Séparation

Par Pouiny

En plusieurs semaines, les loups ne bougèrent qu'à peine. Pas de rendez-vous de la nuit, pas de chasse. Il fallut plusieurs jours avant que tous les loups se retrouvent. Berin aperçu parmi les dernier arrivant, un Räegen transfiguré. Il avait perdu un œil, mais plus que tout ; il était seul.

Il était apparu un soir, alors que plus personne n'espérait le revoir. Il boitait, couvert de sang séché. Il ne dit rien de ce qu'il avait pu vivre. Il n'expliqua pas ce qui lui pris tant de temps pour venir. Il ne donna même pas d'indication utile. Seulement, il laissa échapper.

« Snäew est mort. »

Il ne laissa pas Äanstrij s'approcher de son œil fermé à jamais. Au bout de quelques heures à tourner en rond, seul, incapable de s’habituer à ce qu’il restait de la meute, il hurla.

Beaucoup de loups prirent peur. Certains tentèrent de le faire taire. Schäim, le plus proche, tenta de le raisonner.

« Es-tu fou ? Tu vas attirer donner notre position à l'Ennemi.

– Schäim, grogna-t-il alors, je ne te pensais pas si pleutre. Si l'ennemi revient, alors je me battrais ; qu'ils me tuent ou que je les tue, dans tous les cas je n'aurais plus jamais de pitié pour qui que ce soit. Mais personne, que ce soit Eux ou vous, personne ne m'empêchera de pleurer la mort de mon frère. La peur ne mérite pas qu'on se taise, qu'on soit aux portes de l'Ennemi ou de la mort, je continuerai de chanter et de pleurer pour lui, car c'est ce qu'il mérite. Celui qui voudra me faire taire devra me tuer. Est-ce que j'ai été assez clair ? »

Pour la première fois, ce Schäim si arrogant du reculer face à ce Räegen autrefois si jovial. Désormais toute légèreté semblait s'être effacé de son corps. Une force nouvelle émanait de lui, mais une force triste, amère. Il reprit son hurlement. Assez étrangement, Schora se joigna à lui.

« Ton frère était admirable, mais je vais pleurer également les Anciens, qui ont tous été tué.

– Combien de fois faudra-t-il vous répéter que je ne suis pas encore mort... »

Le loup émacié s'approcha des deux autres, et, défiant quiconque du regard de l'arrêter, se joignit aux pleurs de Räegen.

« Mes cris se dirigeront vers Moed. Jeune louve au destin tragique, morte dans l'indifférence la plus générale à l'aube même de sa vie. Peu m'importe son importance pour la meute, je pense qu'il est important qu'au moins une personne se rappelle de ce nom dont elle n'avait eu que si peu d'espoir d'avoir et tant de fierté à porter. »

En entendant l'Ancien, Berin se redressa alors. Quittant pour la première fois son poste près de la tanière, il s'approcha. Peu à peu, les loups endormis faisaient de même, et se joignait aux pleurs des autres loups , pour un proche, un loup qu'ils aimaient particulièrement et qu'ils avaient désormais perdu. Bientôt toute la meute pleurait. Ses hurlements de douleur transperçait la forêt. Une ère venait de lourdement s'écrouler. Les loups pleuraient leurs morts, les loups étaient réduit de moitié. Un nouvel ennemi était capable de tous les détruire.

Berin était le seul membre de la meute qui ne participait pas à ce recueillement improvisé. Se sentant mal à l'aise, il n'avait l'impression ses grondement si différents dérangerait s’il intervenait aux milieu de ces cris tous semblable. Puis, un son singulièrement familier se faufila derrière lui.

Svär pleurait lui aussi. Comme tous les autres, il se joignit à eux sans aucune honte. Le chef pleurait comme les autres la perte de ses loups. Pris d'un doute assez douloureux, né de l'étonnement de voir Svär abandonner un tant soit peu sa louve et ses petits, il s’approcha de la tanière. Le cadavre noir d’un louveteau était parfaitement visible, abandonné au sol. Dans peu d'instant, celui-ci disparaîtrait dans le gosier d'un corbeau, comme tous les autres morts.

 

« Mon loup, pourquoi se nourrissent-ils pas… ? »

Les deux louveteaux restant, affamés, s'acharnaient sur le ventre d'une Mooie toujours plus faible. Berin tentait de temps en temps, sous ordre de Svär, de ramener de la nourriture, peu importe laquelle, mais ils ne pouvaient pas la manger, quel que soit sa forme.

« Ma louve, tu es trop faible pour produire du lait… commença Svär. »

Jamais de sa vie il n'avait été dans une situation plus déchirante.

« Ce n'est pas possible, mon loup… Ils ne peuvent pas mourir, n'est-ce pas ? Je suis là maintenant… Ils ne peuvent mourir…

– Non, ma louve, ils ne mourront pas… Tout ira bien, d'accord ? Remets-toi de tes blessures et tout rentrera dans l'ordre. »

Déjà un des louveteaux sur les trois avait abandonné la vie. Svär observait les deux autres avec un pincement au cœur. Ils étaient trop petits. Trop faibles. Ils s'accrochaient désespérément au ventre de leur mère, sans que jamais la nourriture adaptée ne leur soit fournie. Le loup noir, en vérité, n'avait plus aucun espoir quant à la survie des louveteaux. Leur destin était scellé le soir même ou l'attaque avait eu lieu. Mais les yeux brillants de fièvre de Mooie ne semblaient ne s'accrocher à la vie que par ceux de ses petits. Cela faisait déjà plusieurs semaines que la situation perdurait. Les petits ne faisaient que perdre de l'énergie sans jamais réussir à en reprendre. Le désespoir était total dans cette tanière, tout autant que dans la meute. L'Ennemi menaçait d'attaquer à nouveau. Il était impossible de chasser correctement les proies tout en guettant une attaque. Il fallait partir, au plus tôt. Mais au plus tôt en revenait à condamner les louveteau et par extension, Mooie.

Svär resta allongé nuit et jour auprès de sa louve. Doucement, elle se remettait de ses blessures. Ses yeux reprenaient leur éclat. Pour autant, sa seule obsession était ses deux petits. Peu de temps après la baisse de fièvre de la mère louve, un deuxième des petits mourût. Malgré tout le réconfort que tenta de donner le loup noir, il ne peut empêcher sa louve de pleurer nuit et jour. Il le voyait, il le sentait, l'autre n'en avait également plus pour longtemps. Il était cependant incapable de l'avouer à sa louve qui désormais portait tout espoir sur ce dernier survivant.

« Celui là est plus fort que les autres, il deviendra un grand guerrier... »

Ne pouvant plus supporter la décadence de sa famille, il s'échappa le temps de se dégourdir. Il s'approcha près du point d'eau, en évitant soigneusement tous les autres membres du clan. Une nuit noire d'été, seul les grillons montrait des signes d'éveil. Alors qu'il se pensait seul, un bruit étrange, un clapotis, attira les oreilles du loup noir.

Berin, le visage inexpressif, chassait le poisson non loin de là. Se sentant brusquement observé, il redressa la tête. Il avait encore grandi, prit en masse. A moins qu'il ne l'avait plus vu depuis longtemps.

« Svär ? »

Le loup noir s'approcha.

« Dis-moi, Berin… Pourrais-tu m'apprendre la pêche ? »

Le jeune ours eut un mouvement de recul.

« Je crois que tu te souviens de ce qui à pu se passer la dernière fois quand j'ai tenté d'apprendre à pécher à un loup.

– Donc tu compares ma carrure et mes compétences à celle d'une louveteau ? Laissa-t-il échapper avec une sorte d'amusement.

– C'était une louveteau très douée. »

Svär s'approcha de lui encore. Ses pattes étaient désormais dans l'eau. Voyant qu'il n'était pas utile de contester les choix d'un dominant, il souffla d'un ton impassible.

« Observe et apprend. Je ne peux rien te dire de plus. »

En silence, seuls, éclairés par la pleine lune, les deux animaux se mirent au travail. Svär observa quelque temps sans rien faire, puis essaya. Au bout de seulement d'une vingtaine de tentative il ne put attraper quelque chose. Quand il réussit, il ressenti une joie qu'il n'avait plus ressenti depuis longtemps. Puis il observa le joli tas de poisson qui commençait à s'accumuler.

« Ne crois-tu pas que tu pèches assez ?

– Il en faut bien pour toute la meute, justifia Berin. »

Il osa rajouter :

« Et puis… ça me détend.

– Je crois comprendre. »

Les yeux jaunes de Svär croisèrent ceux de l'ours. Celui ci les détourna rapidement.

– Svär… Je veux que tu répondes à une de mes questions…

– Laquelle ?

– Elle est très importante pour moi et j'espère que tu comprendras que je ne peux pas rester plus longtemps sans réponse.

– Quoi donc ?

– Est-ce vraiment les loups qui ont tué ma mère ?

– Qui t'as dit ça ? Déclara Svär, authentiquement étonné. »

Un soupir de soulagement sembla détendre le corps de l'ours.

« Un corbeau. Il y a quelques temps.

– Que t'ai-je déjà dit sur les corbeaux ?

– Il me disait que les loups me manipulaient. Qu'on me cachait des choses. Des choses que, si je les savais, je n'accepterais plus de faire partie de la meute… Si ce n'est pas ça, alors, dis-moi ce que c'est. Comment suis-je venu ici ? Que fais-je dans la meute des loups ? Pourquoi suis-je le seul des miens ici ? »

Svär ne sut pas que répondre. Il regretta presque d'être sorti. Il senti que le temps de vérité était donc tombé. Il demanda alors.

« Que te souviens-tu de ton jour d'adoption ?

– C'est très flou, et plus je creuse, moins je me souviens… Il y avait du feu. Des cris. Ma mère. Puis, plus rien. Et je me trouvais devant toi et Mooie qui m'appelèrent Berin et me firent jurer de rester fidèle à la meute.

– Tu te souviens de plus que ce que j’espérais. Tu es une créature bien différente de nous… »

Berin ne répliqua rien, sans doute beaucoup trop attentif à la moindre réponse.

« Le jour de ton arrivée dans la meute, il faisait nuit noire. Nous, les chasseurs, cherchions désespérément à manger. L'hiver est toujours une période difficile. Puis, d'un seul coup, tout sembla s'affoler. Nous nous sommes donc approchés de ce qui se passait. C'était une ourse, qui semblait fuir un ennemi. Cet Ennemi qui aujourd'hui nous a défait. Elle fut anéanti par lui. Alors que celui ci allait s'approcher de sa carcasse, nous sommes intervenus. Nous les avons tous tué. Et alors que l'on faisait festin avec leur restes, nous entendîmes un bruit étrange, inconnu, provenant de l'ourse tuée. Nous n'avions jamais vu d'ours avant, mais nous étions sûr qu'elle était morte. Nous nous sommes approchés, et dans ses pattes, nous t'avons trouvé. Nous avons décidé de t'adopter, et de faire de toi l'un des notres. Voilà donc l'histoire.

– Où est le problème, Svär.

– Comment ?

– Où est le problème ? »

Le jeune ours sortit de l'eau. Il s'ébroua rapidement.

« Pourquoi avoir demandé à toute la meute de se taire sur cet évènement si il est aussi noble que tu le prétends ? »

Le loup noir ferma ses yeux d'or.

« Car nous étions en hiver. Il nous a semblé impossible de passer à travers une telle masse de viande, que représentait le corps de ta mère. Nous l'avons dévoré. »

Alors qu'il s'attendait à une tempête, il n'eut aucune réaction. Puis :

« Tu mens. »

Les yeux de Berin, pour la première fois, semblait briller d'une lueur que Svär comprenait. La douleur.

« Je suis désolé, Berin. C'est la stricte vérité.

– Comment avez vous pu… Ce n'était même pas votre proie. Ce n'était même pas elle que vous chassiez.

– Il nous semblait impossible de laisser une telle profusion de viande...

– Ce n'était pas de la viande, c'était ma mère ! Ça n'a-t-il donc aucune signification, par ici ? »

La colère légitime de Berin empêcha Svär de l'attaquer pour l'affront qu'il venait de causer à la meute.

– A l'époque, pour moi, elle n'était rien. Je ne te connaissais pas, elle non plus. Il n'y avait aucune symbolique…

– Dans ce cas, pourquoi m'avoir épargné ? Pourquoi manger la mère d'un fils que vous élèveriez en faisant semblant de rien ! Parce que je pouvais vous être utile ? Parce que j'aurais pu, comme elle, faire un bon service de viande pas loin pendant l'hiver ?

– C'est faux, Berin.

– Alors explique moi, ô, grand Maître des Loups, d'où t'es venu cette incommensurable pitié envers mon espèce ? Demanda-t-il en reculant lentement.

– Parce que Mooie a compris ce qui a animé cette mère, et se refusait à te laisser mourir en laissant ses espoirs vains.

– Tu mens ! Comment pourrais-je croire ne serait-ce qu'un seul de tes mots, Svär ? Tu m'as menti sans vergogne, sans aucune honte ! Tout la meute m'a menti !

– A notre place, qu'aurais-tu fais ?

– Certainement pas la moitié des actes ! J'ai été devant le cadavre d'un loup. Est-ce que je l'ai mangé ? Je crois pas qu'on ait à me reprocher de telles choses !

– Devant le cadavre d'un loup que tu connaissais, et qui ne faisait pas le triple de ton poids en viande. Mais tu as raison. »

Se rapprochant de la berge et de l'ours, le loup noir remit ses pattes au sec. Berin eut un mouvement vif de recul, comme du dégoût. Puis, avec des yeux ahuri, se figea. Le grand loup noir se prosternait devant lui.

« Pardonne-nous les erreurs que nous avons commise. Je peux comprendre la haine que tu ressentes à notre égard mais je t'en prie, ne jette pas ton serment. Si ce n'est pas pour la meute que tu le fais, fais-le pour Mooie. Elle seule a refusé la viande provenant de ta mère, a trouvé cela ignoble. Demande-le à n'importe quel membre de la meute, ou même à ton corbeau, c'est la pure vérité. Aujourd'hui pour elle est un moment décisif. Deux de ses petits sont mort. Le dernier ne va pas tarder à suivre. Malgré tous ses efforts, elle va se retrouver seule. Je t'en prie, reste comme le fils adoptif que tu as été pour elle. »

La colère de Berin vacilla. Son sens pratique, placide, reprit le dessus.

« De toute façon, il est inutile de tenter de se faire la guerre maintenant. Vous vous feriez massacrer. »

Un silence étrange s'installa entre l'ours et le loup. Gêné, Berin murmura :

« C'est bon… redresse toi… Si tes loups te voyaient…

– Je n'ai pas honte. »

Lentement, il se redressa. Ils reprirent la pêche. Pour autant, ils gardèrent une étrange distance de sécurité entre eux. Quelque chose entre loup et ours venait de se disloquer.

 

Il ne fallut pas quelques nuits de plus pour que l'Ennemi s'approche encore du refuge des loups. Ayant cette fois ci choisi un endroit plus en amont, la meute fut moins prise par surprise. Leur feu se virent de loin, leur pas s'entendirent comme en écho ; le regroupement des loups fut sans appel. Tous avaient peur. Aucun ne voulait véritablement retenter un affrontement. Pour autant, aucun ne semblait prêt à partir. Dans la tanière, le couple de dominant étaient toujours invisible. La meute ne pouvait choisir de direction sans chef.

« Ma louve, je t'en prie…

– Non, ce n'est pas possible ! Il est encore trop faible, il ne peut pas sortir ! »

Presque agressive envers son propre chef, ses yeux ne luisaient plus de détermination que de fièvre.

– En restant ici, tu condamnes toute notre meute à mourir.

– Nous les avons vaincu une fois, nous pourrons bien les vaincre une deuxième.

– Mooie. Nous étions deux fois plus nombreux qu'aujourd'hui. Nous étions les Maîtres de la forêt. Nous avons du fuir avec les blessés en laissant nos morts derrière nous. Si nous restons ici, nous allons nous faire exterminer.

– S’il sort, il va mourir, Svär. »

Les yeux implorant de sa louve le fit tourner le regard. Il observa le louveteau qui posait tant de problème. Il ne bougeait plus. Il semblait froid, presque rigide. Un frisson d'horreur parcourut l'échine du loup noir.

– Mooie. Il est déjà mort.

– C'est faux ! »

Elle resserra avec encore plus vigueur le cadavre de son petit. De loin, Svär entendait déjà les pas au loin, de l'Ennemi tant redouté. Il fallait agir vite. En un éclair, il prit le minuscule cadavre entre ses crocs et le tira hors de sa tanière. Il entendit un hurlement qui lui brula les entrailles. Il s'éloigna vers l'ennemi et de toute ses forces, lança le petit cadavre le plus loin possible. Il regretta de tout son cœur d'espérer que celui ci leur serve de leurre. Alors qu'il s'en retournait vers le refuge, une furie grise se jeta sur lui.

Il n'eut aucun problème à la maîtriser. Son corps déjà plus petit que lui était encore affaibli par les blessures de la dernière attaque. Il menaça de la prendre par le cou.

« Mooie, je t'en prie, calme-toi et écoute-moi. Il faut que tu te reprennes. Je peux comprendre la souffrance et tout le traumatisme que cela a du être pour toi, mais je t'en prie, avance avec nous, vis. Je te promet, si ça peut te permettre d'avancer, qu'on aura d'autres petits, qui ne seront pas délogés, qui ne seront pas attaqués, qui vivront. Reste avec moi, et suis la meute. J'ai besoin de ta présence. »

Pendant un temps, celle-ci ne répondit pas. Puis ses yeux cristal semblèrent s'apaiser. Ils s'embrumèrent également d'un voile sombre. Il la laissa se redresser, et sans un mot, la suivit vers le refuge. Toute la meute les attendait, Berin légèrement à l'écart. D'un pas rapide, presque de course, la meute au complet s'enfuit sans un regard en arrière.

 

L'automne et l'hiver se passa en nomade. Jamais les loups ne s'arrêtaient plus de six heures à un endroit. Le territoire étant immense, ils pouvaient encore fuir longtemps. Alors que la neige tombait, que le sommeil venait pour Berin, le rythme fut, bien qu'il le savait vital, difficilement soutenable. Désormais, le jeune ours dépassait de loin toute carrure des loups même si il n'avait pas encore une taille adulte. La privation d'hivernation lui couta beaucoup. Pour compenser, il passa beaucoup de temps avec Mirga, petite louve impressionnée désormais par la taille de son ami, qui n'hésitait à l'attaquer pour le tenir éveillé. La meute était perdue, tendue, angoissée. Après les traumatismes qu'elle avait vécu lors des temps chauds, elle ne put que craindre le pire en hiver. Mais celui ci, toujours mobile, sans jamais un refuge ou se poser, fut néanmoins plutôt calme. Le printemps revint, mais Svär ne pouvait se résoudre à s'installer quelque part. La sécurité ne semblait plus être possible nulle part. Ainsi, Mooie n'eut pas d'autres louveteau. Restée fragile et affaiblie de la première attaque de l'ennemi, elle ne parut pas en souffrir. Les saisons passèrent, plus rapide que sans doute Svär l'aurait souhaité, et un hiver reparut encore. La neige désormais traçait le moindre loup. Chacun se sentait plus vulnérable lorsque les traces semblaient être inévitable. Berin, désormais, passait beaucoup de temps seul à chasser. Les règles de la meute, avec la vie mobile, semblaient s'être comme distendues dans le temps. Il n'était de toute façon pas très bien vu non plus par la meute. Duistärnis et Wolwaïk, dont les deux autres frères étaient mort depuis longtemps, alimntaient des rumeurs comme quoi le malheur des loups n'était du qu'à la décision d'avoir laissé entré un étranger parmi la meute. Il était difficile de démentir ce qu'il disait quoi que Berin savait totalement que cela n'avait rien à voir. Néanmoins, cela ne lui faisait plus aussi mal qu'avant d'être insulté par des loups. Il n'était plus capable de les voir comme autre chose que des meurtriers à sa propre espèce ; le jeune ours était plus à l'aise seul. Parfois, il chassait avec Räegen, dont la colère et la solitude lui parlait beaucoup. Ils se comprenaient facilement sans prononcer de son. Mooie ne lui avait plus adressé la parole depuis désormais longtemps. Il ne cherchait plus à en comprendre la raison. Svär était débordé par des questions stratégiques. Malgré tout ce qui avait pu se passer, il ne pouvait se résoudre à le laisser tomber. Quelque fois, Berin l'aidait sur la décision à prendre, quand celui ci lui demandait. Pour autant, il ne se croisait plus aussi autant qu'à l'époque du refuge.

Un jour ou Berin et Räegen chassaient tous deux, ils remarquèrent quelque chose d'étrange dans la neige. Des morceaux de bois mort empilés étrangement. Puis, du feu.

« Ce sont Eux, souffla Räegen.

– Qu'est-ce qu'on fait ? Fit Berin sur le même ton.

– Il faut absolument prévenir la meute. Qu'on s'éloigne d'ici. »

Des créatures étrange qui, selon l'ours, ressemblaient étrangement à Räegen, semblèrent les repérer. D'un bond, ils filèrent. Au centre de la meute pour la première fois depuis longtemps, Berin et Räegen s'expliquèrent devant tous. Tout semblait normal, puis, soudainement, un jappement étrange fit le silence. Le ton avait glacé le sang de la plupart des loups, Svär le premier. Mooie, absente depuis quelques temps de la vie de la meute, venait de se placer face à Berin.

« Alors, comme ça, pour ne pas changer, tu as fuis.

– Nous avons jugé plus nécessaire de prévenir la meute pour décider d'une action commune plutôt que de nous emballer sur de la vengeance, tempéra Berin. »

L'expression qu'arborait Mooie terrifiait le jeune ours. Il ne l'avait jamais connu comme cela auparavant. Le même jappement sorti encore une fois de ses babines.

– Qu'as-tu fais de bien réellement, Berin, pour la meute ? Crois-tu vraiment en faire partie ? Depuis que tu es avec nous, ne s'abat que la peur, la désolation et le désastre dans nos rangs. Il serait peut-être temps d'expliquer quelle est ta véritable implication dans l'affaire, n'est-ce pas ? »

Äanstrij tenta de se mettre en travers du chemin de la louve grise, mais celle ci le repoussa avec violence. Surpris, celui-ci s'éloigna sans un mot, se soumettant au pouvoir.

– Tu as tué mes louveteaux, Berin.

– C'est faux, Mooie. J'ai tenté de les sauver !

– Si tu me les avais laissé, j'aurais pu les sauver ! Ils ne pouvaient pas encore s'éloigner de moi, c'était trop tôt ! M'as-tu demandé mon avis avant de me les prendre ? Tu as eu peur, et tu as pris la fuite, voilà ce que tu as fait. Pour autant, tu as voulu justifier ta fuite auprès de la meute, et tu m'as pris mes louveteaux. Et ainsi, tu les a tué.

– Je ne pouvais plus vous protéger, j'aurais pu me battre jusqu'à la mort pour toi, pour tes petits ! Pour autant, ils étaient trop nombreux, me sacrifier ne vous aurais pas sauvé ! J'espérais pouvoir sauver au moins les petits en les emmenant dans un endroit ou personne ne pourrait leur faire du mal.

– Ainsi, répliqua Mooie, imperturbable, tu as choisi un endroit qui était difficile d'accès pour n'importe quel loup.

– J'ai choisi un lieu dont l'accès était difficile pour l'Ennemi !

– Tu les as tué, Berin. Je ne te le pardonnerais jamais.

– C'est donc ça, que tu t'es répété pendant des années ? »

La mère louve ne répondit pas, presque surprise. Berin, dont le moral venait de descendre en flèche, eut comme une étrange envie de rire.

– C'est donc pour ça que tu ne m'adressais plus la parole, ne m'accordait plus un regard ? Pour autant que je me souvienne, néanmoins, ce soir-là tu étais dans l'incapacité de te battre. Sans tes petits, avec l'aide de deux louves, tu t'es retrouvée gravement blessée, alors que je t'avais dit de fuir et non de combattre. Ne penses-tu pas que si je n'avais pas été là et n'avais pas tenté ce que je pouvais pour tes petits, tu ne serai plus ici ? Si tu n'as pas pu sauver tes petits, ce n'est pas de ma faute, ni de la leur. C'est simplement que tu manquais de force. »

L'expression cynique de Mooie se transforma en de la rage pure. D'un hurlement, avant même qu'aucun loup de la meute puisse réagir, elle se jeta avec une vitesse folle sur l'ours. Svär, effaré par l'envenimement aussi rapide de la situation, n'eut que le temps de voir avec horreur sa louve se jeter sur l'ours qu'elle avait elle-même adoptée.

Il suffit d'un simple mouvement de patte. D'un seul, un fort, un sec, sans hésitation, presque comme un réflexe de survie, il stoppa net le cri comme le bond de la louve. En une seconde Mooie était soufflée a terre en un mouvement puissant. Elle s'écrasa sur le sol, la poudreuse amortissant à peine le choc violent qu'elle avait subit. Elle laissa dans la neige une longue trace de poudreuse avant que son corps inerte se stoppe sans un son.

Svär se précipita à ses cotés sans même se préoccuper de Berin dont le but n'avait manifestement pas été celui-là. Mooie respirait encore. Faiblement, mais elle était en vie. Svär, soulagé, tourna la tête. Tous les loups, soudainement méfiant, s'éloignèrent et encerclèrent l'ours. Celui-ci, manifestement pas dans l'envie d'attaquer, se retrouva comme perdu au milieu de cette foule si connue et si hostile. Babines retroussées, même pour Mirga, même pour Räegen. Il était une proie au milieu d'un cercle d'ennemi. Sans même le demander, il comprit directement qu'il n'était plus accepté parmi la meute. Les loups grognèrent, menaçants ; d'un bond, Berin s'enfuit. En se retournant, fixa de ses yeux noirs le seul loup qui, droit, triste, le regardait sans agressivité. Et Svär, dans les yeux du jeune ours, de son petit adopté, sembla lire :

« Tu aurais mieux fait de me tuer. »

Il n'eut pas le temps de s'en assurer que l'ours s'était déjà évanoui dans la forêt. Duistärnis, trop heureux de savoir enfin l'être qu'il détestait tant se faire renier, demanda à son dominant :

« Devons nous le poursuivre ?

– Non. Il n'est pas idiot. Il sait que nous sommes en situation de faiblesse et ne nous attaquera pas ; en échange, laissons-le vivre sa vie.

– Notre Loup, s'avança Wolwäik, nous laissons sur le territoire des loups un de nos plus anciens ennemis.

– Ce n'est pas notre ennemi, et nous ne sommes plus au Temps des Loups. Laissons-le tranquille et partons avant que notre véritable Ennemi apparaisse. »

Alors que le loup noir se penchait vers sa louve souffrante et que les autres loups se détendirent, Äanstrij eut un regard étrange vers l'endroit d’où venait de disparaître à jamais le jeune ours. Et, sans demander l'autorisation ni le soutien de personne, eut un petit hurlement, minuscule, en mémoire d'un ours qui avait tenté par tous les moyens de se changer en loup.

 

Berin courrait dans la forêt. Se fiant à l'appel d'adieu de l'Ancien, il s'éloignait de plus en plus. Il avait beau connaître la forêt comme personne, il n'était plus en état de savoir ou il allait. La seule chose qu'il savait, c'est qu'il n'était pas poursuivi. Un cadeau d'adieu de Svär, pensa-t-il. Soudainement, un bruissement familier lui attira l'oreille.

« Tu avais raison, corbeau. Ours et Loups ne sont pas fait pour vivre sous la même meute.

– Tu vois donc bien que j'avais raison, Ours. Où vas-tu donc ?

– Je ne sais pas. Là où mes pas me porteront.

– Si tu acceptes de me suivre, je peux t'amener à un endroit où tes ennemis ne viendront jamais essayer de te tuer.

– Et que dois-je faire en échange ?

– Me laisser un peu de viande de temps en temps de tes proies.

– Entendu.

– Ah, que j'aime les ours ! »

L'oiseau, sans doute heureux d'avoir fait une bonne affaire, s'envola plus haut. Sans réfléchir, le jeune ours le suivit. Désormais, peu lui importait les erreurs. Il vivait seul, sans loi, sans règle, sans se préoccuper ni de territoire ni d'ennemi. Désormais, il vivrait sa vie comme il l'entendrait, sans se soucier de personne. Fini serait le calvaire de communiquer. Désormais, il serait solitaire.

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itchane
Posté le 13/07/2021
Re : )

J'aime aussi beaucoup ce chapitre, comme Nora.
J'adore ta façon d'affronter tes propres choix, sans concession, sans chercher à plaire au lecteur ni à épargner tes personnages.

Ici les rapports de forces et d'émotions sont très violents, c'est une forme de violence différente de celle du chapitre précédent (on passe de la violence physique de la guerre à la violence psychologique) et c'est au moins aussi marquant, voir plus !
Je suis d'accord avec Nora pour parler de paroxysme : )

Ce chapitre fonctionne vraiment très bien, je me demande ce qui attend Berin par la suite.

Pouiny
Posté le 16/07/2021
Merci beaucoup <3 C'est aussi un des chapitres que je préfère, avec cette sorte d'impuissance de Berin et de Svär qui ne voulaient ni l'un ni l'autre ce qui arrive, mais qui ne peuvent rien faire pour l'en empêcher
M. de Mont-Tombe
Posté le 20/05/2021
Ce chapitre est vraiment très intéressant, c'est peut-être celui que j'ai le plus apprécié depuis le début. Tous les problèmes atteignent leurs paroxysmes, presque à l'image d'une tragédie grecque. Bravo!
Pouiny
Posté le 21/05/2021
Merci beaucoup :3
Vous lisez