Vingt-deux - Bouh

Notes de l’auteur : Vivre les mots au-delà de leur sens. Vivre les sens au-delà de leurs maux.
Dominique Meunier

Sélène s’avança vers le portail, le cœur battant la chamade, les mains tremblantes. Le mois était passé si rapidement. Trop rapidement. Le refus de Léo se rejouait sans cesse dans sa tête, et pourtant, elle était déjà sur le pas de la porte, pour l’affronter à nouveau. En avait-elle la force ? Quoi qu’il-en-soit, Sélène n’avait pas le choix.

La jeune fille franchit le portillon, précédée par son père. Celui-ci appuya sur la sonnette, bientôt suivie des éternels aboiements de Gipsy - ce chien n’apprendrait donc jamais à ne pas manifester sa joie. Sélène s’avança dans la cuisine, les bras chargés d’une quiche lorraine. Elle avait l’impression d’être un robot, qui avançait, souriait, écoutait, parlait. Surtout, surtout ne pas penser à Léo… Peut-être devenait-elle folle ?

- Salut Sélène ! Comment vas-tu ?

Yves se tenait devant elle, un grand sourire fixé sur ses lèvres. Pourtant, un fugace éclair d’inquiétude passa dans ses yeux. Avait-elle rêvé ?

- Bien, et toi ?

- Mais très bien ! On a un temps merveilleux, en plus !

- Venez autour de la table ! Café, thé, jus de fruits…

 - Ils s’installèrent tous autour de la table en chêne sous l’invitation de Corine. Mathis, le cousin des Sherwood, était présent, pourtant, il n’y avait pas trace de Léo. Sélène eut rapidement une réponse de la part d’Yves :

- Normalement, mon frère vient déposer Léo et reprendre son fils vers dix-sept heures…

Sélène souffla un bon coup ; elle ne verrait pas Léo jusqu’à cinq heures, car il était chez son cousin. Ils commencèrent alors à jouer, un Wazabi, jeu de dés dont il faut se débarrasser le plus vite possible. Ses doigts agitaient les dés, ses mains tenaient les cartes. Une partie de son cerveau réfléchissait aux actions qu’elle allait jouer. Pourtant l’autre partie, celle qui dirigeait et analysait les émotions, s’était comme… déconnectée. Sélène riait parce qu’elle savait qu’il fallait rire. Sélène souriait parce qu’elle savait que le soleil illuminait les journées des autres… mais pas la sienne. Tout semblait gris, froid, vide.

Sélène était allongée sur le canapé du salon, d’où elle pouvait suivre les conversations de la grande table, lorsque la sonnette retentit à nouveau. Gipsy bondit de son tapis attitré pour se diriger vers la porte d’entrée qui s’ouvrait déjà, laissant entrer Léo, son cousin et le père de celui-ci. Son cœur manqua un battement alors qu’il posait les yeux sur elle. Sélène se détourna avant qu’elle ne puisse y lire de la pitié ou une quelconque émotion dont elle se passerait bien. En particulier de l’indifférence.

Mais non. Il ne prononça pas un mot à son attention, fit exactement comme si elle n’existait pas. C’était douloureux, mais Sélène préférait cette distance. Cette distance à la place de sa présence. De ses paroles. De l’attirance qui ne cessait jamais.

- Sélène ! Tu viens jouer avec moi à Pirates ? S’il-te-plaît…

Bruno détourna l’attention de la jeune fille, un bref répit dans ses pensées…

- Arrête de l’embêter, intervint Corine. Venez plutôt jouer à un Mysterium avec tout le monde.

Le jeu se passa sans encombre. Sélène, se concentrant pour ne pas laisser ses yeux dériver sur la personne qui lui faisait face, n’eut heureusement pas de mal à trouver le coupable, le lieu et l’arme du crime. Finalement, ils réussirent tous à aider le fantôme, incarné par Corine.

Peu après la fin du jeu, les Sherwood et les Gavillet, d’un commun accord, décidèrent de souper tôt pour pouvoir ensuite faire un dernier jeu avant de partir. Le lendemain, l’école reprenait, et les adultes partiraient tous travailler, c’est pourquoi ils ne souhaitaient pas faire trop tard. Les adultes commencèrent l’apéro alors que les enfants, volant quelques chips au passage, avaient entamé une partie de cache-cache. Celle-ci rappelait beaucoup de souvenirs à Sélène, pourtant elle les chassa sans pitié. Les regards échangés, les coups d’œil en coin, les lettres, elle balaya tout d’une magistrale claque mentale. La jeune fille n’avait pas versé une seule larme depuis la dernière après-midi jeux, elle n’allait pas commencer maintenant ! Même si c’était difficile, même si elle aurait voulu se réfugier dans les bras de Léo pour pleurer, même si c’était la faute de celui-ci.

- Sélène ! Sors de derrière le canapé ! De toute façon, tu es la dernière…

Combien de temps s’était-il écoulé depuis qu’elle s’était cachée parmi les adultes ? En aucun cas elle se trouvait derrière le canapé. Simplement, Mathéo en avait visiblement ras le bol de la chercher ; alors qu’elle se trouvait juste sous son nez.

- Hey, Mat, tu sais que Sélène est avec les adultes ? retenti la voix grave de Léo.

La jeune fille sortit innocemment de sa « cachette », les autres s’esclaffant à côté d’elle. Seul Mathéo semblait légèrement vexé, ce que Léo ne manqua pas de remarquer :

- Pas besoin de faire cette tête ! De toute façon, tu ne nous trouves jamais quand on est sous ton nez, alors je ne vois pas pourquoi aujourd’hui aurait échappé à la règle !!!

- Les enfants, mettre la table ! leur intima Yves, ce qui coupa court la réponse que Mathéo allait balancer à son frère.

Ils s’exécutèrent de bonne grâce. À force des nombreux repas partagés, les filles Gavillet savaient où se trouvaient assiettes, couverts et verres. Ils passèrent à table et dégustèrent les éternelles quiches de Corine et Philomène. Après le repas, alors que tous discutaient du choix du jeu suivant, affalés sur les chaises, une tasse de café à la main, Sélène se leva de table et sortit par la baie vitrée du salon prendre l’air, prétextant aller aux toilettes. La proximité de Léo la faisait suffoquer, et elle n’aurait pas tenu très longtemps encore à repousser toute pensée susceptible de la faire souffrir.

Dehors, Sélène s’accouda sur la balustrade. Les Sherwood avaient récemment investi pour refaire tout le jardin, et il y avait désormais un petit balcon qui menait à une terrasse grâce à un escalier qui s’enroulait légèrement sur lui-même. Pourtant, Sélène ne prêta pas attention à ce qui l’entourait. Le ciel noir d’encre, au-dessus d’elle, était illuminé d'étoiles. Le froid de la nuit mordait sa peau ; le vent vif caressait la moindre partie découverte de son corps.

Le vide la dévorait. Si Sélène pensait à quelque chose - ou quelqu’un - en particulier, elle ne s’en rendait pas compte. Ses pensées tourbillonnaient, pourtant la jeune fille ne parvenait pas à en saisir une seule. Elles étaient trop rapides, trop fourbes. Plongée dans un profond abîme, elle n’entendit pas la porte-fenêtre s’ouvrir, et encore moins la personne qui se faufilait déjà dans l’air glacial de cette nuit de novembre. Sélène sursauta en reconnaissant la voix de Léo :

- Bouh.

Léo

Je n’ai pas voulu lui faire peur, pourtant Sélène a quand même sursauté. Peut-être n’aurais-je pas dû tenter cette approche, mais c’est trop tard. Les autres pensent que Sélène est aux toilettes, et moi dans ma chambre pour vérifier si j’ai fini mes devoirs. Mais j’ai bien vu qu’elle ne s’est pas dirigée vers l’entrée, et j’avais cru entendre la porte-fenêtre, alors je suis allé voir. Bingo. D’accord, je n’ai pas réfléchi à ce que j’allais dire, et j’aurais pu faire mieux. Mais de toute façon, c’est trop tard, je ne peux pas remonter le temps.

Sélène a à peine tourné la tête. Son masque est tombé. Sous son regard d’ordinaire impassible, je décèle ce soir une douleur que je ne peux qu’imaginer. Une flamme brûle dans ses yeux, celle de la tristesse. Se rend-elle seulement compte de ce qu’elle ressent ? Soudain, j’ai peur pour elle. Peur de ce qu’elle pourrait s’infliger. Mais Sélène est intelligente, n’est-ce pas ? Elle sait que se faire du mal n’arrangerait rien. Je dois lui faire confiance là-dessus. Sur tant de choses, d’ailleurs.

J’aurais voulu dire tellement plus. J’aurais voulu m’excuser pour ce que j’ai fait, les mots que j’ai prononcés, les actes qui sont les miens. J’aurais voulu tout lui dire. Pourtant, je ne lui ai rien dit de tout ça. Je me suis simplement accoudé à la barrière à ses côtés. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? On est longtemps restés comme ça, Sélène et moi. Très longtemps. Trop longtemps. Je n’aurais pas dû lui infliger ma proximité, alors qu’elle semblait vouloir fuir ma présence. Pourtant, elle n’a pas eu la force de me repousser. J’aurais voulu passer un bras autour de ses épaules, sans pour autant l’oser. Je lui aurais fait tellement plus de mal que de bien. J’espère que ma présence la réconforte, mais je n’en crois rien. Après tout, c’est moi le méchant, dans l’histoire, non ? Et ce même si je souhaite la protéger d’elle-même. J’espère qu’elle a compris que ce n’était pas un simple « bouh ». Qu’il représentait beaucoup plus. Tellement plus. J’espère qu’elle saisit le regret qui emprunt ma voix.

<3

Que faisait-il ici ? Que voulait-il lui dire ? Pourquoi Sélène ne pouvait-elle pas fuir ? Fuir cette personne à côté d’elle. Fuir la vie qu’elle menait. Fuir la blessure dans son cœur. Cette blessure que Léo venait de rouvrir, pour y saupoudrer des grains de sel. Ça piquait, ça brûlait. Son cœur s’embrasait. Se réduisait en cendres. Ça faisait mal, tellement mal. Mais que pouvait-elle faire, mis à part supporter la douleur le temps qu’elle passe ?

Sélène n’accorda plus un mot à Léo. Elle avait peur de fondre en larmes chaque fois qu’elle le regardait, alors lui parler… La soirée se finit comme ça, dans le silence et la douleur. Les autres discutaient, riaient, mais n’étaient au fond qu’un gigantesque tourbillon de couleurs et de sons auxquels Sélène ne prêta pas réellement attention. La jeune fille voyait bien que Léo se faisait du souci, pourtant elle ne tenta pas de le rassurer : à quoi bon lui mentir ; autant qu’il sache la vérité. Cette vérité qu’elle enfouissait inconsciemment sous ses faux sourires, mais que ses yeux trahissaient.

Léo était rentré le premier, après un échange assez houleux. Un échange de regards, de gestes, de non-dits. Un échange qui n’en était pas vraiment un, sans aucun mot hormis le premier, auquel elle n’avait pas eu la force de rétorquer. Désormais, Sélène avait encore plus de questions. Des questions qu’elle n’avait pas osé lui poser.

<3

Rappelle-toi les vagues agitées par le vent,

L’océan déchaîné d’ordinaire si calme.

Rappelle-toi les nœuds de mes cheveux bouclés

Et le temps que tu as pris pour les démêler.

 

Rappelle-toi ces temps passés, où le futur

Avait l’air d’un conte de fée ; l’éternité.

 

Rappelle-toi ce baiser que tu m’as donné

Dans l’air salin de la plage endormie.

Rappelle-toi, tu étais inconscient des causes,

Mais surtout des conséquences de ce baiser.

 

Rappelle-toi, Chris, après, tout s’est envolé :

Tous mes rêves et leurs illusions se sont enfuis.

 

Rappelle-toi, c’est à cause de cet unique

Homme : toi. Tu m’as repoussée, murmurant : « Pars ».

Rappelle-toi, il a déchiré mes tympans,

Laissant ruisseler les larmes sur mes joues et,

 

Rappelle-toi, ce jour-là, tu m’as brisée de

L’intérieur, anéantissant mon cœur meurtri.

 

Dès lors, je n’ai plus jamais été identique.

Rappelle-toi, c’était mon tout premier baiser.

Tout, tout a été brisé à cause de toi.

N’oublie jamais ce qu’a reflété mon regard.

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Extrait du dossier de poésie de Sélène,

Rappelle-toi, poème en anaphore

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