ? Tu m’entends ? Il est trop tard aujourd’hui mais, demain, je viendrai. Demain matin, je te prendrai avant l’école, répéta Marine. Puis, son ton s’adoucit : ça va aller, d’accord ? Tiens bon cette nuit encore.

- Oui.

- Ça va aller ? Tu en es certaine ?

- Oui. Oui… à demain. Et, euh, Marraine la Bonne Fée ? Peux-tu ne rien dire à Léo ?

- Oui, bien sûr. Et n’oublie pas : ça va aller. Peut-être que je ne pourrai pas tout arranger d’un coup de baguette magique mais ça va aller, ok ?

- Merci.

Sélène raccrocha. Deux heures cinquante-six du matin. Il lui suffisait de tenir cinq heures. Elle en serait capable, non ? Pourtant, Marine lui avait très justement rappelé qu’il ne suffirait pas d’un coup de baguette magique. Voulait-elle réellement essayer de vivre ? Sélène réfléchit longuement et conclut qu’elle ne souhaitait pas des mois de thérapie, d’inquiétudes. Mourir semblait tellement plus simple. Tout était prêt. À bout de forces, terrassée par la fatigue, Sélène s’empara d’un crayon et de son cahier de brouillon, dont elle arracha une page. Elle la laisserait sur la table de la cuisine, avec les au revoir destinés à sa famille.

Chère Marine…

Je suis désolée. Je ne veux pas d’une vie de souffrance, je préfère disparaître. Occupe-toi de Léo, il en aura sans doute besoin. Merci pour hier soir. Merci pour tout. Je souhaiterais tellement que tout ne soit jamais arrivé, mais tu sais bien que c’est impossible. Peut-être dans un autre monde. Peut-être dans celui où je vais. S’il-te-plaît, ne laisse pas Léo gâcher sa vie pour moi ; je l’aime trop pour ça.

Bien à toi              

Sélène         

La jeune fille laissa ses émotions l’envahir, encore et encore. Ses larmes coulaient silencieusement. Pourtant, Sélène ne pleurait pas de douleur mais de soulagement ; dans quelques heures, tout serait terminé. Dans quelques heures, elle serait morte, anéantissant au passage douleur, tristesse, culpabilité, amour. Dans quelques heures, elle aurait remplacé tout ça par l’oubli. L’oubli réconfortant, l’oubli réparateur.

Sélène passa la nuit en transe, ne s’assoupissant que quelques minutes éparses. Tôt le lendemain, la jeune fille s’habilla avec son tee-shirt noir et un jeans. Dans un sachet opaque, elle mit toutes les lettres qui étaient destinées aux différentes personnes qu’elle aimait, ainsi que celle pour Maïwenn. Elle ne regrettait rien, agissait comme un fantôme. À pas de loup, Sélène se dirigea vers le grenier. Là, elle s’empara de la petite boîte noire et en sortir l’écrin qui contenait la bague. Cette bague maudite. Sélène la glissa sur son doigt. Puis, tout aussi silencieusement, Sélène posa les deux enveloppes sur son lit - une pour sa famille, une pour Marine - descendit les escaliers, écrivit un mot avertissant qu’elle était partie marcher - et sortit dans l’air glacial.

Il faisait encore sombre mais au loin, le soleil commençait à illuminer l’horizon. La jeune fille enfourcha son vélo, et, après avoir jeté un dernier regard à la maison qui avait vécu sa vie, se dirigea vers le centre du village. Il était encore trop tôt pour sonner chez Maïwenn, elle réveillerait sans doute ses parents. Une demi-heure passa ainsi, où Sélène arpenta les rues de sa vie. Chaque recoin lui rappelait un souvenir, sans parler de l’école. Elle avait vécu tant de choses là-bas. L’adolescente se voyait comme dans un rêve, évoluer dans sa ville natale, dans tous les recoins dont elle avait connaissance.

Alors que le clocher sonnait sept heures trois quarts, Sélène se dirigea enfin vers la maison de Maïwenn. Depuis le début de la journée, elle avait pris garde de ne pas s’approcher de Léo, évitant la jolie petite demeure jaune aux abords du double rond-point. La jeune fille parvint enfin à destination, non sans avoir fait un sérieux détour qui lui avait volé de précieuses minutes ; elle sonna et un doux carillonnement se fit entendre, ainsi que des bruits de pas. Une femme d’âge moyen vint lui ouvrir.

- Bonjour ! Je suis une amie de Maïwenn. Est-ce que je peux la voir ?

- Bien sûr. Entre seulement.

- Non merci, je n’en ai pas pour longtemps.

- Comme tu voudras. Maïwenn. Il y a… euh…

- Sélène.

- Sélène qui t’attend !

- Oui Maman, j’arrive !

Maïwenn salua Sélène et lui demanda ce qui l’amenait.

- Oh ! répondit celle-ci avec un sourire. J’aimerais que tu fasses quelque chose pour moi.

- Oui, bien sûr.

La jeune fille brandit son sac en papier et l’offrit à Maïwenn.

- Tiens, prends-le. J’aimerais que d’ici une semaine environ, tu les distribues à tout le monde. D’accord ? Et interdiction de regarder avant. J’ai préparé une surprise pour mon anniversaire mais je n’ai pas eu le temps de terminer avant, c’est pour ça que ce sera un peu en retard. Allez, s’il-te-plaît, dis oui…

- Oui, soupira Maïwenn. Mais pourquoi ne pas me les donner à l’école ?

- Oh, euh… ça doit rester une surprise, d’accord ? Tu promets ?

- Oui, croix de bras, croix de faire, si je mens j'vais en enfer !

Maïwenn adorait s'abandonner à des bêtises enfantines.

- Merci beaucoup. Alors à tout’ à l’heure !

- Bye Sélène !

Aussitôt la porte refermée, le sourire de Sélène s’évapora dans un souffle. Enfin. Plus aucun obstacle ne la séparait de la falaise. Une petite dizaine de minutes plus tard, Sélène déposa son vélo à côté d’une maisonnette, bien en évidence, mais cadenassé. Maïwenn, si elle s’acquittait correctement de sa tâche, pourrait le récupérer dans une semaine environ.

Sélène arpenta le sentier étroit jusqu’au bord de la falaise. Celle-ci se découpait, brisée par les flots, le vent, les marées. Une mince bande de sable s’étirait sur quelques mètres ; c’était l’endroit parfait. La brise restait fraîche malgré le soleil qui se levait dans son dos. Mentalement, Sélène se repensa aux événements qui l’avaient menée au bord de ce gouffre. Les après-midis jeux. Le Miroir du Riséd. Léo. La confiance. L’espoir. La douloureuse réalité.

Cela faisait bien trop longtemps qu’elle se trouvait au bord du précipice ; à elle de trouver le courage d’y sauter. Pourtant, seule la douleur la poussait vers les rochers. Trois mois déjà que Sélène endurait un supplice. Le froid était mordant, glacial. Encore un rappel de ses illusions passées ; au moins, à l’époque, elle était heureuse.

Elle approcha de la falaise à petits pas mesurés. La jeune fille voulait émettre consciemment ses dernières pensées. Ni de dernier regard en arrière, ni de dernière inspiration. Juste trois mots et un prénom, murmurés au vent pour être perdus à jamais. « Je t’aime, Léo. » Elle s’approcha encore. Toujours plus proche, toujours plus téméraire. Il ne restait plus que quelques secondes. Quelques instants encore, et la douleur serait partie. Elle se serait envolée pour toujours vers un monde meilleur.

Le monde continuerait de vivre, le soleil de se lever, les saisons de s’enchaîner. Les collégiens d’aller à l’école, les mamans d’allaiter leurs petits, les jeunes amoureux de s’embrasser. Simplement, ils le feraient sans elle.

Elle sauta en contrebas, vers les rochers qui lui tendaient les bras. « Je t’aime » furent ses dernières pensées avant de disparaître pour toujours.

Maïwenn

Quelques minutes plus tôt…

- Tiens, c’est bizarre, quand même. Maman, qu’en penses-tu ?

Maïwenn n’obtint pour seule réponse que le bruit de la douche et du rock en fond sonore.

- Bon, très bien.

Elle gravit les escaliers pour ranger le sac dans sa chambre lorsqu’une enveloppe à son nom lui sauta aux yeux. La jeune fille ne pouvait pas trahir Sélène, mais celle-ci n’en saurait rien, après tout. Maïwenn se savait curieuse mais ne pouvait s’empêcher de savoir. Alors, les mains tremblantes, elle s’empara de l’enveloppe et, à l’aide de son coupe-papier, l’incisa délicatement. « Chère Maïwenn… » pouvait-on lire sans en sortir le papier. Alors, elle sortit la lettre et commença sa lecture…

 

Chère Maïwenn…

Si tu lis ces mots, alors je ne suis plus là. Je sais que nous ne sommes pas réellement proches, tu es là mais sans l’être vraiment. Ce n’est pas un reproche, d’autres ont être présents. Pas assez, peut-être. De toute façon, ils n’auraient pas pu me sauver. Enfin. Je sais aussi que ton absence te permettra d’aller jusqu’au bout et ton vécu de comprendre ce que j’ai fait, mais surtout pourquoi… Je t’ai choisie, toi, alors s’il-te-plaît, aide-moi.

 Toutes ces lettres que tu vois sûrement, j’aimerais que tu les distribues, toutes. Elles contiennent mes derniers mots, mes dernières volontés. Je souhaiterais aussi que tu t’occupes de distribuer mes affaires personnelles (la liste se trouve sur l’autre feuille) aux personnes que j’aime. À toi, je te donne mon collier d’Agate abricot.

S’ensuivaient alors tous les détails de sa mort ; la crémation, ses vêtements, les chansons qui accompagneront la cérémonie, son épitaphe (Morte pour vivre). Puis, un dernier paragraphe s’ensuivait :

Maïwenn… J’espère que tu comprendras mon geste sans toutefois devoir le vivre pour ça. Tu sais, la vie est fourbe et cruelle mais remplie de merveilleuses choses. Je n’ai pas su les apprécier à leur juste valeur, car sinon je serais encore de ce monde, et non pas au bas de la falaise. Mais toi, apprends à les aimer, tous ces petits plaisirs, et avance, va de l’avant, soi toi-même. Tu es une personne formidable et la vie vaut la peine d’être vécue.

J’apprécierais vraiment que tu t’occupes de ma mort, mais si tu ne t’en sens pas capable, je comprendrai de là-haut. Là où je suis. Prends également soin de Léo. Je l’aime trop pour prendre le risque de le détruire.

Merci pour tout,              

Sélène         

Maïwenn était glacée. Ses mains tremblaient si fort qu’elle peinait à maintenir la lettre entre ses doigts. Toutes ces enveloppes n’étaient pas pour son anniversaire mais pour sa mort. Son suicide. Sans perdre de temps, Maïwenn s’élança dans la cage d’escaliers.

- Maman ! Tu peux appeler le collège pour dire que je serai en retard… Oui merci ! Non ne t’inquiète pas, il faut juste que je vérifie quelque chose… Oui je t’appelle dès que j’ai du nouveau… Oui c’est peut-être Sélène, je n’en sais rien… Je reviens dès que je peux… Merci Maman, à plus… Oui je serai prudente… Gros bisous.

Tout en parlant, la jeune fille s’était emparée de son téléphone portable et avait enfilé une paire de basket, ainsi que son imperméable. « Réfléchis, s’intimait-elle, réfléchis. Où peut se trouver Sélène ? » Son amie avait parlé d’une falaise. Où, à proximité, y en avait-il ? Déjà sur le perron, la Pointe de Pen Hir s’imposa dans son esprit. Oui, c’était évident. Très proches de là où habitait Maïwenn, il fallait forcément commencer par là ; ensuite, la jeune fille aviserait.

Au pas de course, l’amie de Sélène parcourut le court kilomètre qui la séparait de cette falaise. A bout de souffle, Maïwenn aperçut rapidement le vélo bleu clair de Sélène, abandonné près d’un arbre. La jeune fille ralentit en s’approchant encore, avant de s’arrêter brusquement, à un mètre du bord du gouffre. Elle ne pouvait pas voir en contre-bas, vers ces rochers qu’elle avait tellement admirés plus jeune. Soudain, se pencher vers les rochers, sa mère lui hurlant de faire attention, prenait une tout autre signification. Peut-être qu’en bas se trouvait le corps de Sélène empalé sur les rochers, ou échoué sur la maigre bande de sable.

Maïwenn prit une grande inspiration et avança d’un pas en regardant le ciel gris. Puis, prenant son courage à deux mains, baissa les yeux. Effectivement, en contre-bas se trouvait Sélène, un mince filet de sang s’écoulant du coin de son œil droit. Morte. Il était trop tard.

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