Trente-et-un - Guérande

Notes de l’auteur : Elle est au bord du gouffre, prisonnière d’une souffrance intolérable qu’elle ne soupçonnait même pas. Tout le monde la croit forte, solide et bien dans sa tête, mais cette image, c’est juste pour donner le change.
Guillaume Musso

- Tu es enfin prête, Sélène ! soupira Philomène, qui commençait sérieusement à s’impatienter.

Prête ? Oui, sa valise avait été définitivement scellée, emportant trousse de toilettes, stylos, vêtements et livres. Elle ne partait que deux jours, mais ses bagages transportaient le nécessaire pour plusieurs semaines. Cependant, Sélène savait que ses deux jours étaient dotés d’une tout autre signification ; d’ici quarante-huit heures, le temps imparti de Célestine serait écoulé et la jeune fille pourrait à nouveau sauter de la falaise.

Alors, non, elle ne se sentait pas prête à partir loin d’ici, même si elle possédait une inébranlable résolution. C’était bien particulier, car Sélène désirait ardemment partir, tout en étant retenue dans ce monde fou et cruel. Quelque chose, dont elle ignorait la nature, la retenait à la vie aussi solidement que des menottes. Pourtant, en se résonnant, Sélène trouvait quand même la vie sans le goût d’autrefois, son soupçon d’excitation perpétuelle. À force de patience, elle accusa Léo et la lueur inquiète de son regard de la tourmenter, mais une fois morte, Sélène n’aurait plus à s’en soucier et elle pourrait enfin le laisser aimer Sylane.

- Tu vas voir la maison du sel ! s’écria Maëlys, sa plus jeune sœur.

La raison de ses préparatifs se révélait être une sortie organisée à Guérande afin de visiter les marais salants. Tous les troisièmes y avaient été conviés, et très peu seulement avaient refusé l’invitation, si bien que Sélène s’apprêtait à passer deux jours complets en compagnie de Léo, entre autres. Même s’ils ne se parlaient que rarement à l’école, la jeune fille n’en ressentait pas moins sa perturbante proximité. Chaque jour, la distance qui séparait Léo de Sélène se creusait, et cela ne la rendait que plus fragile.

Quelques intenses heures de car plus tard, Sélène sortit et respira l'air frais et humide de la mer. La jeune fille avait souffert d'entendre la voix de Léo parler sans jamais lui adresser la parole. Assis quelques rangs derrière elle, à côté de Sylane, il ne paraissait pourtant pas enchanté de sa position, même s'il laissait sa copine en profiter. Sélène ne pouvait cependant alimenter cet espoir, ayant été déçu bien plus d'une fois. La vue qui se présenta à Sélène lui coupa le souffle. Elle connaissait la mer mais ce spectacle ne l'avait jamais encore entièrement habituée aux subtilités d'un nouvel horizon. Le ciel gris se confondait avec les vagues lointaines, et partout dans le ciel, les oiseaux piaillaient leur mécontentement.

- Comment vas-tu ? surgit une voix derrière elle.

C'était Mme Gasser. Le regard qu'elle posait sur elle était la jeune fille lui semblait empreint de sympathie.

- Ça va... à peu près.

- Mais ce sera deux chouettes journées. Et ça va aller, n'est-ce pas ?

Sélène repensa au porte-clefs que Mme Gasser lui avait offert. Il se trouvait encore sur la clef de sa chambre. Un demi-cœur. Bientôt, elle n'en aurait plus besoin.

<3

Le camping était superbe. Tous les élèves avaient été répartis dans des bungalows. Cette ambiance chaleureuse plut grandement à Sélène. La journée s’était vite terminée, car le temps du trajet additionné à celui de l’organisation nécessaire à placer les adolescents pour la nuit avait grignoté de nombreuses heures. Une soirée karaoké avait été préparée par le gérant du camping expressément pour le collège Sainte-Anne.

Sélène se laissa emporter par les rires et les chansons. Elle parvint à s’oublier quelques instants, poussant l’audace jusqu’à même accepter les insistantes invitations de ses amies sur la scène. Lentement, la jeune fille s’approcha du micro. Sélène ignorait le titre de la chanson que ses amies avaient choisi pour elle. Ses doigts tremblaient, ses mains étaient devenues moites. Elle entendait à peine le brouhaha, les battements de son cœur étant trop violents.

Les premières notes de Someone like you, d’Adele, résonnèrent dans la salle. Malgré la fraîcheur de l’air extérieur, tous avaient revêtu de courtes manches. Sélène bouillonnait. Bien sûr, ses amies n’avaient pas pu choisir un autre titre. Dès que les paroles s’affichèrent, Sélène commença à chanter timidement. Aussitôt, le silence se fit. Un silence opaque, seulement traversé par les notes pures des enceintes et la voix de la jeune fille. Ou bien était-ce le fruit de son imagination ?

- But I couldn't stay away, I couldn't fight it/ I had hoped you'd see my face/ And that you'd be reminded that for me, it isn't over.

Sélène reprit soudainement contact avec la réalité. Les voix l'enveloppaient, les corps se mouvaient langoureusement. Sous ses yeux, de nouveaux duos se formaient, éphémères. Les visages semblaient avenants, les couples s'enlaçaient. Instinctivement, elle chercha Léo dans la densité des danseurs. L’adolescente fut surprise de ne pas le trouver immédiatement. Elle remarqua Sylane, boudeuse et silencieuse au milieu de ses amies, mais pas trace de Léo, ce qui la troubla plus qu’elle ne voulait bien l’admettre.

Les dernières notes s’écoulèrent doucement des enceintes, et des applaudissements saluèrent sa prestation. Pivoine, la jeune fille quitta la petite scène pour se mêler à la foule. Et elle le remarqua. Assis à même le sol, il paraissait mener une violente bataille intérieure. Le regard fixé sur l’endroit où se tenait encore Sélène quelques instants plus tôt, Léo ne semblait pas s’être rendu compte qu’elle ne s’y trouvait plus.

- Sélène, tu as été géniale !

Ses amies s’étaient rapprochées et l’accablaient de compliments. Jetant un dernier regard à Léo, elle s’aperçut qu’il l’observait. Croisant ses yeux, Sélène décela une mystérieuse lueur au fond de ses prunelles. Malgré son inquiétude, elle n’eut d’autre choix que de se détourner.

- Merci ! Mais vous auriez quand même pu m’avertir du titre, s’insurgea-t-elle d’un ton faussement accusateur.

Sélène se laissa porter par ses amies sur la piste de danse pour la chanson suivante. Un slow, encore un, chanté cette fois par un élève de la classe parallèle. Sa voix était bien plus masculine et dure mais ça ne la rendait que plus sensuelle. Trop tard, Sélène remarqua que Léo était sorti en coup de vent. Quelques minutes passées, elle s’échappa à son tour.

- Léo ? appela-t-elle timidement. Tout va bien ?

Pas de réponse. La jeune fille dût se rendre à l’évidence : il avait disparu.

<3

Le lendemain, Sélène fut réveillée par des coups martelés à la porte. Non, pas sa porte. Sa fenêtre. Elle se leva et reprit contact avec son environnement. La lumière de l’aube, le réveil, les coussins, le grand pull qui la protégeait du froid. Sylane. Sa vue lui fit l’effet d’une douche froide. Que désirait-elle ?

- Oui ? dit la jeune fille d’un ton méfiant.

- Sélène… souffla son interlocutrice en jetant des coups d’œil autour d’elle. Je voulais…

Sylane était la dernière personne avec qui elle souhaitait discuter. Les paroles de cette garce donnèrent raison à son instinct.

- Léo t’apprécie. Un peu trop, d’ailleurs. Mais ne t’y méprends pas. Je découvrirai pourquoi et comment il te connaît. À moins que ce ne soit qu’un simple amour de passage…

Sa voix sifflait, s’enveloppait autour de Sélène. Elle ne s’était pas attendue à un bouquet de fleurs, mais de là à cette intimidation…

- Alors voilà, Sélène. Qu’importe la nature du lien que tu partages avec Léo, je découvrirai ce que c’est. Et, surtout. Ne. T’approche. Plus. De. Lui. Jamais.

Sylane plongea son regard dans celui de Sélène. Ses derniers mots auraient presque pu être comiques tant ils étaient saccadés, si ses yeux n’avaient pas été aussi tranchants que des poignards. Aussitôt, elle repartit d’où elle venait, hautaine. Sélène retourna dans son lit, mais elle était incapable de se rendormir. Pas après une telle conversation. La jeune fille aurait voulu hurler que Sylane n’avait pas besoin de s’inquiéter car quarante-huit heures plus tard, elle serait morte. Fracassée au bas de la falaise.

L’adolescente se releva donc et s’habilla. Dans la glace, elle observa son pâle reflet. Au coin de l’œil droit, une petite cicatrice la narguait. Tous avaient oublié, et personne ne remarquait cette minuscule blessure. Pourtant, chaque minute passée lui rappelait qu’ils la verraient bientôt tous, cette marque.

Ses amies se réveillèrent peu à peu. Après un petit-déjeuner partagé dans la salle commune du camping, les élèves prirent à nouveau place dans les cars, direction Guérande. Un court trajet plus tard, les marais salants s’offrirent à eux.

- Bonjour ! les accueillit un guide bedonnant. Vous allez être répartis en différents groupes, que vos professeurs ont, je crois, déjà créés… Bien, alors chacun partira avec un de mes collègues ou moi-même, continua-t-il après un coup d’œil pour vérifier ses propos. Je vous laisse déposer vos sacs dans les casiers, vous n’en aurez pas besoin pour la visite.

Celle-ci s’avéra pénible et ennuyeuse. La journée passa relativement lentement, la vieille ville de Guérande se succédant aux marais. Vers dix-huit heures trente, Sélène pénétra dans son bungalow. Enfin ! Elle n’aurait pas supporté une minute de plus à écouter une anecdote sur une enseigne ou une énième explication sur le sel.

<3

- Écoutez-moi, s’il-vous-plaît ! On vous attend tous sur la plage à vingt heures pour une surprise ! Habillez-vous chaudement, il va faire un peu froid !

C’était Monsieur Martin, l’organisateur en chef de ces quelques jours. Il avait haussé la voix pour se faire entendre de tous lors du souper, et déjà, sa voix était recouverte par les chuchotis enthousiastes.

Vingt-quatre minutes plus tard exactement, Sélène sortit dans le froid. L’air lui mordait les joues, et elle ne semblait pas mécontente d’avoir superposé plusieurs couches de pulls en plus de sa veste. Avec ses amies, la jeune fille se dirigea vers la plage. Ébahie, elle observa toutes les immenses couvertures disposées autour d’énormes feux de camp.

- Bonsoir ! Je vous laisse vous installer où vous voulez, les filles. Restez près de ce feu-là, par contre. On a juste besoin de cinq personnes pour compléter le village, leur dit gentiment Mme Gasser.

- Le village ?

- Vous n’êtes pas encore au courant ? déclara un garçon déjà installé d’un ton conspirateur, un grand sourire illuminant son regard. Un Loup-Garou géant !!!

Puis, d’un ton plus bas, l’enseignante murmura au creux de l’oreille de Sélène :

- Désolée, les garçons ont insisté pour venir ici. Je n’ai pas eu le choix ; j’espère que ça va aller.

C’est à ce moment précis que le regard de Sélène se posa sur les personnes déjà assises. Horrifiée, elle reconnut Léo, riant avec ses amis.

- De toute façon, au point où on en est…

Les élèves, emmitouflés dans d’épaisses vestes, commencèrent à jouer à l’immense Loup-Garou prévu. Une extension préparée spécialement par les enseignants leur permettait de jouer à plusieurs villages. Sélène était souvent villageoise, et une fois loup. Jusque-là, Sélène n’avait eu aucun problème, prenant soin de ne pas effleurer Léo du regard. Il ne restait qu’une seule partie et la jeune fille espérait qu’elle aurait été chanceuse, pour une fois au moins. Elle croisa tout de même les doigts pour le tour du dieu de l’amour.

- Cupidon se réveille, et me désigne les personnes qu’il unira jusque dans la mort… commentait Mme Gasser, dirigeant le jeu. Je vais taper sur l’épaule des deux amoureux pour qu’ils puissent se reconnaître.

Sélène dut malgré elle ouvrir les yeux. En présence de Léo, elle aurait préféré faire profil bas. Pourtant, qu’elle ne fût pas sa surprise quand elle croisa - pour la troisième fois déjà dans des circonstances pareilles - le regard de Léo. Impassible, crut-elle au premier abord. Puis, la jeune fille remarqua d’infimes détails à la lueur du feu de camp. Le froncement de ses sourcils, la tension qui s’accumulait imperceptiblement dans ses mains. L’inquiétude devenue habituelle, et qui pourtant continuait à la rendre mal à l’aise. Troublée tout en se sentant en sécurité dans le faisceau de ce regard.

   Puis, la jeune fille reprit légèrement contenance en détournant les yeux. Si elle se croyait enfin chanceuse, c’était peine perdue. Pourtant, Sélène ignorait encore que ce désastre n’était qu’une chance…

Léo

Cupidon… Tandis que j’ai les yeux fermés, je réfléchis. Je ne sais qui il est et ne veut pas le savoir ; là n’est pas ma priorité. Le karaoké d’hier soir tourne en boucle dans ma tête depuis ce matin. Je serais bien incapable de résumer ne serait-ce qu’un dixième de tout ce qu’il s’est passé dans la journée. Je me sens basculer, tomber dans un vide sans fin. J’ai peur de ce gouffre mais encore plus de ce qui se trouve en bas. Je pourrais rester, m’accrocher à ce que je possède. Mais j’en suis incapable.

En haut, Sylane. Une vie heureuse et simple. Il est facile de contenter cette fille capricieuse, au final. Du sexe, point final. Elle est constamment autour mais je ne la vois même plus. Elle m’offre ce que je n’aurai peut-être jamais. Elle est parfaite. Alors pourquoi j’ai l’impression de dégringoler dans ce vide ? Et surtout, pourquoi est-ce que je ne tente même pas de m’accrocher ? J’aurais pu le faire, hier. Danser avec elle, oublier. Un baiser ou deux. Pourquoi ne puis-je pas m’en contenter ?

En bas, la peur. Le doute. Le noir. Sélène. Elle est recroquevillée sur elle-même. Je la distingue vaguement, mais j’ignore encore pourquoi. Elle ne peut m’apporter qu’incertitudes. Mais je chute irrémédiablement vers elle, et j’ai la curieuse impression que je continuerai à tomber jusqu’à la toucher. Va-t-elle amortir ma chute ? Elle m’attire comme un trou noir, me rend dingue.

À la lueur du feu de bois, je distingue son regard qui me fixe. Cette perspective de chute me terrifie. Et pourtant, ses yeux me persuadent que derrière le trou noir se cache un soleil. J’ai pris ma décision. Quitte à sombrer avec elle, je choisis de me laisser tomber.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez