Trente-deux - Une balançoire sous la pluie

Notes de l’auteur : – Je vous aime, répéta-t-elle d’un ton inflexible. C’est ce que j’aurais dû vous répondre quand vous vouliez connaître la raison de ma présence à Babel. C’est ce que j’aurais dû vous répondre chaque fois que vous vouliez savoir ce que j’avais vraiment à vous dire. Bien sûr que je désire percer les mystères de Dieu et reprendre le contrôle de ma vie, mais… vous faites partie de ma vie, justement. Je vous ai traité d’égoïste et à aucun moment je ne me suis mise, moi, à votre place. Je vous demande pardon.
Christelle Dabos

Le ciel était bleu mais des nuages noirs s’annonçaient à l’horizon. Sur la plage, Sélène grelottait dans son short, malgré son sweat. Errant dans ses pensées, la jeune fille oublia peu à peu la présence de ses amies. Ils étaient tous rassemblés sur le sable pour un dernier repas avant la longue route qui les séparait de Camaret-Sur-Mer. Les rires éclaboussaient les visages, quelques audacieux jouaient avec les vagues en dépit de l’eau glacée. Certains tentaient de profiter des timides rayons du soleil, sans parvenir vraiment à se réchauffer dans l’air qui leur mordait les joues.

- Tu as révisé pour le test de bio ? Celui de la semaine prochaine… Oui, la photosynthèse. Vous avez compris quelque chose, vous ? Et c’est quoi cette histoire de molécules…

L’adolescente finit par totalement décrocher de la conversation. Non, elle n’avait pas révisé, car ce test, elle ne le passerait jamais. Sélène espérait que d’ici le lendemain, les rochers l’auraient détruite pour toujours. Lassée de ses pensées, la jeune fille se leva et laissa ses pas la mener ailleurs. Ailleurs, peut-être, serait-elle plus heureuse ?

Sélène délaissa rapidement les petits tas d’élèves pour s’aventurer plus loin sur le sable. Au bout de quelques minutes à peine, elle découvrit une majestueuse balançoire. Troublée, Sélène prit quelques minutes à identifier son sentiment de déjà-vu. Exposée aux yeux de tous, la jeune fille ne comprenait pas comment cette balancelle restait inoccupée. Ôtant ses chaussures, Sélène se dirigea vers la planche de bois, retenant un cri au contact de l’eau glaciale qui semblait engloutir ses pieds.

La balançoire se tenait entre deux immenses ronds de bois levés vers le ciel. Les deux chaînes qui la retenaient commençaient à rouiller sur certains endroits. La planche de bois était gonflée par l’humidité. Sélène n’y prêta toutefois aucune attention et s’assit face à l’océan. Malgré sa proximité, elle restait fascinée par cet indomptable. Ça lui revint alors : cette balançoire, elle courait éperdument vers sa silhouette. C’était la balançoire de ses rêves, aussi étrange que cela puisse paraître. Perdue dans la contemplation de ce monstre insoumis, l'adolescente ne vit pas ses amies approcher de la balançoire.

- Pourquoi tu as disparu comme ça ? s'écria Alya, mécontente. On t'a cherchée partout !

« Justement pour vous fuir. » pensa la jeune fille. Mais peu lui importait, finalement. Elle ne se laisserait pas distraire. Les filles se trouvaient à distance respectueuse de l'eau glacée. Sans saisir les réticences de son amie, Alya continua, son enthousiasme débordant sonnant comme une ironie du destin.

- N'empêche, cette balançoire est in-croy-able. Je peux essayer ???

Elle avait des yeux suppliants, à croire que rien ne pourrait lui faire plus plaisir que se percher sur ce morceau de bois. A contrecœur, Sélène descendit de la balançoire et fit quelques pas dans l'eau glacée. Alors qu'Alya ôtait ses chaussures pour atteindre la balançoire, une vague plus imposante que les autres lui lécha les pieds. Aussitôt, son amie poussa un cri strident et recula de plusieurs mètres.

- Comment tu fais ? C’est gelé ! Tant pis pour la balançoire.

Sélène haussa les épaules et retourna sur son perchoir. Les paroles de ses amies se firent de plus en plus discrètes à mesure qu’elle perdait toute notion de lieu. L’adolescente contemplait les nuages noirs qui se rapprochaient ; elle était certaine qu’ils ne pourraient pas terminer leurs pique-niques avant que l’orage n’éclatât. Le soleil s’était déjà caché, ne souhaitant pas subir la colère du ciel.

Soudain, une phrase la ramena à la réalité :

- Léo ! Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Le ton d’Audrey semblait ouvert, bienveillant. Avait-elle donc oublié ce dont il était coupable ? Sélène se rappela alors que personne n’était réellement au courant, même pas lui.

- Je dois parler à Sélène.

Léo

- Je peux parler à Sélène ? répété-je.

Elles me regardent toutes avec un mélange d’appréhension et d’incompréhension totale, et ça aurait été amusant de les voir comme ça, si je n’étais pas aussi stressé.

- Bah vas-y ! Mais je te conseille pas, l’eau est glaciale !

Ses amies n’ont pas remarqué que mes pieds étaient déjà nus, et rouges à cause du froid. Mais je ressens à peine les pulsations douloureuses qui me rappellent que je risque d’attraper un gros rhume. À la place, je ne vois que leurs regards soupçonneux. Je me demande si ceux-ci changeraient si elles voyaient Sylane en ce moment. Les éclairs de ses yeux resteront longtemps gravés en moi alors que je lui disais que c’était terminé.

J’ai compris en nous voyant encore réunis par Cupidon, Sélène et moi, que je ne pourrais pas lui échapper, jamais. Un lien trop fort nous réunit tous les deux. C’est au-delà de l’amitié, au-delà même de l’imaginable. Je me rappelle des mots que j’ai croisés une fois : « Je t’aime pour mille et une raisons mais surtout pour celle que je ne comprends pas. » Ça me revient, maintenant. John Joos. Mais bref.

Je sais que Sylane est seulement furieuse et blessée dans son ego féminin ; pas triste. J’espère qu’elle ne déchaînera pas ses griffes sur nous, Sélène et moi. Enfin, s’il y aura un nous. Ce qui, pour l’instant, n’est pas gagné, je le sais. Comment pourrais-je lui prouver ce que je ressens pour elle ? Comment lui faire comprendre que la voir sur ce lit d’hôpital a été une véritable torture ?

Les filles finissent enfin par disparaître sur un geste de Sélène. J’imagine qu’elle a remarqué l’agacement sur mon visage. Maintenant, nous sommes seuls tous les deux, avec cette vieille balançoire, qui semble usée par des milliers d’années. La corde s’effiloche, le bois humide laisse parfois échapper d’infimes craquements à cause du vent. Il a sans doute été abîmé par les intempéries, et tout simplement par le temps, le temps qui ravage tout.

Je me tiens à côté de Sélène, et j’hésite, je ne sais pas quoi dire. Pourtant, mon cerveau semble prendre conscience qu’une occasion comme celle-ci ne se présentera pas deux fois. J’entends ses amies qui s’impatientent un peu plus loin. Heureusement qu’elles se trouvent assez éloignées et hors de portée de nos paroles. Sans savoir quels mots je vais prononcer, je me lance. Je lâche tout et je tombe, encore plus vite qu’avant. Je m’écroule vers Sélène. A elle d’amortir ma chute.

- Je… Sélène, est-ce que tu m’aimes encore ?

Mes mots sont hésitants, et à la seconde où je les prononce, je me dis que c’est une erreur en voyant la surprise se peindre sur les traits de Sélène. La forme recroquevillée sur le sol n’esquisse pas un geste pour me retenir. Mais je n’ai pas le choix, je dois continuer.

<3

- La rumeur court que tu m’as définitivement oublié… Est-ce vrai ?

Sélène ne comprenait rien. Tout était pêle-mêle. Les seuls mots qui tournaient en boucle étaient son prénom et « aimer ». Son visage devait probablement dépeindre un désarroi absolu. Après avoir éprouvé tant de sentiments à son égard, après avoir voulu mourir et chuter d’une falaise… Léo revenait vers elle. Abasourdie, Sélène eut énormément de mal à réfléchir clairement.

Plusieurs secondes s’écoulèrent, qui parurent sans doute être des heures pour Léo. L’adolescente l’observa pendant longtemps, très longtemps. L’envie la démangeait de lui répondre que non, depuis le jour où il l’avait brisée, il n’y avait plus aucun amour, mais elle ne le fit pas. Sélène ne le fit pas car dans les yeux de Léo brillait la flamme de l’espoir, mêlée à celle du doute et… de la tristesse. Une sorte de tristesse qu’elle n’avait jamais vue ailleurs, chez personne d’autre. En réalité, ce n’était pas exactement de la tristesse. Cela ressemblait plutôt au regret. Le remord et une supplication silencieuse de lui pardonner.

Sélène semblait égarée mais la lueur d'incertitude qui brillait dans les yeux de Léo lui rappela son reflet dans le miroir. Cette expression hagarde, perdue. Alors la jeune fille écouta son instinct.

- Oui, souffla-t-elle.

Cette vérité faisait mal, et l'admettre encore plus. Mais elle ne pouvait ignorer ses larmes invisibles. Léo avait le droit de savoir malgré tout. Car cette vérité l'avait tuée. Car cette vérité la tuerait à nouveau.

Pourtant, ce piètre oui suffit. En à peine une seconde, toute trace de supplice disparut des yeux de Léo. Ses yeux bruns, que l'adolescente avait tant de fois contemplés de loin. Sans savoir comment, Sélène se retrouva dans ses bras, debout à côté de lui. Elle se moquait éperdument du froid sur ses pieds, du sable entre ses orteils. Tout cela lui paraissait tellement irréel, et, comme en écho à ses pensées, Léo chuchota à son oreille :

- Ne pars pas... J'ai cassé avec Sylane. Je suis attiré par toi, même si je ne m'en suis rendu compte que trop tard. Je n'aurais pas dû... Je n'aurais pas dû te dire non. Je ne savais pas, ce jour-là, ce que j'éprouvais pour toi. J'aurais dû reconnaître que c'était de l'amour, et même bien plus. Alors voilà, et j'espère que ce n'est pas trop tard : je t'aime.

Sélène aurait sans doute cru à un rêve ou une fâcheuse situation si elle n'avait pas remarqué certaines fêlures dans sa voix. La jeune fille savait que cette fragilité témoignait de sa sincérité. Alors elle s’abandonna à lui, à ses bras. Quelques gouttes de pluie s’écrasèrent autour d’eux. Étrangement, malgré la pluie glaciale, l’absence de soleil et le va-et-vient de l’eau, l’adolescente ne ressentait pas le froid.

- Tu trembles, chuchota Léo à son oreille.

- Je t’aime, dit-elle pour toute réponse.

Sélène pouvait enfin humer son subtil parfum épicé qui lui inspirait un sentiment de sécurité. Celui-ci était mêlé d’une touche piquante de transpiration. Enveloppée dans une bulle où il n’y avait que Sélène et Léo, la jeune fille se sentait enfin en paix. Dans ses bras, elle oubliait pourquoi la vie semblait si cruelle. Sélène oubliait qu’un infime décalage se creusait entre elle et le monde. Cela semblait très cliché, mais près de Léo, tous ses problèmes s’envolaient.

Sa tête était posée contre le torse de cet homme si spécial, Sélène entendait sa respiration saccadée, et son cœur qui tambourinait dans sa poitrine. Ils étaient aussi maladroits l’un que l’autre. Toutes les sensations semblaient décuplées.

- Tu as confiance en moi ?

L’adolescente acquiesça lentement. Oui, une confiance absolue. Inexplicablement, elle se sentait protégée de tout, en dépit de tout ce qui l’avait fait souffrir. Mais surtout, Sélène était… protégée d’elle-même. Léo la préservait de ses pensées tourbillonnantes, qui soudain s’étaient tues. Elle était si calme, à l’abri de tout.

Léo s’empara délicatement de son visage et essuya une larme qui coulait silencieusement. La jeune fille n’avait même par remarqué qu’elle pleurait. Leurs souffles se mêlant intimement, Léo se pencha jusqu’à effleurer ses lèvres. D’abord timide et incertain, son baiser se transforma bientôt en quelque chose que Sélène n’avait jamais connu. Ce baiser différait tellement du tout premier qu’elle avait échangé. Celui-là avait été violent, en proie au doute, à la douleur. Celui-ci était doux, impératif. L’adolescente cherchait Léo autant qu’il la recherchait. Sélène était enfin en accord avec elle-même, après tant de jours.

Ce baiser sonnait comme une libération, un rêve devenu réel. Sauf que ce n’était qu’une vérité dont Sélène ne se réveillerait pas. La jeune fille oublia tout jusqu’à son nom, hormis une chose : tout le mal que Léo lui avait causé était pardonné. Elle s’étonna de la facilité avec laquelle un baiser pouvait tout effacer. Sélène savait qu’il lui faudrait du temps pour avoir une entière confiance à Léo, mais peu lui importait. Il était là, il la sauvait de la tempête.

Un instant, tout disparut. Il n’y avait plus que Sélène et Léo, Léo et Sélène, leurs lèvres unies… Celles de Léo, douces, chaudes et froides en même temps. Mais ce baiser avait le goût salé de l’océan au bord duquel ils se tenaient. Enfin, pas de la mer. Des larmes.

Léo

Je sens des larmes déborder de mes yeux, et je vois que Sélène n’est que mon reflet. Cette étreinte nous a tous les deux bouleversés, je le vois. Sa silhouette n’est plus recroquevillée sur le sol, elle me sourit à travers ses larmes. Je sais que ce n’est pas de la tristesse, mais de l’amour, du soulagement. Je l’enlace encore davantage - jamais je n’avais ressenti autant de choses avec Sylane. J’ai conscience que Sélène m’a pardonné mais je veux m’en assuré, je veux qu’elle ressente pleinement ma culpabilité :

- Pardonne-moi, Sélène. Je t’aime, je t’ai toujours aimée. Il m’a juste fallu plus de temps que toi pour le comprendre. Je m’en voudrai à chaque seconde de t’avoir rejetée, abandonnée alors que tu avais besoin de moi. Je suis désolé.

Elle ne répond pas, mesure toute l’ampleur de mes paroles. Leur véracité. Je l’aime, et à son regard, je comprends que c’est réciproque. Je prends conscience aussi qu’il pleut à grosses gouttes maintenant. Sélène frissonne contre moi et je sais qu’on sera tous les deux quitte pour un gros rhume, mais peu importe. Je me sens si complet, avec elle. Et Sélène a réussi à retenir ma chute.

Le tonnerre gronde au loin et nous sursauter ensemble. Un déluge s’abat sur nous, et je distingue vaguement les profs qui gesticulent pour mettre tout le monde à l’abri dans le camping. J’imagine qu’ils étaient trop plongés dans une discussion philosophique pour remarquer les nuages noirs qui libèrent maintenant sur nous une pluie diluvienne parsemée d’éclairs lointains.

Sans lâcher Sélène, je l’attire vers la plage, récupère ses chaussures et me dirige vers l’entrée du camping. Les profs essayaient de rassembler toutes leurs affaires ; je ne vois plus les miennes, j’espère que mon meilleur ami les a prises pour moi. Et dire qu’il ne savait même pas où j’étais parti ! La pluie continue à marteler tout ce qui ne demeure pas à l’abri. Haussant la voix pour qu’elle m’entende par-dessus la tempête qui fait rage, je demande à Sélène où sont ses affaires.

- Là-bas. Viens.

Je ne la lâche toujours pas, et elle m’entraîne vers un coin un peu plus reculé. Mais il n’y a plus rien, et je me rends à l’évidence :

- Tes amies les ont prises pour éviter qu’elles soient mouillées. Allons à l’abri.

Nous marchons, courbés par le vent, et je remarque en effet que les filles agitent le sac de Sélène ne nous regardant. Nous les rejoignons rapidement, elles nous regardent toutes avec de grands yeux qui sous-entendent qu’elles savent ce qu’il s’est passé. Je vois aussi ma bande qui les a rejointes, tous trempés de la tête aux pieds. Ils nous entourent tous, le regard rieur. Pas un mot n’est échangé, ils ont inconsciemment compris l’évidence.

Soudain, Sélène laisse échapper un petit cri. Elle regarde ses amies, puis sa main qui s’accroche toujours à la mienne. J’ai peur un instant qu’en reprenant conscience avec la réalité, elle me lâche et me laisse chuter, mais elle lève les yeux vers moi et je sais à son sourire que Sélène ne le fera jamais.

Avec toute cette eau qui nous entoure, qui colle nos vêtements à nos peaux, je prends conscience d’une chose.

Je n’ai jamais vu Sélène aussi heureuse,

Et ça me donne envie de la tenir constamment dans mes bras.

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