Chapitre 15 - Réunion

Par Keina

« Pourquoi est-ce que je me bats pour survivre si je ne vis que pour combattre ? Pourquoi est-ce que je me tue à vivre si je ne vis que pour mourir ? »

Nelly, La Cité des Anges

 

À la colère s’emmêlait le remords…

Keina s’en voulait. D’avoir entraîné Mary dans sa fuite, d’avoir fait confiance à Esteban. D’avoir accordé son amitié à Pierre. De n’avoir pas su se battre contre Nephir.

Elle se sentait si faible, si impuissante ! Tout autour d’elle n’étaient qu’illusions, maléfices, trahisons…

et désespoir.

Lorsqu’elle avait aperçu la sorcière s’avancer sur la lande, la démarche féline et le port altier, elle avait cru mourir de honte et d’accablement. Conséquence de la chute, sa plaie s’était ouverte et saignait en abondance à travers son bandage, dessinant un filet carmin sur la pâleur du granit. Mais elle ne s’évanouirait pas, non, pas cette fois. Par-dessus la douleur, par-delà la rage et le désarroi qui luttaient au fond de son cœur, elle vit clairement Pierre s’approcher d’elle en silence, renforcer d’un mouchoir de poche la bande de gaze ensanglantée ; elle vit, drapée dans un kimono aussi rouge que les taches qui maculaient le sol gelé, Nephir rire à gorge déployée – quelle bonne plaisanterie était-ce là ! – ; elle aperçut, du coin de sa paupière brouillée par les larmes, la pauvre Mary qui ne soufflait mot, paralysée d’effroi ; enfin, alors que le Français la soulevait entre ses bras puissants et que le monde autour d’elle se renversait, elle contempla le soleil trancher l’horizon, immense et rassurant, et déployer ses rayons sur l’océan marbré comme la promesse d’un lendemain meilleur, mais pas pour elle, non, pas pour elle.

Car pour elle tout était fini.

 

Guidé par Nephir, Pierre l’avait déposée dans sa chambre, puis s’était défilé sans rien dire. Le médecin de campagne lui avait succédé, nettoyé sa blessure, appliqué un bandage propre et administré un remède. Enfin, au lieu de Mary, une matrone joufflue et ronchonne s’était introduite après lui, l’avait déshabillée brutalement et mise au lit sans même prendre la peine de se présenter. Cependant, Keina s’en moquait, se moquait de tout.

La douleur physique ne représentait rien : son âme entière souffrait le martyre.

Si seulement Luni se tenait auprès d’elle pour constater la félonie de son ami, lui délivrer quelques paroles réconfortantes et la ramener en sécurité, dans la chaleur de ses draps ! À présent, en proie à une fièvre qui obscurcissait son cerveau et embarbouillait ses idées, elle doutait même de la réalité de ses alliés du Royaume. Et s’ils n’étaient eux aussi que chimères ? Et si l’univers au complet obéissait à la sorcière, soumis à sa volonté de fer ? Il ne lui restait plus que la mort… la mort que tous escomptaient, son sacrifice. Privée de magie, qu’avait-elle de plus à offrir à la Briseuse que sa vie ?

Elle se tuerait, et Nephir ne pourrait rien faire pour l’en empêcher. Elle se tuerait et rejoindrait sa mère, et son père, et tous les silfes tombés au combat, qui l’attendaient là-haut et qui savaient que Nephir ne serait jamais la Briseuse, que le Solitaire s’y opposerait… qui était le Solitaire ?

Elle délirait.

Était-ce la proximité de Nephir qui la plongeait dans la démence ? Était-ce l’effet pernicieux de la machine ? 

Keina…

Tu es

Tu es une

(jeune Anglaise accomplie intelligente astucieuse têtue revancharde amoureuse dépitée prisonnière suffocante désespérée)

(parenthèse)

 

*

 

Tout est si confus, l’azur au-dessus d’elle, les nuages sous ses pieds, la paroi lisse et glissante à laquelle elle s’accroche piteusement, et ce visage, ce visage aux traits si raffinés, cette main tendue qu’elle se refuse à saisir, car elle sait que la mort est préférable au destin qui l’attend – tout son être le lui hurle, et elle, si jeune, atome insignifiant coincé dans la démesure des rouages qui s’ébranlent ici et maintenant, mais elle ne veut pas mourir, pas tout de suite ! Les larmes qui jaillissent en cascade, larmes de douleur, larmes de rage, larmes de peur et d’indécision, et elle se sent laide de pleurer ainsi face au beau faciès terrible et souriant de son ennemie qui lui murmure avec candeur :

— Rassure-toi, petit oiseau, ton heure n’est pas venue. Allons, prends ma main ! À quoi servirait ton sacrifice ? Tu n’es pas encore prête… Un jour nous nous rencontrerons de nou –

Mais le visage se déforme soudain, comme une aquarelle que l’on plonge dans la rivière, et une autre figure se superpose alors, doux réconfort, l’assurance que tout ira bien à présent. Une face anxieuse aux iris couleur de ciel, auréolée de cheveux blonds comme les blés… Lun’ ! Tout ira bien, la certitude l’envahit dans une onde de chaleur bienfaitrice.

Lun’ est arrivé.

 

Lorsqu’elle reprit conscience, en fin d’après-midi, un étrange sentiment de sérénité baignait son esprit. Son cauchemar récurrent s’était pour une fois doté d’une fin heureuse et elle ferma les yeux, s’efforçant de dessiner à nouveau les contours de cette face soucieuse qui matérialisait ses espoirs.

Les rouvrit soudain. Avait-elle oublié l’incertitude du sort de Mary, la traîtrise de Pierre, la noirceur de sa propre destinée ? Non, non, non ! Pas question de se complaire dans de vaines rêveries qui ne la sauveraient pas, ni ceux qu’elle aimait !

Elle rejeta au loin sa couverture de laine et se redressa péniblement, avec la ferme intention de sortir de son lit, mais sa nouvelle gardienne pénétra à cet instant dans la chambre.

— Tiens ! Z’êtes réveillée, se contenta-t-elle de marmotter en posant à côté de la cheminée le broc rempli d’eau qu’elle portait entre ses bras massifs. Pas mon fourbis d’vous servir de bonniche, moi. Mais c’que la bourgeoise veut, hein… 

— Qu’est-il advenu de Mary ? s’empressa de demander Keina sans prendre garde à la vulgarité de la matrone.

— C’que j’en sais, moi ! ‘Peut bien pourrir au fond de l’océan, c’te souillon. L’avait qu’à pas désobéir à la maîtresse, pour c’que j’en dis.

À l’évocation du corps de la petite domestique flottant entre les algues, un frisson parcourut l’échine de la jeune fille, et sa gorge se noua.

— S’il vous plaît, n’en dites pas plus, parvint-elle à articuler.

Les traits épais de la servante affichèrent le mépris et elle haussa les épaules.

— Debout ! J’dois vous faire présentable pour le souper. La bourgeoise donne une sauterie, à c’qu’il paraît, et ya vot’ escorte qui vous attend derrière la porte. Allez ! Pas d’temps à perdre !

Keina se raidit, la mine pâle.

— Je n’irai pas. Vous ne pourrez pas m’y forcer.

— Moi, j’peux pas, p’têt’ ben. Mais la matrone, elle sait y faire, elle. V’z’êtes déjà frottée à elle, hein ? J’vous conseille de lui obéir si vous tenez à vot’ peau, pis si vous voulez revoir vot’Mary…

La jeune Anglaise déglutit. L’escapade de la matinée l’avait laissée malade et affaiblie, vidée de toute énergie. Elle n’avait ni le courage de supporter les railleries insidieuses de Nephir, ni la force mentale d’affronter de nouveau son invention diabolique ! Mais ne redoutait-elle pas également une nouvelle nuit solitaire peuplée de cauchemars, entrecoupée de veilles angoissantes, passées à ruminer de sombres pensées ? La menace qui pesait sur elle ne comptait pas, mais s’il existait une infime chance pour que Mary fût encore en vie, elle devait trouver un moyen de la libérer de la sorcière ! Elle finit par acquiescer docilement, et s’abandonna à la servante pour sa toilette.

Lorsque, enfin, elle fut apprêtée aussi convenablement que possible, elle s’approcha de la porte et, sur le consentement de sa gardienne, l’ouvrit sans entrain.

Adossé contre le mur de l’étroit palier qui prolongeait la geôle jusqu’à un escalier en bois rongé d’humidité, l’homme se releva aussitôt et l’accueillit d’un hochement de tête.

— Mademoiselle Keina ? Je me présente, Pierre d’Andresy, secrétaire particulier de Nephir, qui m’a chargé de vous escorter jusqu’à la salle de réception en m’assurant de votre confort. J’en suis positivement enchanté : vous êtes ravissante dans cette robe.

Un clin d’œil furtif souligna son propos d’un trait ironique. Furieuse, Keina détourna le regard et accepta de mauvaise grâce le bras qu’il lui offrait. Face à la première marche, elle hésita, gênée par une courte traîne qu’elle ne pouvait redresser de son membre engourdi et dans laquelle elle avait peur de s’empêtrer. Voyant son embarras, Pierre s’empressa d’accrocher le pan droit de sa jupe à son gant afin de faciliter ses mouvements. La jeune fille grommela un vague merci et le couple s’aventura prudemment vers les étages inférieurs.

 

Une fois qu’ils furent suffisamment éloignés de la petite chambre, le Français reprit la parole.

— Je t’ai menti, Keina. Tu as une mine épouvantable, et cet accoutrement ne te rend pas justice ! Mais je m’étais déjà fait la remarque sur la lande. Tu es si maigre que je jurerais être capable de passer ma main à travers toi. Nephir te mène la vie dure, dirait-on.

— Que de compliments ! railla sourdement l’Anglaise. Je reconnais là ta délicatesse bien française. Est-ce tout ce que tu as à m’annoncer, Pierre, après avoir trahi ton royaume, tes supérieurs et tes amis ?

Son guide voulut répliquer quelque chose, mais se ravisa, préférant marcher en silence.

Alors que le couple traversait une vaste galerie faiblement éclairée par la lumière des chandeliers, il fit soudain face à elle, la mine résolue, et murmura rapidement, trébuchant sur les mots :

— Les apparences sont trompeuses, Keina. Tu me prends pour un renégat, n’est-ce pas ? Pourtant –

Il s’interrompit, alerté par un bruissement de jupes dont l’écho lointain roulait jusqu’à eux. Dans une impulsion subite, il plaqua la jeune fille contre le mur et l’enlaça avec fermeté, enfonçant sa tête si près de son oreille qu’elle perçut son souffle rapide dans son cou. Tandis qu’il chuchotait en hâte, elle garda les yeux rivés sur les fenêtres dans les carreaux desquels se reflétait le visage d’une étrangère apeurée.

— Luni et les autres patientent à l’extérieur. Ce soir, nous agirons. Maintenant, gifle-moi aussi fort que tu le peux.

Elle ne se fit pas prier. Le soufflet cingla l’air et s’abattit sans pitié sur sa joue rasée de près. Il se recula, visiblement outré.

— Voilà bien des manières d’effarouchée ! s’exclama-t-il à voix haute, alors qu’une silhouette se profilait au bout du corridor.

— Monsieur Pierre d’Andresy ? résonna une voix à la sonorité aigre. (Le concerné approuva d’un salut.) Je serais vous, j’éviterai de badiner avec cette demoiselle. Je doute que Nephir apprécie de voir son petit protégé français courtiser sa détenue. Conseil d’amie !

— Ne vous alarmez pas, Georgianna, répliqua Keina. Je vous jure que pour rien au monde je n’accepterai la moindre avance de cet homme. Cette seule idée m’emplit d’horreur.

Manifestement déçue, la dame rouge haussa le menton et, dans un tourbillon de soie et de mousseline, les dépassa sans un mot. La tête légèrement baissée vers le sol, un demi-sourire au coin de la bouche, Pierre la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle s’évapore en direction de la salle de réception. Puis il se tourna à nouveau vers la prisonnière.

— Te fait horreur, vraiment ? Voyons, je sais que ton cœur est engagé, mais quel coup m’infliges-tu là ! Suis-je si misérable à tes yeux ? murmura-t-il, la mine contrite, en lui offrant son bras.

Les lèvres pincées, Keina se contenta d’accepter son invite.

 

Ils pénétrèrent dans le boudoir, attendirent d’être annoncés et passèrent solennellement le seuil. Charmeuse et insidieuse comme une vipère guettant sa proie, Nephir fondit sur le Français et, sans même une œillade pour son otage, accrocha son coude au sien pour le guider à travers les invités. Aux quelques mots qu’ils s’échangèrent, Keina comprit qu’ils avaient été amants. La rebelle bannie inondait le traître d’attentions et lui posait mille questions auxquelles il répondit posément. La jeune fille découvrit non sans étonnement qu’il avait été à son service durant plus de dix ans. Nephir ne cessait de l’aiguillonner sur les raisons de son départ et sur ce qu’il avait accompli durant son absence.

— J’ai voyagé, mentit le Français avec aplomb. Aux Indes Orientales, en Afrique, en Amérique du Sud. Je ne supportais plus guère le climat new-yorkais. Et puis, quand je suis revenu, j’ai appris de tes associés que tu t’étais installée en Angleterre ! Il m’a fallu du temps pour vous retrouver, Madame, cependant le cœur est un guide infaillible ! badina-t-il dans sa langue natale.

Nephir émit un roucoulement satisfait et lança une œillade appuyée à Esteban, qu’elle avait relégué vers l’office des domestiques. L’arrivée de Pierre semblait avoir placé son favori en disgrâce.  Soupçonnait-elle le rôle qu’il avait joué dans la tentative de fuite de sa prisonnière ? Keina s’aperçut sans s’émouvoir qu’elle s’en moquait. Elle n’avait conçu aucune affection pour lui, et éprouvait même une gaieté passive à le voir silencieux, en retrait, enfoncé dans sa morosité coutumière. Pourquoi serait-elle la seule à souffrir le martyre au milieu de cette assemblée à l’allégresse pernicieuse et malsaine ?

Semblable aux précédentes soirées, la réception parut à la silfine plus irréelle encore que d’ordinaire. À l’extérieur, dans la nuit noire, la neige s’était mise à tomber à gros flocons feutrés, ce qui formait un évènement des plus extraordinaires si tôt dans l’année et sous cette latitude, racontait-on en riant autour d’elle. Mais à travers les entrelacs gothiques, Keina ne distinguait guère que les reflets grotesques des créatures magiques qui peuplaient le salon, parés d’artifices que la lumière des chandeliers ne réfléchissait pas. La sensation d’être enfermée en plein cœur d’un monstrueux palais des glaces pétrifiait son esprit. Elle hochait la tête quand on lui parlait, s’asseyait là où on le lui ordonnait, mais tous ses sens étaient anesthésiés. Enrobée d’un nuage cotonneux, sa conscience sombrait. Lorsque le souper fut annoncé, elle suivit paresseusement le mouvement et se plaça devant son couvert habituel, à la droite de Nephir, lançant un regard éteint à Pierre qui s’installa en face d’elle, sur la chaise qu’occupait Georgianna les soirs précédents.

Tandis que les convives échangeaient des banalités, les mots qu’il avait prononcés dans la galerie tourbillonnaient sous son crâne, s’embrouillaient, perdaient de leur substance, résonnaient comme une langue à la signification oubliée.

Luni et les autres patientent à l’extérieur…

Impossible. Il avait menti, forcément… Comment, s’il disait la vérité, avait-il pu la laisser là, sur cette lande déserte, entre les griffes de Nephir, alors que la liberté lui tendait les bras ?

Ce soir, nous agirons.

Ce soir ? L’horloge sonnait-elle déjà l’heure ? Quel jour était-on, au juste ? Quel mois, quelle année ? Elle se noyait dans son propre cauchemar, et autour d’elle ne régnaient que ténèbres et silence glacé des abysses. Les invités se mouvaient au ralenti, comme à travers la lunette d’un kinétoscope déréglé. Pierre versait mollement à sa voisine de gauche un verre de vin dont d’infimes gouttes perlaient sur la nappe ; d’un glissement fluide de murène, Nephir portait sa serviette à ses lèvres ; les voix se distordaient dans l’atmosphère. La perception voilée par une tourbière opaque, Keina tourna la tête avec une infinie lenteur. Derrière une porte de service qui menait aux communs, elle crut apercevoir Mary qui l’observait, le visage estompé, criant de désespoir. D’abord, la silfine cligna, trop peu consciente pour réagir. Puis, d’un coup, son esprit s’éveilla, et elle se redressa vivement. Sa chaise bascula en arrière tandis qu’elle s’écriait :

— Mary !

Elle entendit le silence s’abattre sur l’assemblée et sentit les regards se braquer sur elle, mais les ignora. Pendant que les conversations reprenaient, elle se précipita vers le battant, l’ouvrit en grand et scruta les ténèbres, en quête de la silhouette menue de l’alfine… mais le couloir était vide.

Elle s’accrocha à la clenche cuivrée, tremblant de tous ses membres, et ferma les yeux. Encore une hallucination. Les bruits s’estompèrent à nouveau, mais Keina n’y accorda aucune attention, pas plus qu’au sifflement qui traversa la salle à manger et aux hurlements qui le suivirent. Elle rouvrit les paupières ; dans son dos, les sons se bousculèrent, enchevêtrement indistinct de voix, de vaisselles qui s’entrechoquent, de meubles qu’on renverse. Mais rien de tout cela n’était réel, n’est-ce pas ?

N’est-ce pas ?

La main toujours agrippée à la poignée, le regard pointé vers la galerie sombre et inéluctablement déserte, Keina n’osait se retourner, de peur d’affronter la folie qui grignotait peu à peu ses sens.  

— Nephir !

Cette voix…

— Nephir, rends-toi ! Nous avons investi le château. Là dehors, deux cents agents du Royaume Caché, galvanisés de magie, n’attendent qu’un mot de ma part pour en découdre avec les créatures qui ont embrassé ta cause. Que leur as-tu promis cette fois ?

Était-ce possible ?

Un rire, presque enjoué.

— Ça alors ! Qui eut cru que ce cher Luni ist’Antos parviendrait à déjouer le piège que j’avais tissé pour sa protégée ? Pierre, mon ami, débarrasse-nous de cet importun. Puis il faudra que l’un d’entre vous m’explique comment vous avez réussi à venir dans ce monde. Il me semblait pourtant en avoir bloqué l’accès.

La jeune fille se retourna vivement et se figea, témoin d’une scène que ses sens fatigués peinèrent à assimiler.

Autour de la table du souper, ne siégeait plus que l’autruche, son visage sec plongé dans le potage, une flèche plantée dans le dos. Abandonnant leurs places respectives, les convives s’étaient rassemblés en position défensive de part et d’autre de Nephir qui, le buste redressé avec fierté, les traits à peine chiffonnés, fixait son regard noir vers ce qui avait troublé son dîner. Déployés à l’autre bout de la pièce, devant la grande porte, une vingtaine d’intrus leur faisait face, toutes armes dehors. Parmi eux, Keina identifia certains agents du Royaume : Eoin, le soupirant de Lynn, Caledon, ce vieillard à l’air si austère, Olga toujours aussi bravache, ses deux compagnons dont elle avait oublié le nom…

Sans un bruit, les deux groupes se jaugeaient, à qui donnerait l’assaut le premier. Enfin, le poing serré sur la crosse d’un pistolet, le corps mince de Pierre se détacha avec désinvolture de l’équipe qui protégeait Nephir, parut viser un assaillant posté en retrait, puis, tranquillement, se ravisa et retourna son arme contre le noyau qu’il venait de quitter.

— Ma chère Nephir, déclara-t-il avec une once de dédain. Ensemble, nous avons passé du bon temps, mais toute ère doit s’achever. Hélas, je ne suis plus celui que tu as connu.

Cette fois, la belle assurance de la sorcière fondit comme neige au soleil. Une grimace incrédule déforma son gracieux visage et enflamma ses pupilles.

— Comment ? J’exige une explication, prononça-t-elle d’une voix blanche, tandis qu’à ses côtés, Esteban ne pouvait s’empêcher de dessiner un sourire moqueur qu’il s’empressa d’effacer, alors qu’elle coulait vers lui un œil torve brûlant de rage.

— Oh, c’est très simple. Lorsque je travaillais pour toi, esclave de tes charmes, aveugle face à tes crimes, Luni m’a approché… et m’a ouvert les yeux. Tu es une Carmilla, Nephir, qui vampirise tous les hommes qu’elle croise. Dieu sait quelle épave enchaînée à tes désirs mesquins et égoïstes, aussi lâche et servile qu’Esteban (le concerné ne cilla pas devant l’insulte, mais raffermit sa main sur une courte dague qu’il gardait contre son flanc droit), serais-je devenu si mon ami ne m’avait porté secours ! C’est pourquoi tu conviendras avec moi que je ne puis le tuer comme tu me l’as ordonné. J’ai une dette envers lui, comprends-tu ?

Pendant qu’il parlait, Pierre avança à reculons vers l’autre faction et se plaça auprès d’Olga, qui lui adressa un sourire éclatant. Celui qu’il avait commencé à viser sortit de l’ombre pour s’établir à ses côtés, et le cœur de la silfine s’emballa soudain.

Il était venu.

 

 

Il se tenait là, dans la même pièce qu’elle, le visage tourné vers son ennemie, les doigts enroulés autour de la garde de son épée, les jointures blanchies par la colère et la détermination ! Elle s’agrippa plus fort que jamais à la poignée, trahie par ses jambes flageolantes.

— Non, souffla la rebelle décontenancée, pour la première fois depuis longtemps. Alors, ce retour n’était…

— Qu’un leurre destiné à identifier les lieux et libérer Keina, compléta le Français. Je crains, ma chère Nephir, que tu n’aies fait entrer le loup dans –

Il fut coupé par une exclamation angoissée.

— Keina !

Jusqu’à présent, la jeune fille s’était contentée d’observer, spectatrice inerte, déconnectée, l’esprit surnageant dans son abîme mental. Postée dans l’ombre de la porte de service, elle paraissait avoir été oubliée de l’assemblée entière. Comme éveillée par l’appel de Luni, la sorcière pivota brusquement la tête vers elle et la fusilla du regard.

— Ne la laissez pas s’échapper ! ordonna-t-elle d’une voix aiguë, tandis que le silfe, épée en main, s’élançait dans sa direction.

Plusieurs sbires de Nephir se décollèrent de sa garde pour la cueillir avant lui. Georgianna, qui en faisait partie, lui adressa un sourire féroce. Keina, que l’adrénaline avait ranimée soudain, s’écarta pour les esquiver. Ses pieds s’emmêlèrent dans la traîne de sa robe et la déséquilibrèrent. Elle roula sur le sol, protégeant in extremis la blessure de son épaule droite, puis, sans trop de heurts, se releva en pleine anarchie. L’assaut avait été donné. Lancés à son secours, plusieurs agents se battaient contre les créatures de Nephir. Un essaim de flèches siffla au-dessus de sa tête et vint se planter au cœur d’une masse herbue dans laquelle la prisonnière identifia la femme aux bloomers qui lui avait tiré dessus. La boursouflure soubresauta, puis s’étala sur la table qui s’affaissa sous son poids avec un craquement sinistre. D’une main, Keina ramena à elle les pans de tissu qui la gênaient et se faufila entre les combattants. La sorcière, aux prises avec Olga, Eoin et deux autres silfes, ne s’occupait plus d’elle. Elle en profita pour s’enfuir vers la grande porte.

Cet endroit l’oppressait. Une fois à l’air libre, elle retrouverait ses esprits et pourrait analyser la situation : elle devait d’abord trouver quelqu’un pour l’aider à récupérer sa magie emprisonnée dans la bulle de Nephir, puis elle partirait à la recherche de Mary et…

Son visage percuta une épaule, interrompant ses réflexions. 

— Keina.

Avant qu’elle ne parvienne à s’esquiver, deux bras masculins l’attirèrent contre une chemise au parfum familier.

Tabac, thé noir, anis…

Les sourcils froncés, furieuse d’être ainsi prise au dépourvu, elle leva ses prunelles noisette vers le regard inquiet de son sauveur.

— Keina, comment vas-tu ?

Cette étreinte chaude, ces pupilles angoissées possédaient un je-ne-sais-quoi qui l’apaisa aussitôt. Comme la promesse d’un lendemain meilleur… La jeune Anglaise poussa un soupir à peine audible.

— Est-ce que tout ceci est réel ? murmura-t-elle comme pour elle-même.

Elle ferma les yeux pour s’abandonner contre le torse du silfe. Les rouvrit brusquement.

— Mary ! Je dois la sauver. Nephir m’a volé ma magie, elle est emprisonnée dans une bulle, tu dois m’aider à –

Une balle siffla près de son oreille. Luni cracha un juron et lâcha sa protégée. Une tache carmin s’étalait sur la manche de sa chemise, au niveau de son poignet. Keina voulut l’examiner, mais une force la happa brutalement vers l’arrière.

— Toi, tu ne t’en tireras pas de cette façon, ma jolie, ricana Georgianna contre sa tempe.

La prisonnière fit volte-face, au comble de la colère. Elle ne laisserait pas cette vieille chouette gâcher à nouveau son existence ! Elle lança sa senestre contre le visage de la dame rouge et laboura sa joue creuse jusqu’à sentir le sang s’insinuer sous ses ongles. En guise de riposte, Georgianna pressa son épaule meurtrie, mais le bras de Pierre s’interposa.

— Ah, ça suffit ! Cette demoiselle a assez souffert comme ça, déclara-t-il avec sérieux tandis que Keina, se dégageant des griffes de l’alfine, arrachait le tissu de sa robe pour libérer ses mouvements.

Elle hocha furtivement le menton en sa direction et se reporta sur Luni, qui ne lui prêtait plus attention. Il avait repris le combat sans se soucier de son poignet blessé, et se démenait comme un diable contre une carcasse osseuse coiffée d’un haut-de-forme crevé. Sans l’attendre, elle se précipita vers le seuil et sortit dans le hall, croisant au passage gens armés qui accouraient en renfort et domestiques affolés qui s’enfuyaient à leur vue.

Les pans de sa jupe déchirée frappant ses genoux, des mèches sombres voletant en désordre devant ses yeux, elle négocia un virage et tourna la tête vers l’imposante porte d’entrée, dont les battants grands ouverts invitaient à la noce une nuit sans lune chargée de flocons et des embruns de l’océan. Au-dehors, tout n’était qu’ombres mouvantes transperçant neige et brouillard, et voix confuses lancées d’un rempart à l’autre. Incapable de distinguer quoi que ce fût dans cet enfer, Keina fit mine de se détourner avant de stopper net, alertée par un ronronnement épais qui enflait depuis la chaussée. Durant quelques secondes, elle retint sa respiration. Soudain, deux phares éblouissants trouèrent l’opacité, dessinant un arc de cercle dans la cour de la forteresse. Les halos s’immobilisèrent, et le bruit décrut peu à peu.

La silfine s’engagea sur le perron, l’esprit trop bouillonnant pour se soucier du froid qui l’environnait. Les yeux plissés, elle s’efforça d’identifier l’engin qui balayait le pavé de ses feux blanchâtres, mais en vain. Contrariée d’avoir perdu son temps, elle fit volte-face, lorsqu’une voix retentit dans son dos.

— Keina ! Grimpe !

Elle pivota de nouveau et plaça une main en visière pour comprendre d’où provenait l’appel.

— Lynn ? Est-ce que c’est toi ? hasarda-t-elle, convaincue d’être encore la proie d’illusions pernicieuses.

— Qui d’autre, ma grande ? fit une silhouette rondelette qui se déplia dans l’éclat des deux lampes enfin stabilisées.

L’ombre sauta du véhicule et disparut dans l’obscurité en bavardant.

— J’étais la seule à savoir piloter ce bijou de mécanique ! Mon crétin de frère, encouragé par cet idiot d’Eoin, m’avait bien ordonné de rester au village, mais… baisse-toi !

Elle réapparut au pied de l’imposant escalier du château, un colt vacillant accroché au bout de ses deux bras tendus. La balle qu’elle tira déchira le silence et se ficha dans le bois de l’encadrement. Elle jura. L’instant d’après, un agent posté dans les ténèbres fondit sur un alf cornu qui s’apprêtait à embrocher la fugitive.

Constatant que le danger était écarté, la tireuse se détendit et leva un regard bleu pétillant vers celle dont elle avait – presque – sauvé la vie.

— Lynn ! parvint enfin à balbutier cette dernière. D’où viens-tu ? Et depuis quand sais-tu te servir d’une arme à feu ?

Tout s’embrouillait. Une illusion, encore, forcément… Lynn ne pouvait pas être là, devant elle, vêtue du costume d’amazone qu’elle affectionnait tant, le cou ceint dans un foulard jaune vif qui tranchait l’obscurité, ses cheveux d’or cachés sous une casquette couverte de neige, l’affreux ustensile de métal entre ses doigts et les joues rougies par le froid et la confusion !

— Pour le pistolet, je t’expliquerais, lança l’hallucination pourtant bien réelle, tandis qu’elle gravissait les marches à la rencontre de son amie. Mais il ne faut pas traîner, je dois te ramener au Royaume !

À peine arrivée au sommet, elle empoigna l’une de ses mains ballantes et le tira vers le bas, mais Keina marqua une résistance.

— Attends ! Je ne peux pas t’accompagner ainsi, je dois délivrer ma magie, ainsi que Mary…

Sur ces mots, une autre forme sauta de ce qui lui évoquait vraiment l’automobile trafiquée par la jeune sœur de Luni, et se plaça dans la lumière de ses phares.

— Mary ! s’écria-t-elle à nouveau, au comble de la surprise.

— Ne vous faites pas de souci pour moi, mademoiselle ! Nephir m’a chassée du château, mais au village j’ai retrouvé vos amis, et j’ai pu leur raconter…

La prisonnière en fuite dévala les marches quatre à quatre et se précipita dans les bras de la petite domestique, tandis qu’autour d’elle les combattants surgissaient de l’ombre pour la couvrir. Lynn la suivit sans attendre, son revolver toujours brandi devant elle en guise de défense.

— À propos de votre magie, mademoiselle Keina, reprit l’alfine après l’embrassade, vous êtes celle qui l’attire, n’est-ce pas ? Je crois… je crois que vous pouvez l’appeler d’ici, si quelqu’un consent à vous en prêter un peu.

Keina tourna son visage interloqué vers Lynn qui lui renvoya un regard désolé, consciente de n’avoir aucune énergie enchantée à lui offrir, avant de s’exclamer, une lueur dans les yeux :

— L’automobile ! C’est elle qui nous a amenées à toi ! Regarde…

Elle sortit de sa manche une note chiffonnée et la tendit vers son amie. La jeune fille le déplia dans la lumière que diffusait toujours le véhicule, le nez froncé par l’entêtant effluve d’huile, de pétrole et de soufre qui s’en dégageait. Une plume fine et hâtive avait apposé quelques mots que les flocons s’appliquaient maintenant à effacer.

« La Mémoire porte mon empreinte. Si les êtres vivants ne passent pas, utilisez la magie d’une machine ! La Simplex de Lynn vous conduira jusqu’à moi. »

Une curieuse boule se coinça au travers de sa trachée et elle déglutit pesamment. Le papier glissa de ses mains, tombant doucement sur le sol duveteux. Elle releva son regard incrédule sur Lynn. Elle reconnaissait l’écriture : c’était la sienne.

— Je n’ai jamais rédigé ça.

— Je le sais bien ! répondit la blonde d’une voix excitée. N’est-ce pas étrange ? Comment aurais-tu appris que mon automobile est une Mercedes Simplex que j’ai trafiquée ? Je ne te l’ai jamais dit !

Le bruit étouffé d’un corps s’écroulant dans la neige les fit sursauter toutes les trois. Tandis qu’elles parlaient, plusieurs sbires de Nephir étaient apparus sur le seuil du château et se battaient avec acharnement contre les alliés du Royaume. Lynn reprit sans s’émouvoir :

— J’ignore comment s’y est prise Nephir, mais Luni et les autres ne trouvaient le moyen de pénétrer dans son monde. Les Elfides étaient comme désorientées au moment de traverser le Passage, et alors que je travaillais sur mon automobile –j’ai lu récemment dans le Journal des Sports que les modèles de course de la Simplex peuvent atteindre les soixante-dix miles à l’heure, tu sais ! Mercedes a d’ailleurs encore gagné cette année la coupe… certes, ce n’est pas le sujet. En bref, j’ai découvert ce mot, coincé sous l’une des roues.

— « La Mémoire porte mon empreinte »… Qu’est-ce que cela signifie ? murmura Keina, déconcertée.

Un grelottement soudain la parcourut de haut en bas et elle serra son bras valide contre son torse frigorifié. Aussitôt, Mary se défit de sa pèlerine pour la passer autour de ses épaules.

— Si vous me permettez, mademoiselle, ce n’est pas le plus urgent. Vous devez retrouver votre magie pour vous battre contre dame Nephir !

Keina baissa sur l’alfine un regard surpris. Où s’étaient enfuis les hésitations et balbutiements de Mary ? À peine reconnaissait-elle dans ses grands yeux écarquillés, étincelant d’une détermination toute neuve, l’ancienne domestique craintive et paralysée par l’ombre de Nephir ! Celle-ci saisit son trouble et s’expliqua simplement :

— Elle a ordonné que l’on déracine mon sorbier. Comprenez-vous ? J’ai été suffisamment naïve autrefois pour croire qu’elle me le rendrait, mais c’est fini. Je n’ai plus rien à perdre à présent, débita-t-elle dans un souffle, le front bas et les sourcils froncés.

Comme pour prouver ses paroles, elle écarta de sa senestre les deux amies et projeta la dextre en avant, paume grande ouverte. Du néans jaillit comme l’éclair un enchevêtrement de feuillages et de lianes qui se ficha dans la gueule d’un énorme félin aux canines retroussées.

— Qui donc se permet de tels accès de violence en ma demeure ? fit une voix inflexible venue du hall. Ce pauvre matagot ne méritait pas ce sort cruel. Digwairdd, j’espérais qu’après ma petite punition, vous auriez la décence de vous laisser mourir au creux d’un caniveau ; si j’avais su que vous reviendriez prêter main-forte à ma cousine, je vous aurais tuée de mes propres mains !

La silhouette de Nephir, droite et fine comme une cariatide, s’encadra entre les battants de la porte, face à la nuit. Ses lieutenants la rejoignirent bientôt, et les deux amies de Keina se placèrent instinctivement devant elle afin de la protéger. Un coup de feu retentit ; traversant les flocons, une balle siffla près de la sorcière et lui soutira un rictus guogenard. L’odeur de la poudre s’éparpilla dans les ténèbres glacées.

— Comment donc, Lynn apprend le maniement des armes ! Souhaites-tu que je te donne quelques leçons, chère amie ? La précision semble te faire défaut.

— Ne t’encombre pas de cette peine, sorcière, cette bien piètre tireuse est déjà mon élève, hélas, s’éleva une voix rocailleuse derrière le véhicule.

Keina eut à peine le temps de reconnaître Erich qui se glissait à ses côtés, des longs filaments de magie verdoyante lovés entre ses mains.

— Le bruit court que cela pourrait vous servir, lui souffla-t-il quand il fut suffisamment proche d’elle, le visage toujours tourné vers Nephir.

La jeune fille, en pleine confusion, releva les yeux vers le perron : la sorcière l’avait déserté pour se porter à sa rencontre, l’épée au poing. Luni, Olga et Pierre apparurent à leur tour par la grande porte, poursuivis par une horde d’alfs difformes, et crièrent des paroles qu’elle ne comprit pas.

Elle reporta son regard affolé vers le silfe qui lui tendait ses paumes, le sourire aux lèvres, l’éclat fantasmagorique des corpuscules enchantés soulignant ses traits, dans une attitude de messie grotesque. D’un revers négligent, Nephir repoussa une attaque de Mary, tandis que Georgianna, sous sa forme de rapace, fondait sur Lynn pour lui labourer le flanc. Déséquilibrée, cette dernière lâcha son arme et roula dans la neige, entraînant la dame rouge avec elle. Cinni, que la jeune fille n’avait pas encore remarqué, sauta d’un rempart pour lui porter secours. Au même instant, Esteban et Caledon brisèrent l’un des vitraux de la vieille bâtisse, emmêlés dans un combat à mort.

Le père et le fils, réalisa Keina, frappée d’horreur. Les paroles de Luni lui revinrent à l’esprit. Mais Caledon est un silfe admirable ; il a su garder la mesure de son devoir, et laisser de côté ses sentiments paternels…

Alors, c’était ça, la guerre ? Tout ce sang versé, cette fureur autour d’elle, à cause d’elle… Elle se tordit, soudain prise d’un renvoi violent qui broya son estomac comme les dents d’un engrenage. Elle ferma les yeux, et la vision, aussi claire qu’une photographie de Nadar, s’imprima derrière ses paupières.

Une clarté irréelle baignait ce monde sans couleur. Sur le champ de bataille, de longs glyphes de brume dansaient entre les morts, emportés par le vent, entraînant avec eux un entêtant parfum de putréfaction. Quelques yards plus loin, un loup mince fixait sur elle ses pupilles obliques. Il secoua son échine et, d’une démarche souple, s’élança à sa rencontre…

— Keina ! Prends cette magie !

La voix impérieuse venait d’Ekaterina, qui, sortie de l’ombre à l’improviste, retardait l’avancée de Nephir dans un duel sans merci.

— Ma tendre amie, je ne m’attendais pas à te rencontrer ici, persifla celle-ci, plus déterminée que jamais. Qu’en est-il donc de notre petit accord ?

— Il n’y aura plus d’accord, il n’y en a jamais eu ! s’écria la tutrice de Keina d’un ton larmoyant en s’efforçant de contrer les attaques de la rebelle.

Sur ces paroles qu’elle ne comprit pas, la jeune fille s’éveilla subitement et approcha ses doigts fins de l’essaim qui crépitait au creux de la paume d’Erich, étincelles d’émeraude flamboyant dans l’obscurité.

— Que dois-je faire ? murmura-t-elle, effrayée, alors que les flammèches léchaient ses ongles abîmés.

Comme pour répondre à sa question, les particules enchantées traversèrent soudain son épiderme, dans une salve électrique foudroyante. Cela lui fit l’effet d’une renaissance. Elle ferma les yeux. Laissa l’échantillon magique circuler dans ses veines, guérir son corps et son âme.

Tu es une Silfine…

le vent dans les arbres le galop léger des elfides les tours qui étincellent dans le matin brumeux

Tu es…

— …la Mémoire !

…elle rehaussa les paupières, se tourna vers Mary, qui se battait contre une Hydre sortie des flots et lui jetait fréquemment des regards alarmés…

— Concentrez-vous, miss ! Vous pouvez convoquer la Mémoire ! Visualisez la sphère !

… les referma aussitôt.

Ne pense pas. Ne réfléchis pas. Laisse-toi porter. La magie est là, en dessous de toi, elle t’appelle…

Les corpuscules bouillonnaient en elle, réchauffaient son épiderme, éveillaient tous ses sens. Sous ses souliers usés, le sol se mit à vibrer, mais elle n’y prêta aucune attention. Aussi clairement que si elle s’y trouvait, elle vit l’installation de verre et de cuivre exploser, se répandre dans la crypte en mille fragments ; elle observa le plafond qui se craquelait ; sentit les filaments de jade se frayer un passage dans la terre et la roche millénaire pour la retrouver.

Subitement, Keina rouvrit les yeux. Débarrassée de tous ses adversaires – Ekaterina gisait un peu plus loin, l’abdomen transpercé –, Nephir s’avançait vers elle, sa silhouette féline frémissant de rage et de détermination.

— Trop tard, exhala faiblement sa cousine alors que le flux se déversait en elle par vagues bienfaitrices.

La déflagration se percuta en un cri silencieux à l’obscurité neigeuse et balaya la rebelle bannie et toutes les créatures imaginaires dans chaque coin des fortifications. La magie tourbillonnait autour de sa propriétaire, toujours plus vite, toujours plus haut… Debout au cœur de ce cyclone qui nimbait la nuit d’une aura olivâtre, la silfine se laissa porter par l’énergie, détachée du monde qui l’environnait.

— Keina, tu dois contrôler ton esprit ! hurla quelqu’un derrière le voile.

Elle tourna la tête, essayant de deviner qui était à l’origine de cet appel, mais ne distingua rien dans le maelstrom de vert qui la ceinturait. Soudain, une main trancha le halo enchanté et se saisit de son poignet pour l’extraire de là. Elle grogna, comme sous l’emprise d’une drogue aux effets lénitifs, et sortit lentement de son cocon protecteur. La magie cessa alors de tourbillonner et s’éteignit en douceur, n’abandonnant dans l’atmosphère qu’un puissant relent soufré et quelques traînées verdâtres qui sinuaient entre les flocons.

Profitant de sa torpeur, Luni tira sans ménagement Keina vers l’automobile que Mary, d’un coup de manivelle, venait de remettre en marche. Lynn l’attendait sur le siège conducteur, le visage barbouillé de terre ensanglantée et le costume en lambeau. Le cœur de la silfine se serra en la voyant en si piteux état, mais son amie la rassura d’un sourire.

— Je lui ai fait un sacré sort, à cette vieille chouette ! fanfaronna-t-elle alors que le véhicule s’ébranlait sur les pavés de la cour.

Keina s’accrocha désespérément à l’épaule de Luni tandis qu’il la hissait sur le fauteuil passager, se rappelant soudain qu’elle avait juré de ne plus jamais monter à nouveau dans cette machine infernale. De plus, à présent que la magie circulait dans ses veines, elle brûlait de rejoindre le champ de bataille, d’en découdre enfin avec Nephir ! Elle jeta un regard suppliant à Lynn, qui fixait le sien sur la route illuminée.

Quelques yards plus loin, le Passage s’était ouvert au milieu de la chaussée, et plusieurs alfs se précipitaient déjà dans sa direction pour leur barrer la voie. Se cramponnant à son siège, elle pivota le buste. Perchée sur les deux roues de secours qui ornaient le train arrière du véhicule, Mary lui renvoya un sourire triomphant, une main agrippée au dossier de Lynn, et l’autre posée sur sa charlotte de dentelle blanche qui dansait, grisée par la vitesse. Derrière elles, Nephir, remise de son choc, chevauchait un Kelpie aux naseaux incandescents lancé à leur poursuite. Esteban, quant à lui, s’était juché sur une Georgianna plus hideuse que jamais, grotesque croisement entre un Grand-Duc et une Harpie drapée de rouge. Lorsqu’elle passa au-dessus de Luni, celui-ci en profita pour s’accrocher à sa croupe, dans une tentative héroïque de déséquilibrer l’amant de Nephir.

— Une épée, il me faut une épée, murmura compulsivement Keina, les doigts solidement arrimées au cuir de son siège, tandis que Lynn accélérait, menant son automobile à un train d’enfer pour échapper aux imaginaires qui surgissaient de toute part.

Un Church Grimm au visage simiesque bondit sur le marche-pied. La silfine sursauta, mais une salve de verdure chassa l’importun.

— Votre magie, mademoiselle ! cria Mary, qui avait conduit l’attaque, à son oreille. Servez-vous-en !

Keina acquiesça, résolue, et s’efforça d’invoquer au creux de ses mains les particules enchantées. Alertée par son amie, elle se baissa, évitant de justesse une langue de feu qui lécha la pointe de ses mèches. Dans son désir ardent de se défendre, elle prit à peine le temps de se concentrer que sur ses genoux les corpuscules de jade composaient déjà les reliefs d’une rapière, son arme favorite. Elle releva la tête et ferma les yeux : le véhicule, dans un vrombissement infernal qui roulait sous son crâne et assourdissait les bruits de lutte qui l’environnait, s’engouffrait à l’intérieur du Passage, piloté par une Lynn plus décidée que jamais, ses lunettes sur le nez et son menton pointu enfoncé dans le volant.

La seconde d’après, la Mercedes et ses passagers déchirèrent la quiétude nocturne de la traverse dans un tohu-bohu puant et fracassant. Une nouvelle fois, son épée fraîchement formée au poing, Keina se retourna : les alfs, faute d’avoir su la stopper, avaient suivi la voiture et surgissaient un à un du fin voile de magie, en un cortège carnavalesque qu’elle crut un instant tout droit sorti d’un triptyque de Jérôme Bosch.

— Arrête-toi ! hurla-t-elle à son amie. Nous ne pouvons pas les faire entrer au Royaume !

— Rassure-toi, lui répondit celle-ci sur un ton identique sans dévier son regard de la route, les portes de la Trouée se refermeront sur les intrus !

Cela n’avait rien de réconfortant pour la silfine, qui, à l’idée de laisser Luni, Ekaterina, Caledon et même Erich aux prises avec Nephir et ses lieutenants, sentit un frisson glacé grimper le long de son échine. S’armant de courage, elle se précipita sur le volant pour forcer la main de Lynn, mais avant de toucher celui-ci, le Kelpie chevauché par la sorcière se cabra devant les roues de la Simplex, obligeant sa conductrice à faire un tête-à-queue maladroit jusqu’au bord du précipice. Dans un geste désespéré, Lynn actionna le levier des freins, et le crissement des pneus résonna dans la nuit. L’arrêt brutal du véhicule projeta les trois occupantes à terre, basculant dans la boue neigeuse de la traverse.

Keina se releva avec plus de peur que de mal, et lorsque Nephir fondit sur elle, la garde haute, elle esquiva sa botte, dotée d’une énergie accrue par l’adrénaline. Enfin, elle trouvait le moyen de se défendre face à celle qui lui avait volé sa vie, son enfance et sa famille ! Autour d’elle, alors que la Mercedes s’était tue, les combats avaient recommencé de plus belle et s’intensifiaient à mesure que les retardataires franchissaient le Passage. Mais elle riva son attention sur son adversaire, veillant à ne commettre aucune maladresse, s’efforçant de parer toutes les attaques malgré son manque de technique. Elle esquissa un dégagement, perdit l’équilibre sous l’afflux de magie qu’elle n’arrivait guère à maîtriser tout à fait, et contra in extremis une fente adroite de Nephir avant de glisser à nouveau sur la terre glacée de la chaussée.

— Cette scène ne t’est-elle guère familière ? lui susurra la sorcière, avec sur le visage la certitude de sa victoire.

Keina se déroba de justesse et reprit sa position défensive face à la rebelle.

— Qu’entendez-vous par là ? ne put-elle s’empêcher de proférer d’un ton angoissé tout en évitant un coup d’estoc.

— Voyons, as-tu tout oublié, petit oiseau ? Ce n’est pourtant pas la première fois que tu me rencontres sur cette traverse. Souviens-toi, il y a treize années…

Déstabilisée par le sourire narquois de son ennemie, la silfine manqua une parade et répliqua gauchement. Elle coula son regard vers les autres combattants : dans le chaos ambiant, Esteban et Luni se battaient avec acharnement, et Mary et Lynn s’étaient liguées contre Georgianna, à nouveau humaine, qui montrait peu à peu des signes de faiblesse. Soudain, les bribes de ses cauchemars refirent surface dans son esprit.

(La route défile, défile, défile… On l’emmène loin d’ici.

Les elfides se sont arrêtés, subitement

Cris, mouvements, douleur

Les épées tintent autour d’elle, pourquoi pense-t-elle à Lun’ ?

Elle court pour échapper à ce froid, pour échapper à la mort qui lui sourit

Elle court, elle trébuche

Les nuages au-dessous d’elle, ses doigts menus qui glissent le long des pierres froides

Elle va tomber, elle va mourir, elle le sait. La voix le lui a dit au creux de son oreille, mais elle refuse de l’écouter… Et elle crie, elle crie…)

Ses yeux s’écarquillèrent tandis que peu à peu, la scène émergeait de la brume opaque de sa mémoire.

— Treize ans, murmura-t-elle, baissant sa garde, le regard dans le vague. Lorsque mes tuteurs m’ont emmenée chez les Richardson…

Nephir en profita pour passer à l’offensive, mais un brin olivâtre dévia son effet, n’entamant que le coton épais de la cape prêtée par Mary. Ce coup de taille ranima la silfine qui tenta une riposte.

— Évidemment, je n’étais pas réellement présente ce jour-là, continua son adversaire, rompant la mesure. Il m’était impossible, sans cette Mémoire qui me fait tant défaut, d’emprunter le passage. J’ai simplement projeté une image afin de déstabiliser votre petite équipée. Cela a remarquablement bien marché, puisque vos elfides se sont engagés dans la mauvaise voie et ont atterri dans le monde que j’avais créé à ton intention ! N’est-ce pas merveilleux, tout ce que l’on peut accomplir avec l’Imagination ?

Galvanisée par ses paroles, elle dansait au gré de ses feintes, esquivant les longs rubans de magie qui se dégageaient de Keina, sa robe de taffetas sequinnée scintillant sur la traverse baignée de clair-obscur aigue-marine. Irritée, fatiguée, la silfine porta une attaque de dernier recours, trébucha sur l’une de ses propres salves enchantées, roula dans la neige sale de l’accotement et laissa échapper sa rapière, qui glissa hors de sa portée. En quelques enjambées, Nephir fut sur elle, sa lame à l’éclat tranchant prête à l’embrocher. In extremis, Keina tenta une roulade qui l’approcha dangereusement du précipice, et, couchée sur le dos, incapable de bouger davantage, lut, l’espace d’une seconde, une hésitation sillonner, fugace, les traits de l’Eurasienne. Elle ne veut pas me tuer, pas tout de suite, réalisa-t-elle soudain alors qu’elle apercevait du coin de l’œil Luni qui, débarrassé pour un moment d’Esteban, se ruait à son secours. Elle bascula son regard vers l’abîme. Ce n’était pas la première fois qu’elle contemplait ainsi les nuages qui tapissaient le vide. Elle n’avait que six ans lorsque, trébuchant pour échapper à une illusion, elle s’était accrochée, désespérée, aux rochers lisses et abrupts qui soutenaient la traverse.

Rassure-toi, petit oiseau, ton heure n’est pas venue. Allons, prends ma main ! À quoi servirait ton sacrifice ? Tu n’es pas encore prête… Un jour nous nous rencontrerons de nouveau…

Keina se souvenait, aussi clairement que s’ils avaient été prononcés la veille, des mots que l’image avait proféré à son intention pour l’engager à remonter, juste avant que Luni ne l’efface d’un coup d’épée et ne lui tende un bras secourable.

Une seconde. Elle abaissa les paupières, laissant uniquement les sons et les odeurs parvenir jusqu’à elle. Des sabots, des voix autoritaires, un relent de soufre de plus en plus prégnant : sans le moindre doute, Keina comprit que la cavalerie du Royaume se portait à leur secours, l’une des Reines, sinon les deux, galopant à sa tête. Nephir allait-elle en découdre avec une armée entière ? Deux secondes. Elle rouvrit les yeux et vit sa silhouette féline s’approcher en hâte de l’endroit où elle gisait, refusant de s’enfuir sans sa prisonnière.

Soudain, ses pensées s’éclaircirent, comme habitées par une idée nouvelle. Elle se remémora le délire fiévreux dans lequel l’avait plongée sa tentative de fuite de la matinée – mais n’était-ce pas une éternité plus tôt ?, et un sourire furtif habilla ses lèvres bleuies par le froid. Il ne te reste plus que la mort… la mort que tous escomptent, ton sacrifice. Tu te tueras et rejoindras ta mère, et ton père, et tous les silfes tombés au combat, qui t’attendent là-haut et qui savent que Nephir ne sera jamais la Briseuse… parce que je m’y opposerai, chuchota sous son crâne une voix inconnue.

Elle planta ses pupilles noisette dans les prunelles noires de son ennemie et comprit ce qu’elle avait à faire. Elle ne craignait plus le vide à présent. Luni surgit par derrière, cria son nom – Nana !, mais peu lui importait.

À l’aide de ses deux mains, elle se redressa face au gouffre, lança un dernier regard vers son amour et, sans que rien ne justifiât son geste, bascula en avant.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
vefree
Posté le 10/02/2011
"Un jour nous nous rencontrerons de nou –" => cette phrase n'est pas finie, on dirait. Un c/c qui a mal marché peut-être...
 
Outre cette petite faute relevée, me voilà à déguster ce premier morceau de chapitre comme un délicieux chocolat chaud. Finalement, ce Français n'était pas si mauvais que ça ! Il n'était traitre que pour mieux infiltrer le rang ennemi. Fiou !!!!! Si tu savais comme je suis rassurée ! Bon, Keina n'est vraiment pas en bonne forme. A travers le voile de sa conscience embrumée, elle a tout de même reconnu ses amis et surtout Luni venu à son secours. Oooooh, que je suis contente ! Voilà un retournement de situation qui est bien plaisant à lire. Reste à savoir si ça va tenir... 
Et pour ça, il faut filer lire la suite.
Vraiment, cette lecture est un délice. Ton style et ton vocabulaire sont enchanteurs. J'adore. Tu sais, il y a des lectures, comme ça, qui me font soudain un tel bien-être que tout mon corps se détend de plaisir et de confort. Tu es de celles-là.
Keina
Posté le 10/02/2011
Pour la phrase, non non, ce n'est pas une erreur, c'est juste que j'ai choisi de couper le mot pour accentuer l'effet de rupture... mais ce n'est peut-être pas très bien rendu ! ^^'
Je suis contente de t'avoir rassurée en tout cas !  Même si bon, ça se corse après... :D Merci pour ce commentaire, et pour le beau compliment que tu me fais à la fin. J'espère ne pas t'avoir trop tendue par la suite ! 
La Ptite Clo
Posté le 08/02/2011
PIERRE EST UN GENTIIIIIL ! LUNI EST LAAAAAA ! NEPHIR VA TOMBER HEHE !
Rolalalala, vite vite vite, je vais lire la suite ! *_*
Keina
Posté le 08/02/2011
Bon, au moins, cette fin de première partie fait son petit effet... ^^ Merci Clo ! :)
Vous lisez