Vingt-et-un - En noir et gris

Notes de l’auteur : Les couleurs dans un monde en noir et blanc sont, bien entendu, des trésors inestimables qu'il faut savoir préserver.
Maxence Fermine

Le monde était subitement devenu gris. Les couleurs existaient, bien sûr, mais au regard de Sélène, seules les nuances du noir et du blanc semblaient présentes. La nuit était déjà tombée, nappant le ciel d’un noir d’encre. Des nuages cachaient les étoiles ; la nue paraissait aussi vide que Sélène. Celle-ci, avachie sur le canapé, observait par la fenêtre sans pour autant voir quoi que ce soit. Peut-être qu’au-dehors, le vide faisait moins mal ? Peut-être que tout s’effacerait si elle quittait la maison, cette prison de douleur ?

Sélène n’en savait rien. À côté d’elle, dans le fauteuil, Léo parlait avec son frère et Coralie. La conversation était animée, pourtant Sélène n’en comprenait pas le sens. Chaque mot lui parvenait distinctement, s’enfonçant dans son esprit comme autant de pointes, néanmoins son cerveau ne parvenait pas à les comprendre ; à la place, d’autres fragments de phrases tourbillonnaient dans son esprit. Scelle tes charmes. Non. Ça va ? Je suis désolé. Si seulement elle pouvait faire taire ses pensées. Si seulement elles étaient inexistantes.

Sélène passa le reste de la soirée avec un voile sur les yeux. Seuls des souvenirs flous restaient présents dans son esprit. Chaque bouchée lui faisant mal. Chaque mouvement lui coûtant un effort surhumain. Chaque regard étant un supplice. Elle ne tenta même pas un regard à Léo. Son monde s’était écroulé. Sélène n’avait plus réellement de raisons de vivre. L’ancien monde était peuplé de rêves. Ce monde-ci n’était plus que cauchemars ou nuits sans rêves.

Ce soir-là, Sélène s’endormit rapidement. Trop fatiguée pour écouter ses pensées, elle s’enferma au plus profond d’elle-même et dormit d’un sommeil agité. Pourtant, ce fut la première fois depuis des mois qu’elle ne fit aucun rêve. Pas de balançoire. Pas de mer agitée, ni de vent, ni de jeune fille qui courait vers sa silhouette. Celle de Léo. A la place, seul le noir occupa sa nuit.

<3

Le lendemain matin, la jeune fille alla à l’école comme tous les jours précédents. Rien n’avait changé, et pourtant tout lui paraissait différent. Les personnes se bousculant dans les couloirs. Le brouhaha ambiant. Les escaliers qui semblaient d’ordinaires interminables. Sélène effectuait les gestes du quotidien comme un robot. Prendre le bus. Parler à ses amies. Elle avait l’impression que le monde s’était arrêté, pourtant le temps continuait d’égrener ses minutes. La jeune fille avait l’impression de voir le monde depuis le ciel. Elle se voyait elle-même, évoluant dans ce monde gris.

Sélène croisa Chloé dans un couloir, mais celle-ci était accompagnée d’Emma, alors elle passa son chemin. Sélène ne put s’empêcher de sourire - un sourire factice, qui lui sembla pourtant si réel - en la croisant. C’était sans doute la seule fille de l’établissement au courant que la jeune fille avait une nouvelle à lui annoncer, bonne ou mauvaise. Cependant, Chloé ne s’y trompa pas : derrière ce sourire couvait une infinie tristesse. « Les yeux sont le miroir de l’âme » disait Cicéron. A peine Sélène fut entrée en classe que Chloé revint lui demander :

- Alors ? Sa réponse ?

Chloé n’eut pas besoin d’entendre la réponse de son amie. Elle avait pris les mains de Sélène dans les siennes, essayant tant bien que mal de la soutenir.

- Tes mains tremblent. Tu es sûre que ça va ?

- Oui. Oui, oui, ça va.

Chloé voyait bien que Sélène mentait. Mais au-delà de l’évidence, elle se rendit compte que Sélène se mentait aussi à elle-même. Ou alors, elle ne se rendait pas compte de la signification de la tristesse.

- Arrête. Tu vois bien que ça ne va pas.

Alors, Sélène tenta de lui raconter les événements de la veille. Mot après mot, construisant tant bien que mal une histoire ayant du sens. Sans stylo, la jeune fille était perdue. Les mots se mélangeaient dans sa tête, se confondait pour n’en former qu’un : non. Le refus de Léo résonnait encore et encore dans son crâne, infini. Était-elle condamnée à l’entendre indéfiniment ?

<3

Ce matin-là, en cours de français, Mme Gasser leur donna le nouveau thème, qu’ils allaient travailler pendant cinq à six semaines de cours.

- Chaque semaine, vous devrez écrire un poème de différentes manières, en respectant les points vus en classe. Voici le dossier avec toutes les consignes.

Poème en anaphore, poème-recette, acrostiche, portrait chinois… Sélène semblait à la fois emballée et… Finalement, qu’est-ce que ces poèmes allaient changer à sa vie noire ? A la fin du cours, Mme Gasser interpela Sélène :

- Sélène ? Tu peux venir deux secondes dans le couloir avec moi s’il-te-plaît ?

La jeune fille suivit sa prof dans le couloir. Qu’avait-elle bien pu remarquer ? Sélène avait pris grand soin de ne rien laisser paraître ; avait-elle échoué ?

- Est-ce que ça va ? Il s’est passé quelque chose ? Tu veux m’en parler ?

Sélène se sentait très proche de Mme Gasser. Après tout, c’était grâce à elle que… que Léo… Elle ne pouvait formuler clairement ces pensées. C’était trop difficile. Un flash surgit dans sa tête : un cahier bleu clair, recouvert de citations. Son Carnet Créatif. Elle écrivait à l’intérieur au stylo pourpre, un texte qui allait changer le court de sa vie. Le Miroir du Riséd. Pouvait-elle faire confiance à Mme Gasser ? Oui. Elle savait tout, alors autant qu’elle connaisse également la fin de la vérité.

- Je… je ne sais pas. Je ne sais plus rien, Madame… Je veux partir d’ici. M’enfuir. M’envoler.

Ses mots étaient précipités, indistincts. Elle ne savait plus rien. Sa professeure le remarqua sans doute, toutefois elle ne posa aucune question, malgré son incompréhension.

- Ça va aller, lui dit-elle d’un ton réconfortant en voyant la détresse de la jeune fille. Tout va bien se passer. C’est fini.

Une main sur son épaule, Mme Gasser réussit à décrocher un petit cœur de son énorme porte-clefs. Seule une moitié brisée du cœur pendait à la chaînette en argent. L’autre moitié était restée accrochée avec la mini Tour Eiffel et un autre pendentif en forme de chausson de danse.

- Tu me le rendras quand ton cœur sera de nouveau entier.

Sélène accepta ce cadeau d’un hochement de tête, la gorge trop nouée pour pouvoir prononcer un mot. Mme Gasser comprenait sans avoir besoin des mots, et c’était ce qui incitait le plus Sélène à lui faire confiance.

Léo

J’ai observé Sélène, pour voir comment elle réagissait. Elle a très bien caché sa tristesse, d’ailleurs, mais des petits signes la trahissent. Son regard vide, que je surprends  quand elle me regarde sans toutefois me voir. Ses mains tremblantes, parfois. Elle parle, elle rit, elle vit, mais sans une once de bonheur. On dirait qu’on lui a enlevé sa raison de vivre. Ce n’est pas ça, quand même ? Ça ne pouvait pas être moi ? Non. Un chagrin d’amour est difficile à vivre, mais facile à surmonter après quelques semaines. Il faut que je lui laisse du temps.

Tout au long de la semaine, je l’ai observée raconter la journée de dimanche à ses amies. Elles parlaient entre elles, et soudainement, une de ses amies la prenait dans ses bras, ou lui adressait un regard rempli de pitié qu’elle n’interceptait pas. C’est ce que je déteste le plus, je crois. Ces regards remplis de pitié, comme si elle venait de perdre quelqu’un qui lui était cher. Mais ce n’est pas possible, n’est-ce pas ? Elle n’a perdu personne, et si c’était le cas, ça ne peut pas être moi. Moi, je suis encore vivant. Vivant, comparé à elle.

Je crois que je comprends sa douleur. Pas réellement, mais je l’éprouve aussi un peu. Une infime partie de sa tristesse. J’ai envie de lui parler, pourtant je n’en fais rien. Ça ne servirait qu’à remettre de l’huile sur le feu. Il faut que je la laisse vivre, à tout prix. Elle comprendra, un jour. Je voulais juste la protéger, ne pas lui offrir un amour que je n’éprouve pas. Pourtant, Dieu sait combien je souhaite la défendre de moi-même ! La bercer dans mes bras, jusqu’à qu’elle retrouve l’étincelle qui brillait dans son regard quand elle me regardait au début. Lui murmurer des mots doux, jusqu’à ce qu’elle s’endorme d’un sommeil paisible. Je ne ferai rien ; je n’ai plus ce droit, et encore moins le devoir. Je dois la veiller de loin. Elle doit se débrouiller seule.

Léo

Une semaine plus tard

- Léo ? Je peux te parler une minute ?

Comme j’opine de la tête, Sylane continue.

- Suis-moi, s’il-te-plaît.

La dernière fois qu’une fille m’a demandé cette faveur, ça s’est très mal terminé. J’espère… Non, je ne sais pas ce que j’espère. Juste que ça ne finisse pas comme la dernière fois, je crois.

- Est-ce que tu veux sortir avec moi ?

C’est net, c’est direct. Et c’est aussi la pire question qu’elle pouvait me poser en ce moment. Et ça finira exactement comme la dernière fois…

Léo

Attends. Stop. Tu ne peux pas refaire la même erreur, même si ça n’en était pas vraiment une. Peut-être que Sélène ne mérite pas que je sois avec elle si je ne l’aime pas, ou en tout cas pas d’un amour amoureux, mais blesser deux filles en l’espace de dix jours… Non, je ne peux pas. Je dois accepter. Sélène s’en remettra, non ? Elle comprendra que je ne l’aime pas vraiment. Que je désire juste la protéger. En plus, je ne sais pas de quoi Sylane est capable ; je ne la connais pas assez bien. Ai-je seulement le choix ?

Et puis… même si je ne l’avouerai probablement jamais à Sélène, je souffre de la voir comme ça. Je ressens sa douleur, écho de la mienne… Sylane me distraira. Sylane me distraira de la culpabilité qui m’oppresse, qui déchire mon cœur. Avec un peu de chance, elle ne se rendra pas compte qu’elle ne vaut rien pour moi, ou alors elle s’en fout royalement. Alors, je vais lui dire oui, pour pouvoir… Faire ma bonne action ? Non. J’aurais dû la faire avec Sélène.

Léo

- Oui. Ça me va. Mais tu veux…

Sylane ne tarde pas à m’embrasser. Je découvrirai plus tard qu’elle est une véritable peste qui ne perd rien pour attendre. Ma « petite amie » (quelle drôle d’expression. Quand j’imagine ces mots, je pense toujours à Sélène. Stop. Je suis là pour oublier cette histoire. Sylane m’aidera à aller de l’avant.) m’a accordé un baiser long, fougueux, auquel seule elle a pris plaisir. Je n’ai pu seulement me laisser guider par ses lèvres, désirant les quitter le plus rapidement possible, pensant tout du long à Sélène. Sélène, à qui j’ai refusé ce plaisir. Sélène, que je rêve d’embrasser comme Sylane le fait si bien. Sélène, à qui je veux rendre le sourire. Que je veux rendre heureuse en restant à ses côtés.

Mais c’est trop tard. J’ai perdu ma seule chance. La vie est comme ça. Tu n’as pas le choix d’avancer, peu importe ce que tu laisses derrière. Malheureusement, je l’ai compris à l’instant où je l’ai abandonnée dans cette petite pièce, envahie par son unique meuble trônant en son milieu. Peut-être que je n’aimais pas Sélène. Peut-être que sur le moment, ma décision semblait la bonne. Je veux la protéger, à tout prix. Mais peu importe. Il est trop tard. Je ne peux pas revenir en arrière. Elle compte pour moi, mais elle ne le saura jamais.

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