Trente-trois - Ciel bleu

Notes de l’auteur : Au-dessus des nuages, le ciel est toujours bleu.
Leslie Walton

La pluie martelait les vitres depuis plus d'une demi-heure, ne laissant aucun répit au conducteur du bus. Sélène suivait les traînées d'eau avec le doigt, comme une enfant. Elle était fascinée par cette tempête qui ne lui faisait plus du tout peur. A ses côtés, Léo discutait avec ses amis ; sa main tenait encore celle de Sélène. Ils ne s'étaient lâchés qu'à deux reprises. C'était comme une attache dans sa vie, où Sélène s’était sentie totalement perdue.

Encore maintenant, beaucoup de choses fuyaient sa compréhension. À peine soixante minutes plus tôt, elle réfléchissait à ses dernières heures avant sa mort, inévitable, lui avait-il semblé. Tout s’était précipité si vite ! La balançoire de ses rêves, que l’adolescente ne pensait jamais rencontrer réellement. Et puis Léo, sa voix, son regard, ses mots, ses bras, ses lèvres froides et pourtant si réconfortantes. Son cœur qui faisait écho au sien.

En l’espace de quelques minutes, il avait redonné à Sélène le goût de la vie et l’avait inconsciemment éloignée à jamais de la falaise. Sans compter que l’inconnu de la balançoire avait rassemblé enfin les morceaux éparpillés de son cœur aussi sûrement qu’un berger réunissait son troupeau. Quelle ironie de savoir que c’était lui qui l’avait brisé…

- Ça va ? chuchota Léo à son oreille.

Sélène se détourna de la vitre pour ramener son attention sur Léo. Il la dévisageait avec cette lueur protectrice. Son regard l’enfermait dans une bulle où rien ne pouvait l’atteindre. La tempête qui faisait rage dans sa tête s’était enfin tue.

- Je n’arrive pas à réaliser. C’est tellement… Pourquoi ?

Cette question était adressée plus à elle-même qu’à Léo, pourtant celui-ci fronça légèrement les sourcils et lui répondit :

- Quand je t’ai vue sur ce lit d’hôpital… Je me suis rendu compte que je ne pouvais tout simplement pas vivre sans toi. Et puis ces marques sur tes mains, tes poignets… Le pire est de savoir que tout est ma faute. C’est moi qui ai brisé ton cœur. Je ne comprends même pas la chance que j’ai de t’avoir à mes côtés en ce moment. Après avoir failli te tuer…

Sélène ignorait si les paroles de Léo avaient un double-sens, s’il savait que sa chute était volontaire, s’il mesurait la portée et la vérité brute de ses paroles. Elle voulut le questionner mais il ne lui en laissa pas le temps :

- Ce jour-là, pendant le fest-noz, j’ai eu tellement peur de te perdre ! Et chaque fois que je te revoyais, mon corps devenait incontrôlable, mes pensées, encore plus. Malgré Sylane, j’étais incapable de t’échapper. Tu es mon putain de soleil, Sélène ! Malgré tes blessures, tu brilles encore.

Léo s’octroya une brève pause, reprenant son souffle. Il conclut sur un ton plus doux, apaisant.

- Je t’aime. Je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne. Permets-moi de t’approcher, de connaître tes blessures, tes pensées. Autorise-moi à réparer ton cœur meurtri, parce que tu sais quoi, Sélène ? Je dégringolais vers toi sans pouvoir me retenir, je rejoignais irrémédiablement la créature fragile que tu étais devenue. Tu m’entraînais dans ta chute, et je ne pouvais te résister. Et il n’y avait que toi pour m’arrêter de tomber.

Il s’interrompit pour la regarder droit dans les yeux. Ses cheveux, encore humides, gouttaient irrégulièrement.

- Mais tu l’as fait. Après tout ce que moi, je t’ai fait subir, tu m’as tendu la main. Et moi, dit-il en remontant intimement la manche de son propre pull bleu-gris qui couvraient les épaules de Sélène, je me débrouillerai pour effacer toutes les cicatrices qui t’appartiennent. Au-dedans comme au-dehors.

Émue, l’adolescente prit quelques instants pour assimiler toutes ses paroles. Elle regarda Léo et troublée, se pencha vers ses lèvres pour l’embrasser encore. Sa bouche avait un goût si épicé, si doux, si rassurant… Sélène ne pouvait pas encore tout lui raconter mais un jour, elle se confierait réellement à lui, pas quelques phrases à la croisée des vents. Un jour, il saurait, mais ce ne serait pas aujourd’hui.

<3

Après un long trajet un car qui pourtant lui parut plus rapide qu’à l’aller, il fut temps pour Sélène de se séparer de Léo. Exactement comme lors de tous ces après-midis jeux, il lui manquait déjà alors qu’il n’avait pas franchi le pas de la porte. Comme si on lui retirait une partie de son oxygène.

- Alors, c’était comment, Guérande ?

Il faisait gris à Camaret-sur-Mer, ce qui était plutôt habituel. Philomène l’accueillit dans la maison avec son grand sourire coutumier. Sélène aussi était heureuse, même si c’était pour une tout autre raison dont elle ne pouvait pas parler. En effet, Léo et Sélène s’étaient fait une promesse, proposée par Léo :

- Pour nos parents… Ça te va si on ne leur en parle pas tout de suite ? A la prochaine après-midi jeux ou je ne sais pas… Mais on leur annonce ça ensemble, d’accord ?

- Je te le promets, avait murmuré Sélène avant de l’embrasser une dernière fois.

Donc impossible de parler à sa mère de Léo, de la balançoire. Alors patiemment, elle raconta la passionnante histoire du sel. Ses sœurs réclamaient à grands cris que leur grande sœur abrégeât et l’adolescente ne se fit pas prier. À la place, elle monta dans sa chambre et s’allongea sur son lit.

Là, elle réfléchit plus calmement. La jeune fille comprit qu’elle avait besoin d’en parler à quelqu’un. Mais qui ? Toutes ces amies connaissaient déjà les événements, et Sélène ne se confiait plus à elles depuis longtemps. L’adolescente n’avait pas envie non plus d’entendre l’enthousiasme de Maïwenn, même si celle-ci les avait vus côte à côte.

Sélène repensa alors à Chloé. Cette amie qu’elle avait peu à peu oubliée. La jeune fille s’empara de son téléphone portable. Elle chercha quelques secondes le nom de Chloé, mais hésita à l’appeler. Avait-elle le droit de la contacter depuis tout ce temps, alors qu’elles ne s’étaient pas reparlé ? Sélène finit par appuyer sur l’écran et patienta quelques secondes.

- Allô ? Sélène, c’est toi ?

- Oui, oui. Salut, Chloé.

Malgré la déformation due au téléphone, la voix de Chloé semblait étrangère à Sélène. Moins d’une année s’était écoulée mais pourtant tout avait tellement changé !

- Comment ça va ? Et pourquoi tu m’appelles ?

- Tout va bien, ouais. Tu as du temps ?

- Autant que tu veux, je suis rentrée de la course il y a une demi-heure et je sors de la douche. Alors, quoi de neuf ?

- Oh, euh… Bah, on est allé à Guérande, c’était sympa.

Soudainement, Sélène s’était dégonflée. Le lien que la jeune fille partageait auparavant avec Chloé s’était étiolé bien plus qu’elle ne le pensait. Depuis cette après-midi jeux où elle avait été totalement détruite, tant de choses s’étaient passées ; l’adolescente était si différente. Mais Chloé, inconsciente des pensées de son amie, enchaîna exactement sur un sujet épineux, qui ne l’était plus tant, finalement.

- Et alors, comment ça va, avec lui ?

Bien qu’elle ne pût la voir, le regard de Sélène se voila. Elle y était enfin. L’adolescente ferma les yeux, et commença à raconter. La jeune fille ne se trouvait plus dans sa chambre mais à des kilomètres de là. À des centaines de jours, même. Elle avait oublié cette amie disparue depuis longtemps, qu’elle avait soudain fait réapparaître.

Sélène lui parla de Sylane, de sa dépression. Malgré leur ancienne proximité, elle ne mentionna toutefois pas sa tentative de suicide, ni même sa « chute » du haut de la falaise. Les mots sortaient de sa bouche comme l’eau d’une fontaine, mais désordonnés, incertains. Précis, cependant. Son récit était flou, parfois incompréhensible, mais ces mots, Sélène ne les adressait pas à Chloé. Ils étaient destinés à elle-même.

Chloé eut beaucoup de mal à ne faire aucun commentaire, même si elle ne put s’en empêcher à certains passages de son histoire :

- Qui est cette fille, là, tu sais, celle qui a presque le même prénom que toi.

- Une fille. Sylane. Tu la connais pas, elle a déménagé fin septembre à Camaret-sur-Mer. Une bombe populaire et détestable. En mille fois pire que ce que tu imagines. Je peux continuer ?

- Oui mais… Tu as dit qu’ils ne s’aimaient pas ?

- Non ! Ça crevait les yeux, s’impatienta Sélène.

- Mais pourquoi ils ne rompent pas ? Je pensais que Léo était plus intelligent…

- Je ne sais pas, moi !

Sa patience commençait sérieusement à décliner. Sélène perdait cet état de sérénité qui s’était emparé d’elle lorsqu’elle avait raconté le début de son histoire. Une belle mise-au-point.

- Les paris étaient infernaux, au collège. Combien de temps tiendraient-ils ensemble ? Et pendant ce temps, moi, je m’enfonçais tous les jours un peu plus dans la déprime.

L’adolescente put enfin continuer à parler, et même si elle n’en dit pas un mot à Chloé, Sélène repensa tout du long à Célestine. Oui, elle devrait remercier son ange gardien. Mais chaque chose en son temps.

Puis vint le camp dont elle venait de rentrer. Chloé ne put retenir les oh ! et les mon Dieu ! d’exclamation. Ou était-ce de l’extase ? Sélène lui décrit cette balançoire qui sortait tout droit de ses rêves. Ces mêmes poteaux dressés vers le ciel, ces cordes effilochées par le temps, sa planche ondulée par les embruns. Elle omit toutefois qu’elle avait déjà vu la balançoire dans ses songes. Léo, sa déclaration. Sélène n’oublia presque aucun détail.

Les mots prirent peu à peu forme dans son esprit, et la jeune fille comprit enfin que tout n’était pas un rêve mais la réalité, ni cruelle ni triste, ni même douloureuse, mais splendide, grandiose. Si belle.

<3

Le dimanche matin, Sélène se rendit sur la plage de sable gris. Elle ne craignait plus d’y croiser Léo, c’était même presque le contraire. Néanmoins, l’adolescente avait une importante chose à faire, et elle devait le faire seule.

Une fois sur la plage, elle ôta ses chaussures et glissa ses orteils dans l’eau glacée. Leur couleur vira bientôt au rouge pétant mais la jeune fille ne s’en préoccupa pas. Les yeux tournés vers l’océan, Sélène chercha Célestine, même si elle savait bien que son ange ne s’y trouvait pas.

- Célestine… commença-t-elle. Ma gardienne. Je viens te remercier pour ce que tu as fait. J’ai compris tellement de choses grâce à toi. Je suis encore bien fragile mais… ça va mieux. Beaucoup mieux. Tu avais raison : quelque chose d’exceptionnel est arrivé dans ma vie. L’horrible tempête ne se reflète plus dans mon regard. J’ai arrêté de m’en vouloir, j’ai accepté la vie telle qu’elle est : fourbe et remplie d’épreuves, mais merveilleuse. Et j’ai compris que vivre, c’est avoir le courage de se reconstruire lorsqu’on a été brisé. Alors merci pour tout, Célestine.

Sélène fit une pause pour reprendre son souffle. Elle avait prononcé tous ces mots sans réfléchir, et ceux-ci s’étaient enchaînés, vifs, profonds. La jeune fille prit le minuscule bouquet de perce-neige qu’elle avait cueilli en chemin et le jeta à la mer, le plus loin possible. Comme la marée descendait, il faut peu à peu emporté au large.

- Je continuerai probablement à te parler, mais… Merci d’être là. Je ne t’oublierai pas.

- Oublier qui ?

Sélène sursauta au son de cette voix grave. Léo, qui d’autre ? Depuis combien de temps il se tenait donc là, à la regarder parler toute seule ?

- Oh, je parlais avec mon ange gardien, dit-elle sans réfléchir.

Sélène regretta aussitôt ses paroles inconsidérées mais il était trop tard. Léo ne s’empêcha pas de faire un commentaire, qui étonna pourtant grandement l’adolescente.

- Ton ange gardien ? Celui qui t’a empêchée de recommencer à sauter d’une falaise ?

- Comment… souffla la jeune fille.

Elle n’y avait pourtant pas fait allusion dans son monologue. Pour toute réponse, Léo sourit mystérieusement et s’approcha de Sélène. Si près qu’elle ne put s’empêcher de lever la tête et de s’emparer maladroitement de sa bouche. Même si ils s’étaient embrassés à trois ou quatre reprise, c’était la première fois que Sélène prenait l’initiative.

Cela parut énormément plaire à Léo. L’adolescente avait tant de choses à apprendre ! Ce baiser-là lui rappela leur tout premier, alors qu’elle avait fui en courant Léo et son attirance, ses lèvres, sa protection, son amour. Maintenant, Sélène accueillait tout cela les bras grands ouverts. Elle n’en aurait jamais assez de lui.

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