Cinq - Omerta !

Notes de l’auteur : La vie nous distribue des cartes, étalées face cachée. Vous retournez chaque carte, et vous faites du mieux que vous pouvez, avec le jeu que vous avez !
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Le samedi suivant, Philomène avait rendez-vous avec Yves pour regarder son CV, étant elle-même relectrice. La mère de Sélène voulait laisser ses trois filles à la maison, mais c’était sans compter son aînée et son amour. La jeune fille avait sauté sur l’occasion, d’autant plus qu’elle était presque au bout des Chroniques de Spiderwick, qu’elle avait l’intention de terminer là-bas. Il n’y avait plus qu’une vingtaine de pages. Elles partirent donc toutes les deux, laissant Coralie et Maëlys seules, direction un des doubles rondpoints de Quiberon.

La sonnette se poursuivit par des aboiements, comme un prolongement naturel. Yves, parfaitement éveillé, leur ouvrit la porte, suivi de près par un Gipsy à moitié fou et Mathéo à moitié endormi et sans doute curieux.

- Venez, entrez seulement ! les invita Yves avec un grand sourire. Ne faites pas attention au bazar. Comment ça va ?

- Bien, bien, et vous ? répondit Philomène. Nous ne sommes pas arrivées trop tôt ? continua-t-elle en voyant le petit déjeuner sur la table.

- Tout va bien ! C’est Corine qui n’a pas daigné sortir du lit, pour une fois, contrairement aux garçons. N’est-ce pas, Léo ?

Sélène ne l’avait pas encore remarqué. Debout devant le lave-vaisselle, il s’empourpra légèrement face à cette taquinerie de son père, sans lever les yeux de son assiette sale. Visiblement, il venait de terminer de déjeuner. Sélène ne put s’empêcher de le détailler rapidement. Il portait un vieux tee-shirt et un jean délavé, mais ça lui allait bien. Un style décontracté parfait pour un samedi matin.

- Sélène voulait rendre le livre, c’est pour ça qu’elle est venue. Honnêtement, je doute qu’elle parvienne à le terminer… continuait Philomène sur le ton de la conversation.

Ce fut au tour de sa fille de rougir. Tant pis ! Yves lui proposa gentiment de patienter avec les garçons si elle avait terminé les Chroniques de Spiderwick, ce qu’elle accepta sans hésiter.  Sauf que Sélène avait omis un léger détail : pas moyen de se détacher de Léo alors qu’il demeurait si proche, à sa portée. Il lui était impossible de lire, juste impossible.

Les deux adultes s’enfermèrent rapidement dans le bureau alors que Léo proposait à Sélène de jouer à Omerta, une sorte de Beaver Gang, tous deux des jeux de mémoires principalement. On pouvait dire qu’Omerta était la version « adulte » du Beaver Gang.

- On y a joué hier soir, c’est génial. Tu incarnes un personnage de la mafia américaine, et le but est de se débarrasser des cartes bouteilles que tu as en ta possession. A moins que tu ne veuilles finir les Chroniques de Spiderwick ? hasarda l’aîné des garçons.

- Non, c’est bon, je veux bien essayer, répondit Sélène à son regard inquisiteur.

Ils s’installèrent autour de la table à manger, puis Léo lui expliqua les règles. Bruno, le benjamin, plus couramment appelé Bruno, s’assit sagement pour les regarder. Il était encore trop petit pour jouer, mais il aimait visiblement les observer. Les trois autres joueurs purent bientôt commencer à jouer fluidement. Ce jeu était vraiment addictif, et ils ne virent pas la matinée passé à toute allure. De temps en temps, les deux aînés échangeaient un vague coup d’œil significateur. Sélène avait l’étrange impression que de l’amour flottait entre eux. Comme si ces regards en disaient bien plus long que leurs mots. Ce jour-là, une mystérieuse atmosphère s’installa entre eux, qui ne les lâcha plus pendant encore longtemps. Pourtant, c’était tout bonnement impossible qu’elle existât, il ne pouvait pas savoir. Sélène se retrouvait face à une situation inconnue, totalement nouvelle pour elle. L’amour lui laissait bien plus de surprises que prévu. Mais c’était aussi ça. L’impossibilité de comprendre quoi que ce soit, tout ignoré.

<3

Les mois qui suivirent furent à la fois très longs et très rapides pour Sélène. Le temps filait comme une flèche, mais il ne se passait rien. Ou en tous cas rien de marquant. Elle continuait à rêver de son cher inconnu, mais maintenant, Sélène ne se réveillait plus à ce moment si fatidique. L’inconnu se retournait, et elle pouvait contempler le visage de Léo aussi longtemps que le lui permettait son sommeil. Il ne changeait jamais. Une fois, il avait failli lui adresser la parole, sauf qu’elle s’était réveillée en sursaut. Une autre nuit, et la seule, elle put entendre sa voix si grave, murmurant doucement son prénom sans relâche.

Depuis l’épisode du jeu, elle avait retiré la lettre et l’avait mise dans son sac à dos, à portée de main. Ça lui arrivait même parfois d’arriver à l’école avec le papier plié en huit à la main. Une fois, alors qu’Alya fouillait dans son sac pour trouver un crayon papier, elle ouvrit la poche qui renfermait la lettre, ce « manuscrit ». Avant de l’ouvrir, elle demanda à Sélène, qui avait blêmi en la voyant déplier la feuille, qu’est-ce que c’était :

- Ce n’est pas un journal intime, quand même ?

- Euh… pas vraiment, répondit-elle en rougissant.

- Attends… Tu ne serais pas amoureuse, par hasard ? continua Alya en ouvrant des yeux ronds.

- Je… On peut dire ça comme ça.

- De qui ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Depuis combien de temps ?

Une avalanche de questions avala Sélène. Pourtant, plus rien ne lui échappa. Mis à part le cramoisi de ses joues, rien ne laissait présager qu’il se passait quelque chose de grave. Enfin, grave demeurait peut-être un peu exagéré. Sauf que c’était la première fois que Sélène ne reniait pas son amour. Alya fut la première à savoir quelque chose, même si c’était très peu. Trop peu pour satisfaire sa curiosité. Les jours qui suivirent furent difficiles à gérer pour Sélène. Ça devenait de plus en plus difficile de garder le secret face à l’insistance de son amie, mais Dieu sait comment, elle y parvint.

<3

La lettre de Sélène ne la quitta plus pendant deux mois. Plusieurs occasions s’étaient présentées à elle, mais à aucun moment Sélène ne la lui donna. Elle se disait à chaque fois qu’un détail l’en avait empêché, sauf que tout était faux. En réalité, Sélène avait peur de lui avouer son amour : pas à lui, Léo, son « ami » d’enfance. Pas à lui, le mec le plus beau du collège, du moins d’après Sélène. Elle qui le connaissait personnellement, et qui, tous les deux mois environ, le retrouvait pour rester une après-midi complète avec lui - et sa famille.

Une nouvelle mode avait pris le collège d’assaut. Sélène la trouvait ridiculement enfantine, mais c’était quand même amusant. Les garçons avaient décidé de jouer à cache-cache barré, si bien que parfois, en discutant à un angle d’un bâtiment, on voyait surgir un garçon - n’importe lequel - qui courait à toutes jambes vers le banc, l’endroit où ils se barraient, parce que le chercheur s’était éloigné, ou alors l’avait trouvé, et ils faisaient la course jusqu’au banc. Un jour, avant la sonnerie de l’après-midi, Sélène s’était installée au coin d’un des bâtiments pour discuter avec Alya. En se retournant, parce qu’elle avait entendu du bruit, Sélène sursauta presque en voyant Léo guetter Jonathan, le chercheur.

- Sélène ! Arrête de sursauter comme ça ! C’est juste Léo ! dit-elle en éclatant de rire.

- Ça va, ça va, pas besoin de te marrer comme ça.

En son for intérieur pourtant, Sélène remercia le ciel, parce qu’Alya n’avait heureusement pas fait de lien entre eux. Mais avant qu’elle ait pu reprendre ses esprits et se retourner pour lui donner la lettre qu’elle avait mise dans sa poche, Léo était parti vers le banc. Ce fichu banc !

Plusieurs fois, c’est ce qu’il lui arriva. Si près du but, et pour si éloignée ! Sélène avait aussi commencé à vouloir attirer son attention. Par petites touches, petit à petit. Elle choisit inconsciemment de se démarquer des autres tout en restant « potable ». C’est-à-dire supprimer toutes les jupes longues de son armoire, du moins ne plus les mettre à l’école. A chaque commentaire de ses amies sur ses vêtements, comme par exemple le jour où elle avait mis des chaussettes dans ses ballerines, Sélène ne se démontait pas pour autant, mais bizarrement, le lendemain, les chaussettes avaient disparu. Entre autre, elle décida de toujours avoir un livre à la main. Toujours. Sauf les quelques jours de pluie, ce qui était TRES rare. Et un jour, miracle, son petit manège fonctionna. Sélène ne se rendait pas compte de tous les changements qui s’opéraient en elle, mais le résultat était bien là. Ce jour-là, elle tenait un livre rouge à la main, la couverture contre elle.

- Qu’est-ce que c’est ? interrogea Fiona.

Fiona se trouvait être l’amie qui dansait avec Léo. Elle était tombée amoureuse en même temps que Sélène, mais heureusement, elle s’était rendu compte à la rentrée qu’il ne lui plaisait plus, contrairement à Sélène. Donc aucun souci à avoir de ce côté. Fiona pris gentiment le livre des mains de Sélène et le retourna pour lire le résumé. Derrière Sélène arriva Léo, qu’elle ne remarqua pas immédiatement. Quand Fiona lui rendit son livre en le retournant pour voir la couverture, Sélène sursauta encore en entendant la voix grave qu’elle connaissait si bien :

- J’en étais sûr !

C’était le deuxième tome d’Eragon, qu’elle tenait maintenant à la main, et Léo l’avait manifestement identifié avant de le voir. Sélène, un peu plus tard en classe, rêvassa comme à son habitude. Cette fois, elle se demanda comment, et pourquoi, Léo savait ce qu’elle lisait. L’hypothèse la plus réelle restait celle qu’il avait vu le dos du livre et lu les premiers mots du résumé. Mais l’imagination de Sélène ne se contenta pas d’en rester là. Elle imagina qu’il l’observait depuis longtemps, épiant ses moindres faits et gestes. En bref, comme Sélène faisait avec lui. Parce qu’il commençait à s’intéresser à elle, parce qu’il était tombé amoureux d’elle. Bien sûr, l’imagination de Sélène allait beaucoup trop loin. La logique n’admettait que la première hypothèse, et encore.

Elle ne le savait pas encore, mais ses quatre mots étaient les derniers que Léo lui adresseraient à l’école avant longtemps. Après, tout deviendrait noir, comme si Sélène avait toujours été une parfaite inconnue à ses yeux. Parce que Sélène, aveuglée par son amour, allait bientôt commettre la meilleure et la pire des erreurs.

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