Trente-quatre - Fest-noz

Notes de l’auteur : Un très grand amour, ce sont deux rêves qui se rencontrent et, complices, échappent jusqu’au bout de la réalité.
Romain Gary

- Voilà, Madame. Je n'en ai plus besoin.

Sélène tendit la main à Madame Gasser. Emprisonné dans sa paume se trouvait le demi-cœur qu'elle lui avait offert plusieurs mois auparavant. Le pendentif était devenu inutile à l'adolescente, désormais. Et elle ne le quittait sans aucun regret.

- Je sais. Je me doutais bien que tu viendrais me le rendre d'ici quelques jours, sourit sa prof. Et alors, finalement, c'est Léo ? Il s'est passé quoi pour que tu acceptes d'être avec lui ? Parce qu'il vous n'êtes pas partis de très bon pied, vous deux. Tu es sûre de toi ?

- Oui. Je... Oui. Il représente trop pour moi, et il s'en veut tellement... J'ai accepté aussi parce que depuis quelques temps, il y a... Je ne sais pas. Comme une lueur dans son regard, qu'il n'y avait pas avant. Comme s'il n'osait pas me dire que je compte pour lui. Et aussi...

Sélène se perdit quelques secondes dans ses souvenirs. Raconter tous ces détails qu'elle avait observés et dont elle n'avait jamais parlé. L'adolescente avait même eu du mal à remarquer toutes ces infimes choses qui avaient changé.

- Tous ces détails que je ne remarquais pas avant. Que je commence à comprendre, même. Toutes les expressions de Léo. J'ai enfin l'impression de le connaître, même si ce n'est qu'une minuscule partie de lui.

La jeune fille marqua à une pause, observant attentivement Madame Gasser. Puis elle ajouta :

- Et vous savez quoi ? Je l'aime.

L'adolescente n'avait pu s'empêcher d'être sur la défensive, et sa professeur s'en rendit sûrement compte :

- Tu sais, Sélène, ça crève les yeux. Je n'osais pas t'en parler avant mais je voyais bien qu'il n'aimait pas Sylane. Je ne voulais pas te donner de faux espoirs. Je ne le connais pas assez pour savoir s'il est sincère ou non, mais, enchaîna-t-elle en voyant Sélène ouvrir la bouche, je te fais entièrement confiance.

- Merci, souffla la jeune fille, les larmes aux yeux. Merci pour tout.

<3

Une semaine après le camp à Guérande, ni Léo ni Sélène n'avait parlé à leurs parents. Ils n'en avaient pas eu l'occasion mais attendaient impatiemment la prochaine après-midi jeux. Chaque jour, l'adolescente brûlait de leur annoncer cette nouvelle mais elle devait tenir sa langue. La jeune fille ne pouvait compromettre le fragile équilibre qui les unissaient désormais… Encore une fois, Sélène dût se retenir de parler, car toute la famille Gavillet était réunie autour de la table de la cuisine.

- Cette côte de bœuf est délicieuse, Philomène.

- Oui, Maman, c'est trop wahou ! crut bon de préciser Maëlys avec son enthousiasme enfantin.

- Vous savez quoi, les filles ? questionna Loïc, joueur. Ce soir, on sort ! Trisk a un concert à Crozon, on y va avec les Sherwood. Ça vous va ?

Sélène sourit à cette annonce. Danser avec Léo, comme elle l'avait espéré tant de fois. Mais aujourd'hui, la jeune fille s'apprêtait à réellement profiter, enfin.

<3

Une heure et demie plus tard, Sélène sortit de la voiture. Étrangement, le fest-noz avait lieu dans la même salle que celle où elle avait reconnu l'inconnu de ses rêves, lors de cette après-midi jeux organisée. La mer se devinait derrière les toits de chaume et les hortensias. Le soleil couchant aussi. Un brouhaha indéfinissable s'échappait de la salle, se dispersant dans l'air vivifiant. Sur le parking, Sélène reconnut le minibus des Sherwood ; au moins, ils ne lui feraient pas faux bond, cette fois.

L'adolescente pénétra dans le hall de la salle. Elle aida sa sœur à enlever son manteau et ôta le sien. Dans une ravissante robe bleue marine qui lui tombait jusqu'au-dessus des chevilles et ballerines de la même couleur, la jeune fille s'avança dans la salle. Le groupe qui précédait Trisk se préparait déjà sur la scène, et une musique d’ambiance sortait des enceintes en attendant.

- Sélène ! Et Maëlys ! Où est le reste de la famille ? les accueillit Yves, euphorique.

En y réfléchissant, la jeune fille se rendit compte qu’elle ne l’avait jamais vu départi de son sourire. Derrière lui, assis à une table parmi tant d’autres, Sélène remarqua Léo qui lui souriait discrètement dissimulé dans son verre de thé froid. En face de lui, Mathéo tentait tant bien que mal de lui expliquer un événement qui s’était passé dans sa classe. Une histoire de trahison entre deux amies – ennemies, dorénavant. Le petit Bruno essayait d’attirer l’attention de ses frères sur son coloriage, peine perdue. C’était mignon de voir toute la fratrie ainsi, se dit Sélène.

- Bonsoir, tout le monde ! rugirent les haut-parleurs. Ce soir, pour vous, nous allons nous produire sur scène jusqu’à vingt-deux heures trente. Nous allons commencer avec un plinn pour chauffer la salle et vos mollets. (Quelques rires fusèrent parmi les auditeurs.) Vous êtes prêts ? Alors c’est parti ! En avant la musique !

Un appel au violon débuta cette soirée, afin d’inviter les gens à danser. Peu à peu, la foule s’assembla en un long serpent. Serrés les uns contre les autres, ils tapaient le sol de leurs pieds en suivant la musique. Chaque fois, Sélène se réjouissait de ce spectacle, si intense, si magique. Tous ces gens réunis et exécutant les mêmes mouvements, pour certains décidés, d’autres, plutôt maladroits. Cette variété de danseurs était si belle et libératrice !

- On y va ? questionna Corine. Les enfants ? Votre père et moi allons danser. Faites ce que vous voulez mais ne sortez pas de la salle, compris ?

- Oui Maman ! répondirent les enfants en chœur, totalement indifférents à l’angoisse de leur mère.

Les parents des trois filles Gavillet s’éclipsèrent également pour se nouer à la longue chaîne des danseurs. Les six enfants restant s’installèrent tous à la table, encombrée de nombreux sacs. Les plinn étaient fatiguants, à sans cesse sauter, et Sélène se félicitait de ne pas s’y être mêlée directement. Il y en aurait sûrement d’autre, car cette danse restait très courante en Bretagne.

Assise à côté de Léo, l’adolescente brûlait de lui prendre la main, de l’embrasser, d’aller danser dans ses bras, de rompre la distance qui les séparait pour l’emmener loin, très loin. À la place, elle observa la salle où tout avait commencé. On accédait toujours à l’estrade par un petit escalier sur le côté gauche. Le plafond, même si Sélène ne l’avait pas remarqué la dernière fois, se dressait très haut avec ses poutres apparentes. C’était une véritable salle des fêtes, même si elle restait légèrement petite. On s’y sentait par conséquent comme dans un cocon.

Un regard de Léo l’arracha à sa contemplation. Sélène ne comprit pas le message qu’il lui adressait silencieusement, tout sourire. Ses yeux brillaient de bonheur, à moins que ce ne soit l’éclairage de la salle… ? Elle étouffa un cri de surprise quand il lui prit la main, ferme et décidé. Ce geste n’échappa pas à son frère, et Sélène réalisa ce que Léo s’apprêtait à faire. Annoncer leur amour.

- Léo ? Tu fais quoi, là ? Je veux bien que tu aies quitté Sylane mais pas besoin de te jeter sur la première fille venue, et encore moins Sélène, enfin ! s’indigna Mathéo.

Soudain, les battements de cœur de la jeune fille s’accélérèrent. Elle avait peur. Alors l’adolescente chercha le regard de Léo, pour lui assurer que tout se passerait bien. Quand Sélène le rencontra, elle prit conscience qu’il brillait étrangement, et la jeune fille était certaine que ce n’était pas un effet de la lumière. C’était un amour un peu fou, un amour pur. Et Sélène savait que la même lueur s’était nichée dans ses yeux. Elle n’avait pas à avoir peur, Léo la protégeait.

- Tu sais, Mathéo, Sélène n’est pas la première fille venue. C’est ma petite amie, et cette fois, contrairement à Sylane – cette pouffiasse, murmura-t-il entre ses dents – je l’aime. Tu comprends ?

Les yeux ébahis de son frère répondirent à sa place. Sélène tourna la tête et aperçut le même air surpris sur la tête de Coralie. Les petits ne comprenaient pas vraiment mais savaient que quelque chose de particulier était en train de se passer sous leurs yeux. La petite sœur de Coralie applaudit. Peut-être que finalement, cette petite créature avait saisi bien plus de choses que ses aînés. Bientôt, les quatre autres enfants se joignirent à elle.

- Bon, Sélène, tu viens danser ? lui demanda Léo, avec une voix de dragueur. Et pas un mot aux parents, hein. Promis ?

Sans doute offrait-il du spectacle à ses frères, mais ils promirent tous, ses sœurs également. Sélène remarqua que le plinn était terminé et que le chanteur annonçait la prochaine danse. Un cercle circassien. Léo l’attrapa par la main et l’attira dans le cercle, homme, femme, homme, femme, tous alternés. Il se positionna de sorte qu’elle commençât par danser avec lui. Mathéo et Coralie se placèrent à leur côté, et la musique débuta.

Sélène s’avança au centre du cercle, accompagnée de toutes les autres femmes. Jamais elle n’avait autant profité de l’instant présent, des applaudissements rythmés des hommes autour. Un immense sourire illuminait ses lèvres. Les hommes prirent la relève et Léo la prit dans ses bras pour la faire tournoyer. Ne jamais s’arrêter était tentant, mais la musique continuait à s’égrener, et bientôt, les jeunes amoureux furent séparés.

La première partie de la soirée se déroula doucement. Sélène commençait même sérieusement à transpirer. Du coin de l’œil, elle vit son père changer de tee-shirt. À chaque fest-noz, c’était la même chose. Mais aujourd’hui serait radicalement différent. L’homme après qui elle courait depuis des mois se trouvait enfin à ses côtés.

- Voilà, mesdames, messieurs. Merci pour cette soirée magique ! J’espère que vous viendrez nous voir à Quiberon le 14 avril !

La foule acclama le groupe, qui quitta la scène en emmenant avec eux leurs instruments. Une bonne pause de quinze minutes était prévue, afin que Trisk s’installe confortablement sur l’estrade. Lors de cette halte dans la musique, les Sherwood et les Gavillet commandèrent des bières, du cidre pour les aînés et du thé froid pour les autres. Ils s’installèrent autour de la table et les adultes débattirent d’un énième sujet politique. Discrètement, Léo murmura à l’attention de sa petite amie :

- Ça te va si on leur dit après ? Je voudrais que Marine sache avant eux… Après tout, c’est ma Marraine… C’est ok pour toi ?

- Oui, oui, de toute façon ce n’est pas urgent.

Mathéo les observait bizarrement depuis tout à l’heure, cherchant probablement un signe que ce qu’il avait découvert n’était pas une plaisanterie, mais les aînés n’avaient rien laissé paraître. Pourtant, Sélène était si impatiente de pouvoir l’embrasser, d’être blottie dans ses bras !

Léo

Ça fait exactement deux heures et trente-six minutes que j’attends de pouvoir danser avec Sélène. Mais je sais exactement quand je veux le faire et cette valse n’est pas encore arrivée. Ma valse. Il faut que je parle à Marine si je veux l’entendre rapidement. Je n’imagine même pas sa réaction, d’ailleurs. Cette valse que j’avais détestée, où je lui avais menti en bloc. Je n’ose penser à combien je l’ai blessée. Cette fille est bien plus courageuse que moi.

- Marraine ? Je peux te parler une minute ?

Elle vient de passer devant moi pour rejoindre la scène, mais je sais qu’elle s’arrêtera. Je dois lui parler rapidement, ou je deviendrai fou.

- Vas-y, Léo. Mais rapidement. D’ailleurs, ça va, toi ?

Marine ne peut pas s’empêcher de prendre soin de moi, je trouverais presque ça comique. Mais bref. Je n’ai pas beaucoup de temps.

- Est-ce que tu peux changer ton programme de la soirée et jouer la Zaccharia’s Valse ? S’il-te-plaît… C’est important pour moi. Promis, je t’explique tout après.

- Je dois demander au reste du groupe mais je pense que c’est bon. C’est pour Sélène ?

Mon air surpris doit parler pour moi parce qu’elle ajoute :

- On n’apprend pas à un vieux singe à faire une grimace, mon grand. Mais t’inquiète pas, je m’en occupe. Profite bien.

Elle marque une pause avant de reprendre :

- Elle t’aime, tu sais. Elle m’a appelée avant de sauter de la falaise, et je n’ai rien pu faire… J’aurais dû, pourtant. Prends soin d’elle, s’il-te-plaît.

J’acquiesce. Je le sais, oui, même si je ne comprends pas tout.

Léo

Les premières notes de la valse retentissent à la harpe. Enfin ! Je l’attendais avec impatience. J’attrape Sélène par la main, elle me regard avec de grands yeux. Sous les regards ébahis de nos parents, je l’embrasse dans la lumière tamisée. Je l’aime tellement. Et je regrette chaque jour de ne pas m’en être rendu compte. Mais je peux encore réparer mes erreurs.

Nos parents sont au courant, maintenant. J’ai l’impression que la terre entière sait. Je l’emmène danser au son de la harpe, on tournoie, vite, doucement, au rythme de nos baisers. Je ne pourrai jamais la serrer dans mes bras assez longtemps à mon goût. Et là, ses paroles me tuent, font battre mon cœur plus vite encore.

- Je t’aime, Léo Sherwood.

Oui, moi aussi, je t’aime.

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