Vingt - Un monde sans couleur

Notes de l’auteur : Il y a des larmes qui ne coulent pas de nos yeux parce qu'elles deviennent des cicatrices dans nos cœurs.
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- Ça va ?

Sélène ne sut quoi répondre. Est-ce que ça allait réellement ? Non. La réponse à cette question semblait invariable depuis bien trop longtemps. Il fallait en finir, quitte à accepter une bien triste vérité. Quelle ironie que Léo lui pose cette question. Il aurait pu connaître la réponse. Sélène aurait voulu qu’il la connaisse. Quels devaient être ses mots ? Ceux qu’elle servait à tout le monde ou la vérité ? Sélène ne choisit pas. À la place, elle utilisa la facilité en contournant le problème : la jeune fille ne répondit pas. Ces deux premiers mots étaient le début d’un enfer, un enfer que Sélène voulait obtenir à n’importe quel prix.

- Je… Suis-moi.

Visiblement, Léo avait compris. Compris l’importance de ses paroles. Compris que c’était la fin. Compris qu’il devrait satisfaire le désir de Sélène, au détriment des conséquences. Il la suivit sans poser de questions, preuve invisible de son approbation. Il savait ce que Sélène voulait. Il connaissait la suite des événements, contrairement à la personne qui le précédait.

Léo

Sélène m’emmène dans le grenier, près de son piano. Je n’y suis jamais entré, mais je suis presque certain de ce que j’avance. En effet, cette fille, qui m’a tant remis en question, me précède dans la pièce. Au milieu, un superbe piano impose le respect. Ses touches m’invitent à les caresser, pourtant je m’abstiens, de peur de déstabiliser Sélène. Elle est déjà dans tous ses états alors que je n’ai même pas commencé à parler ; je ne sais pas ce que ce sera après… Des cartons disparaissent derrière des rideaux en velours, alignés près d’un mur, et les trois autres pans de la pièce sont occupés par de hautes étagères, remplies de livres à en déborder. Si je ne me trompe pas, ils appartiennent tous à Sélène. Cette pièce inspire la richesse, alors que ce n’est qu’une façade, j’en suis presque certain. C’est un piano de deuxième main, et le velours vient de la grand-mère de Sélène, une ancienne couturière, en tout cas d’après ce que m’a dit Maman. Elle ne sait d’ailleurs pas ce qui est en train de se passer, contrairement à Papa. Il a remarqué que nous nous éclipsions, Sélène et moi, et a légèrement incliné sa tête pour me souhaiter bonne chance.

Sélène ferme la porte et s’y adosse. J’ai l’impression qu’elle s’y appuie parce que ses jambes tremblent. Elle redoute la suite autant que moi, ce qui n’est pas peu dire. Comment va-t-elle réagir ? Je sais qu’elle est forte, mais elle m’attache tellement d’importance que… Mieux vaut ne pas y penser.

- Je t’écoute.

C’est le moment. Advienne que pourra. Alea jacta est.

- Bon, commencé-je d’un ton résigné. Je ne t’ai pas répondu car j’ai vu ton mail tard le soir, et je n’ai pas eu le temps de te répondre.

Elle devait déjà s’en douter, sauf que je ne sais pas par où commencer sinon. Je ne peux pas lui balancer la vérité et m’en aller comme ça. Je ne peux pas la laisser. Et de toute façon, la sortie est bloquée par Sélène. Mes paroles sont inutiles, elle a déjà compris, je le vois à son regard. Pourtant, Sélène reste impassible, et moi je continue à parler. Quelqu’un qui ne la connais pas aussi bien que moi ne se douterait de rien, mais je sais ce qui est en train de se passer. Elle a besoin de quelques secondes avant d’opiner de la tête ; c’est comme si mes paroles prenaient plus de temps que normal pour parvenir à son cerveau.

- Ensuite, en septembre, quand je t’ai rendu ton cahier, je ne savais vraiment pas. Je suis désolé, mais… non. 

Je fais exprès de lui parler d’un cahier et non pas de son Carnet Créatif. J’espère qu’elle se concentrera là-dessus plutôt que sur le reste de mes paroles.

Subitement, la couleur disparait de ses traits ; elle est pâle comme la mort. La petite lueur d’espoir qui brillait dans son regard il y a quelques secondes a totalement disparu. Je ne la reconnais pas. Qu’ai-je fait ? Sélène ne pleure pas, n’esquisse pas un mouvement, n’essaie pas non plus de cacher ses sentiments. Pourtant, Dieu seul sait ce qu’elle ressent à ce moment précis. Je ne peux qu’imaginer ce qui se passe dans sa tête. Silencieuse, immobile et blafarde, j’ai la cruelle impression de l’avoir tuée. Les seules choses qui me prouvent le contraire sont le clignement de ses yeux et le mouvement de ses épaules à cause de sa respiration saccadée. Je me sens impuissant, tellement impuissant. Mais ce n’est pas le pire ; le pire, c’est de savoir que c’est ma faute, même si Sélène a aussi une part de responsabilité.

<3

- Je suis désolé, mais… non.

Voilà, c’était avoué. Sélène connaissait enfin la vérité. Le dernier mot résonnait dans ses oreilles, encore et encore. Elle aurait dû pleurer, crier, réagir. Elle aurait au moins dû ressentir une quelconque émotion ; tristesse, colère, injustice. Pourtant, la jeune fille n’éprouvait que du vide. Plus rien n’avait d’importance. Tout avait disparu, le piano, ses livres, la fenêtre, le bruit, Léo. Tout, hormis la citation sur le mur : « Scelle tes charmes. » Sèche tes larmes. Un extrait de La Passe-Miroir, qui régirait dorénavant sa vie. Un temps passa. Secondes, minutes ? Elle n’en savait rien. C’était toujours le vide en elle. Puis, se souvenant brusquement de Léo, elle dit, d’une voix frêle qui se voulait forte :

- Bien. C’est tout ce que je voulais savoir. Je te rejoins dans une minute.

Elle s’effaça pour laisser passer Léo. Sa tête bourdonnait de phrases sans aucun sens pour le moment ; leurs mots se répétaient à l’infini. Scelle tes charmes. Non.  Je suis désolé. Ça va ?  Vous iriez très bien ensemble. Bonne chance. Il faut que tu abandonnes. Cœur brisé. D’habitude, j’oublie, mais comme c’est toi…

Sélène s’approcha du piano, effleura quelques notes de ses doigts frêles, tremblants. Trois sons aigus s’égrenèrent dans le silence de la pièce. Elle n’entendait plus le bruit étouffé des conversations. Elle ne percevait plus rien, ses pensées prenant trop de place, mais ces quelques notes lui firent prendre conscience de la réalité. C’était fini. Terminé.

Une larme s’échappa de ses yeux, une seule. Elle roula sur sa joue, finissant sa course à la commissure de ses lèvres. Sélène s’écroula au pied du piano. Ses jambes tremblantes ne supportaient plus son poids. C’était le vide. Plus rien n’avait d’importance. Léo l’avait rejetée. L’avait brisée.

Léo

Ça fait déjà quatre minutes que Sélène s’est enfermée dans le grenier. J’aurais dû rejoindre les autres en bas, mais je ne peux m’y résoudre. Je ne peux pas la laisser seule, dans cet état, alors qu’elle paraissait si fragile. J’ai peur de ce qu’elle pourrait faire. Je suis encore dans le couloir, à observer cette porte close. Peut-être qu’elle ne s’ouvrira plus jamais.

- Sélène ?

Je n’ai pas pu résister. La distance qui nous séparait me semblait trop grande. J’ai doucement repoussé cette barrière, la découvrant au pied du piano. Elle ne pleure pas, mais quelque chose brille sur ses lèvres. Elle lève les yeux sur moi, et aussitôt ses traits revêtent la douleur. Ne me contemplant qu’une fraction de secondes, Sélène détourne son regard. Une tristesse infinie émane d’elle, qui n’était pas présente il y a quelques minutes.

Peut-être que je devrais m’agenouiller à ses côtés. Lui montrer que je suis présent. Peut-être même que je pourrais la prendre dans mes bras pour lui dire que la douleur s’en ira avec le temps. Peut-être devrais-je simplement poser une main sur son épaule.

Mais je ne fais rien de tout ça. Je ne fais rien de tout ça parce que j’ai peur des conséquences. Je viens de briser la première fille qui m’ait vraiment accordé de l’attention, et je suis bien incapable de la consoler. Mon instinct de grand frère se réveille, j’ai envie de la protéger de tous les malheurs du monde, et pourtant c’est moi qui ai causé tout ça.

- Va-t’en.

Ça fait mal. Vraiment. Soudain, la culpabilité m’assaille. Je savais qu’elle viendrait un jour ou l’autre, mais pas tout de suite. Les mots que Sélène a murmurés m’ont prouvé que je compte pour elle. Beaucoup. Mais je ne peux rien faire.

- Non. Viens avec moi.

Sélène se lève doucement. Elle chancelle un peu mais je n’ai pas le courage de la toucher pour lui apporter un appui. J’ai l’intuition que j’étais son soutien quand tout allait mal, et que je viens de lui ôter ce réconfort. Je ne peux sans doute pas tout comprendre, mais peut-être que je peux prendre conscience du quart de sa douleur. Je lui dois au moins ça, même si je ne peux pas le lui montrer.

<3

Léo était revenu. Non, ce n’était pas possible. Pas après ce qu’il lui avait fait. Pourtant, il lui intimait de venir. Sélène n’avait pas le choix. Elle se sentait peut-être vide, sauf qu’elle ne devait rien laisser paraître.

La jeune fille se releva lentement au prix d’un immense effort. Chaque geste, chaque mot prononcé lui donnait l’impression d’utiliser toutes ses réserves d’énergie. Elle suivit Léo dans le couloir, puis dans l’escalier. Le sol tanguait légèrement, mais Sélène ne s’en souciait guère. Pourquoi y accorder une quelconque importance ? Elle retournait dans un monde autrefois rempli de couleurs et de joie, désormais noir et gris, rempli de souffrance, de questions et de larmes invisibles. Un monde dans lequel elle ne pouvait plus sourire. Un monde sans Léo. Un monde sans espoir.

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