8. Ville suspendue

Dans l’immense gare de Canopée, les souvenirs des Rondins laissèrent place à l’émerveillement. Diane aimait le spectaculaire et fut enchantée de ces lianes de fleurs qui s’entrelaçaient en spirales délicates autour des poutres.

La femme qui les attendait ressemblait aux pâtisseries du solstice d’été. Basile et elle se serrèrent la main avec une telle émotion que Diane détourna le regard. C’était donc elle, la scientifique avec laquelle il maintenait une correspondance depuis des voltes.

— Éléonore, se présenta-t-elle à la marnée.

— Diane, enchantée.

— Je vous porte votre bagage, proposa-t-elle dans un excellent ilyen, vous avez fait un long voyage.

Diane voulut refuser mais fut abasourdie de voir que la chercheuse s’emparait de sa malle comme si elle était aussi légère qu’un éventail. Elle la suivit à travers la foule sans rien dire. Personne ne lui avait jamais porté quoi que ce fût.

— La chambre à L’Aubane Sylvestre sera prête dans quelques heures. Je vous montre l’hôpital en attendant ? C’est sur le chemin.

Le visage de Basile s’illumina comme si elle lui avait promis un tour de barque et un sorbet à la lavande.

 

Ils montèrent un escalier en spirale et se retrouvèrent sur une plateforme en rondins de bois, d’où partaient des ponts vers d’autres troncs. C’était une ville-arbre, perchée dans la forêt. Des panneaux indiquaient qu’il ne pouvait pas y avoir plus de deux personnes à la fois sur une passerelle. Basile et Éléonore traversaient, puis Diane suivait, souvent en même temps qu’un coursier à casquette et sacoche, qui récupérait des missives et les emmenait à leur destination.

Elle profita du trajet pour dévorer la capitale des yeux : les ponts qui serpentaient entre les arbres, les domiciles érigés aussi haut que possible, tandis que les boutiques et bureaux parsemaient les niveaux inférieurs des troncs, à la hauteur du passage. C’était sublime, délirant, chaotique ; et Diane soupçonna tout cela d’être l’invention d’un rêveur sous racines hallucinogènes. La capitale méritait bien son surnom de Ville Suspendue.

 

Ils arrivèrent à l’hôpital par une aile privée, composée d’un couloir et une pièce commune au premier niveau, puis de chambres-cabanes le long d’un escalier en spirale.

Éléonore déposa la malle de Diane à côté d’un bureau en acajou, leur prépara du café qui avait un goût mentholé infect (« ah, il restait du thé dans la cafetière, au temps pour moi »), puis emmena Basile dans les étages.

Diane resta dans la pièce commune, bras ballants. Elle s’étira, tourna sur elle-même, regarda par la fenêtre, essaya le canapé et finit par consulter les livres et jeux sur les étagères. Leur désordre était horripilant. Elle vérifia qu’il n’y avait personne, puis retira tout. Les piles s’amoncelèrent sur la table basse. Tête penchée, elle réfléchit à des catégories : récits d’aventures, ouvrages documentaires sur la région, ouvrages médicaux, casse-têtes, jeux de société.

— Les casse-têtes, ça peut se résoudre à plusieurs aussi, fit une petite voix derrière elle.

Diane découvrit un être emmitouflé dans un tricot, deux écharpes et un bonnet. À la fois femme et enfant, elle tenait un cartable, qu’elle posa sur le canapé avant de s’y enfoncer.

— C’est vrai, admit Diane avec une moue. Comment tu classerais les jeux, alors ?

— Par niveau de difficulté, et à l’intérieur de ça par palette de couleurs.

Ravie de ces suggestions, Diane s’exécuta. Du coin de l’œil, elle vit que l’inconnue frigorifiée sortait du papier à grain et de l’encre. À sa demande, elle lui passa l’un des guides de la région, que la madéenne consulta avant de soupirer.

— Les gens sont si approximatifs, dit-elle avant de relever les yeux vers Diane, qui poussait d’un millimètre un livre pour qu’il soit au même niveau que celui d’à côté. Bon, pas vous, de toute évidence.

Diane l’invita à la tutoyer. Elle regarda le papier, se remplissait d’encre puis devenait vierge. Les lignes formaient des axes, des ponts et des escaliers : une carte.

— C’est Canopée ?

— L’hôpital. Mon frère m’a apporté un échantillon très parlant. Il arrive là, il était au travail. Il a un magasin de jouets en bois à l’Alcôve.

— Moi aussi j’envoyais mon petit frère en mission, sourit Diane. Je peux regarder ?

Elles observèrent les couloirs et chambres apparaître, évoluer et disparaître, encore et encore.

— C’est impressionnant. Tu fais ça depuis longtemps ?

La réponse ne vint pas, parce que Basile et Éléonore firent leur entrée.

— Aymée ! Voici Basile, un collègue d’Ilyn, et je vois que tu as déjà rencontré son interprète, Diane.

— Tu viens d’Ilyn ? s’exclama Aymée à Diane, stupéfaite.

— La fièvre est revenue, constata Éléonore avec un regard vers la tenue d’Aymée. Et les visions ?

— Ça va, ça vient, il y a un hippocampe adorable qui me rend visite de temps en temps.

Diane sentit son cœur se serrer contre ses tripes.

— Basile aimerait te poser des questions.

— Prenez donc place dans ma salle du trône, l’invita Aymée avec une courbette.

Basile s’assit et lui expliqua qu’il aimait constituer des dossiers uniquement à partir d’informations qu’il récoltait moi-même.

— Mais dites donc, va peut-être falloir que je déménage à Ilyn, si vous tout le monde y est aussi rigoureux que vous deux, commenta Aymée.

Diane lui fit un sourire complice, puis reprit son rangement de la bibliothèque.

— Je m’appelle Aymée Abillion, j’ai dix-sept ans et j’ai été diagnostiquée avec une cendrure rouge.

Diane fit tomber un livre, bredouilla une excuse et le remit à sa place. Elle avait entendu les conversations des médecins à la boulangerie et, si elle n’avait pas retenu tous les symptômes, elle se souvenait en revanche très bien du ton qu’ils employaient, de leurs cernes, du découragement qui émanait d’eux comme de la poussière. La cendrure était une sentence de mort.

— Mes symptômes : insomnies, cauchemars, vertiges, nausées, fièvre et, le plus coriace, des taches sur les yeux. Sauf celui-ci, les autres vont et viennent, c’est pas constant.

— Avez-vous observé des facteurs qui déclencheraient des symptômes ?

— Je n’arrive pas à être sûre… Parfois, quand je m’énerve, j’ai l’impression que je dors moins, mais ça peut être la maladie comme ça peut être normal.

— Je vois. Et à quand datez-vous les premiers symptômes ?

— C’est un peu le même problème. Je n’ai jamais eu un bon sommeil. Petite, je me fatiguais déjà très vite. J’ai quitté l’école à douze ans et continué à la maison. On a passé des voltes à chercher un diagnostic avec mon frère, mais…

Sa phrase resta en suspens et Diane vit dans ce silence les allées et venues à l’hôpital, les heures aux urgences, l’incertitude qui grignotait des heures de sommeil, les mensonges pour ne pas inquiéter l’entourage, la culpabilité de ne rien pouvoir faire seule.

— Tant que je vois assez pour dessiner, franchement…

Aymée ne termina pas cette phrase non plus, mais cette fois Diane savait pourquoi et en était mortifiée : elle venait de renifler.

— Diane, ça va ? demanda la patiente, ce qui eut pour effet de la faire pleurer pour de bon.

— Je suis… vraiment… désolée, hoqueta Diane, ça va… bientôt… s’arrêter.

Elle devina les regards ahuris des médecins sur elle et voulut disparaître, mais soudain le rire d’Aymée s’éleva et redescendit en cascade. C’était un son rauque, ancien et réconfortant.

— On se retient tellement tout le temps, dit-elle, que ça fait du bien d’avoir quelqu’un qui se lâche.

Son regard était doux mais celui de Basile invoquait des fureurs mythologiques ; il lui fit signe d’attendre dehors.

Dans le couloir, elle bouscula un jeune homme roux et rattrapa le bocal qu’il avait lâché.

— Ça va aller ? lui demanda-t-il en remarquant ses larmes.

La question était trop vague et vaste pour qu’elle pût y répondre. Ce ne fut qu’après de longues minutes, lorsque son cerveau se fut assez aéré, qu’elle fit le lien : elle venait de croiser Merle, le frère d’Aymée. Elle se félicita d’avoir quitté la pièce avant son arrivée, car assister à la complicité entre la mourante et son frère l’aurait achevée.

 

Elle se reposa longuement le lendemain, dans la spacieuse chambre qu’on lui avait octroyée pour la durée du congrès. Ils terminèrent leurs préparatifs avec Basile et très vite ce fut le soir de la cérémonie d’ouverture.

Diane portait une robe bleue que Hortense lui avait cousue avant son départ à Arroyos. L’avantage d’être restée si petite était que sa garde-robe était la même depuis l’adolescence. La simplicité du tissu et de la coupe droite contrastait avec l’exubérant veston argenté que Basile portait sous son costume.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Croyez-moi, répondit-il d’un ton dépité, je n’avais pas envie.

— Quelle élégance ! décréta Éléonore dès qu’ils arrivèrent.

Elle portait une jupe en tulle et un haut noir, avec des chaussures dorées abracadabrantesques.

Diane balaya du regard les invités, réunis au pied du tronc, dans un des rares jardins de la ville, privatisé pour l’occasion. Chacun avait un détail qui scintillait : un bracelet, le sac, un parasol (malgré la nuit tombée). À l’inverse, les domestiques avaient des tenues bleues, discrètes et efficaces — comme elle. Diane était et resterait une marnée. Les capitalins de Madeira avaient choisi ce surnom pour les provinciaux, parce que ça sonnait comme mal nés, même s’ils expliquaient que c’était pour rendre hommage aux marécages qui existaient partout dans le pays et qui devenaient lacs à Salmuera et canaux à Arroyos. Diane trouvait l’insulte plus supportable que le mensonge. Elle détestait qu’on la prît pour une idiote.

Éléonore eut des collègues à saluer, donc Diane avança aux côtés de Basile, traduisant ses propos à mesure qu’il avançait. Il se présenta une cardiologue, un neuropathe, une experte du souffle quantique et un professeur de microbiologie — qui avaient tous les deux l’accent fedhien —, un nez qui créait des bougies médicinales et un directeur de clinique. Tous attendaient avec impatience le discours controversé de Basile, dont le titre les faisait saliver depuis des semaines : « Des origines biologiques, physiques et chimiques de symptômes touchant les neurodégénérés depuis la Cinquième Guerre ». Il y avait un pétillement dans les yeux des interlocuteurs qui suggérait que c’était risqué, dangereux, et Diane se triturait les méninges pour comprendre ce qu’ils trouvaient d’aussi audacieux dans ce titre si rébarbatif.

 

Ils montèrent sur scène parmi les applaudissements. Comme deux oiseaux aux vols parallèles, qui se suivent et se répondent, ils entrèrent dans une osmose pendant les vingt minutes de présentation. Il y eut des exclamations, des rires, des sourcils froncés, des têtes secouées, des murmures d’assentiment : personne ne fut indifférent.

Ce ne fut qu’en traduisant les mots devant un public que Diane comprit ce que Basile faisait. En appelant les médecins, chercheurs et professeurs, à remonter les pistes des maladies, il les invitait à remettre en question les explications avec lesquelles ils avaient grandi, par exemple celles qu’ils avaient apprises dans des manuels portant le sceau du gouvernement. Il ouvrait une brèche. « Une fois que la contestation commence, il devient impossible de l’arrêter », disait Ludivina quand elle racontait la révolution étouffée dans l’œuf dont elle avait été témoin dans sa jeunesse. Basile avait-il conscience de ce qu’il disait ? Des conséquences ? Pourquoi ne l’avait-il pas prévenue ?

Les yeux de Diane, soudain toilés, comptèrent huit paires de casqués, aux mêmes essences qu’à la frontière : un tronc et un vautour. Parmi les centaines d’invités, ils passaient inaperçus. L’un d’entre eux discutait avec un homme sinistre juché sur une plaque flottante — de la technologie fedhienne.

Basile prit Diane par le bras pour l’aider à descendre de scène. Il lui jeta un regard courroucé de s’être laissée distraire de nouveau, puis il fut assailli de questions et de félicitations.

 

Un autre discours commença quelques minutes plus tard. Avant même de lever les yeux, Diane devina à l’accent que c’était l’homme flottant. Il remplaçait son prédécesseur, qui avait été rappelé à la mère patrie, en tant qu’ambassadeur fedhien à Madeira. Il accueillait le congrès comme une opportunité de renforcer l’unité de la Triade du Solstice.

— Temps libre, souffla Basile à Diane pour qu’elle cessât de gesticuler derrière lui.

Elle ne se le fit pas dire deux fois et fila vers le buffet, que deux serveurs remplissaient en discutant.

— Moi, je suis pas serein qu’elle soit là-bas alors qu’il y a des cendrés deux arbres plus loin.

Diane oublia immédiatement les petits fours et se mit à suivre les deux collègues. Ils montèrent en silence les escaliers que des invités descendaient, et ne reprirent leur conversation qu’à l’étage du dessus, dans la cuisine.

— Mais ça se transmet pas que par les dragons ? demanda enfin le collègue.

— Beh non, les dragons y en a plus.

— C’est possible d’être aussi con ? rétorqua une cuisinière en versant quelques gouttes de sauce sur chaque noix de Saint-Jacques. Ils existent toujours, mais ils nous parlent plus. Ils sont fâchés.

— D’où les cendrés. Ils les ont maudits.

— Mais donc c’est contagieux ?

Personne n’en avait la moindre idée. L’instigateur se tourna soudain vers Diane, qui tenait son assiette à deux mains, avec un petit four croqué dessus.

— Ah bah bravo, si on commence à ramener les assiettes une par une, on n’est pas rendus. T’es sûre que la personne avait fini de manger au moins ?

Diane acquiesça et posa l’assiette là où on lui montra. Le serveur leur mit trois tasses de café et elle accepta la sienne, en cherchant à se faire toute petite.

— Moi ce qui me chiffonne dans cette histoire, c’est qu’on sait pas, justement. Et que les cendrés ont rien à tarabistouiller avec les autres gens. À Ilyn paraît qu’ils les rangent à la campagne, au milieu de nulle part.

— Même pour eux, songea le plus jeune en tirant sur ses oreilles décollées, c’est peut-être plus sympa de mourir là-bas.

— Voilà, c’est ça que je dis. Ici, faudrait leur donner un coup de pouce. Leur montrer qu’ils seraient mieux ailleurs.

— Va pas faire des bêtises à l’hôpital, toi, avertit la cuisinière, y a plus de casqués que d’habitants en ce moment.

— Ils seront tous à la visite demain, grommela-t-il tout bas.

— Pourquoi il y en a autant d’ailleurs ?

— Je sais pas mais rien que poser cette question ça peut t’attirer des ennuis ces jours-ci.

Le premier serveur posa son doigt sur ses lèvres en faisant de grands yeux et la cuisinière, autant excédée qu’amusée, leur demanda de bien vouloir retourner au travail.

Diane remonta à la suite des serveurs, puis leur faussa compagnie une fois dans le jardin. Basile la cherchait pour rentrer. Sur le chemin, ni l’un ni l’autre ne prononça un mot.

 

Lorsqu’ils arrivèrent dans leur chambre à l’Aubane, Diane demande à Basile de passer par sa chambre juste une minute. Elle devait lui parler.

— Et ils ont dit tout ça au buffet ? demanda-t-il lorsqu’elle eût fini de lui expliquer.

Diane se figea, le cœur dans l’estomac. Il n’allait pas être content du tout. La renverrait-il ? Maintenant que le discours était passé, pouvait-il l’abandonner à Madeira ? La perspective l’eût enchantée il n’y avait pas si longtemps mais elle commençait à trouver que ce n’était pas le meilleur moment pour visiter le pays.

— Diane, qu’avez-vous fait ? insista Basile.

— Je voulais juste écouter la suite de leur conversation.

— Et ?

— Je les ai suivis en cuisine.

— Et ?

— Ils m’ont pris pour une serveuse, dit-elle en montrant sa tenue avec un certain agacement.

— Et ?

— J’ai bu un café avec eux.

— Diane, l’arrêta Basile en fermant les yeux pour contenir sa colère. Est-ce que vous comprenez la délicatesse de ce que je suis venu entreprendre ?

La question semblait rhétorique, donc elle resta immobile, les yeux baissés.

— Vous étiez incapable de vous comporter correctement pendant une soirée ?

C’était comme se prendre une gifle glacée.

— C’est trop difficile pour vous de suivre des instructions ? C’est pour ça que vous ne l’avez pas eu, votre diplôme ? (Il eut un rire jaune.) Antoine dit toujours qu’il faut enlever les quotas au Conservatoire, parce que ce n’est juste pour personne, les marnés n’ont pas le même niveau.

— Et vous êtes d’accord avec ça ? interrogea Diane d’une voix plus froide que la nuit.

— Je commence à me poser la question. Qu’est-ce que j’en ai à foutre qu’un serveur déteste les cendrés ? Vous vous rendez compte combien ça décrédibiliserait mon discours, ma démarche, si les gens apprenaient que mon interprète se fait passer pour une serveuse ?

— Mais qu’est-ce que ça peut…

— Ils pourraient nous accuser d’être des espions ! D’être venus défendre la collaboration pour en fait voler leurs secrets et leurs idées.

— Dans les cuisines ?!

Basile secoua la tête.

— Diane, si vous vouliez jouer à la fille naïve, il fallait rester aux Sept, asséna-t-il en guise de conclusion.

Il claqua la porte en sortant.

Diane ne dormit pas de la nuit. Au matin, sa décision était prise.

 

Munie de son plan, elle trouva l’Alcôve et erra parmi les boutiques à la recherche d’une vitrine remplie de jouets. Elle eut un hoquet émerveillé lorsqu’elle la découvrit enfin : des figurines composaient une forêt miniature sur la devanture. À l’intérieur, elle contempla, les yeux ronds, les aventures que vivaient les animaux sculptés en bois. Un lapin sur un trois-mâts scrutait l’horizon. Un écureuil sautait d’un arbre à un autre (Diane dut plisser les yeux pour apercevoir le fil auquel il était suspendu). Elle sentit soudain un regard posé sur elle et remonta les yeux vers Merle, qui était installé à son comptoir.

— Bonjour, le salua-t-elle un peu tardivement. Je suis…

— … Diane. Ma sœur m’a dit. Vous vous sentez mieux ?

Elle eut un rire gêné et opina. Il était en train de sculpter, et elle pointa vers ses mains d’un signe de tête.

— C’est magnifique. Vos… jouets ? Créations ? Œuvres ?

— Jouets, sourit-il. Merci.

Elle s’approcha et vit qu’il travaillait sur un renard. Douze autres tentatives étaient allongées à côté.

— Vous savez ce qu’on dit, plaisanta-t-elle, la quatorzième est toujours la bonne.

— J’espère, soupira-t-il, mi-figue, mi-raisin.

— Vous ne faites pas d’animaux marins, constata-t-elle. Ma légende préférée, c’est celle de la pieuvre et du cachalot.

Il releva des yeux intrigués.

— Mon premier manège tourne autour de la forêt, expliqua-t-il en pointant vers un dispositif vide.

Incapable d’imaginer ce qu’il y voyait, elle acquiesça néanmoins. Il était temps d’aborder le sujet pour lequel elle était venue, mais elle avait peur de le froisser, ou que sa réaction fût aussi méprisante que celle de Basile.

— Ceci dit, les bois, c’est bien aussi, broda-t-elle plutôt, j’adorais le conte de la Gardienne de la Forêt quand j’étais petite.

— Elle s’appelle Siloë.

— Ah oui ? Je me souviens plus. Je me souviens que c’était la petite dernière d’une lignée de sorcières de mère en fille.

— Dans la réalité, répéta-t-il doucement, elle s’appelle Siloë, et elle est un peu tête en l’air.

Diane comprit qu’il connaissait cette femme, qui n’avait existé pour elle jusqu’à maintenant que comme un personnage d’histoire. Elle secoua la tête et en vint aux faits.

— Aymée est peut-être en danger, lâcha-t-elle.

Au regard de Merle, elle regretta immédiatement sa formulation. Pourquoi les mots étaient-ils si traîtres ?

— Je veux dire que j’ai entendu des gens parler des cendrés hier. Ils disaient qu’ils voulaient les faire partir de l’hôpital.

— Ah, soupira Merle, ça c’est normal. Une fois qu’on est transféré, on devient un pestiféré.

— Mais… et s’ils venaient leur faire peur ?

Merle la regarda longuement, comme pour la sonder, puis il posa son renard.

— D’accord, je vais la déplacer.

Éberluée qu’il l’eût crue et profondément soulagée, Diane quitta le magasin peu après. Elle suivit les raccourcis que Merle lui avait indiqués. Elle rattrapa le groupe de scientifiques à l’Orée et ignora le regard surpris de Basile.

 

Les rayons matinaux nimbaient l’entrée de la forêt de Landamæri d’une magie ancestrale. Diane retint son souffle lorsqu’ils atteignirent le motif de l’excursion : l’Allée des Fresques, quatorze séquoias géants peints. Chaque fresque était une symphonie multicolore autour d’une constellation. Diane reconnut la sienne, la pieuvre, à ses tons mauves, rouges et noirs, et apprécia qu’ils eussent placé en face le cachalot bleu, blanc et fauve. Elle n’alla pas jusqu’à applaudir, ce que firent certains docteurs, car ça lui semblait déplacé : le sacré, pour elle, était tout à fait personnel.

Adoucie, elle laissa Basile approcher malgré la colère qu’elle ressentait encore à son égard.

— Je suis désolé, dit-il, je… J’ai honte des propos que j’ai tenus hier soir. J’ai eu peur.

— Navrée d’avoir menacé votre réputation.

— Non… J’ai eu peur pour vous.

Diane ne put dissimuler son étonnement.

— Il y a quelque chose qui nous échappe ici. Pas ça, précisa-t-il en signalant les fresques. Nous sommes au mauvais endroit, au mauvais moment. Votre position est déjà compliquée du fait que vous travaillez avec moi. Il faut que vous restiez très, très prudente.

— J’essaierai de faire attention, promit-elle, et vous, essayez de me prévenir la prochaine fois qu’il faudra mettre des paillettes, bon sang.

Basile accueillit cette suggestion avec un rire, le premier depuis leur rencontre. Ils se tournèrent une dernière fois vers les Fresques.

Puis, d’un commun accord, ils faussèrent compagnie au groupe pour aller déjeuner.

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EryBlack
Posté le 13/09/2023
Je ne m'attendais pas à ce que les deux intrigues se rejoignent si vite, mais c'est chouette ! J'aime bien la rencontre entre Aymée et Diane. J'ai été un peu surprise que la première s'adresse aussi directement à la deuxième (je voyais Aymée un peu plus réservée) mais le coup du "les gens sont approximatifs... ah non, pas vous" ça m'a fait vachement rire ! Et j'aime bien la réaction de Diane aussi (je suis totalement du genre à pleurer pour ce qui arrive à d'autres gens). Je me suis demandé si ses pleurs ne venaient que de ce qui arrive à Aymée, ou si c'était lié à des éléments de son passé. Aurait-elle un proche qui a été victime de cendrure ? (je sais pas je me dis que son frère par exemple elle ne lui envoie pas de lettre...)
Je te confie par contre que je ne voyais pas du tout le frère et la sœur roux, pourtant tu l'as sans doute dit :') dans ma tête ils sont bruns tous les deux, couleur plumage de merle quoi... désolée ! Je vais essayer de bricoler ma cervelle !
Ce chapitre ouvre pas mal de fenêtres sur la politique des différents pays, ça me paraît judicieux par rapport à ce qu'on se disait dans les précédents commentaires. Toujours pour te livrer ce que je retiens de tout ça, voilà comment ça s'organise dans ma tête : Madeira c'est le pays dans lequel ils se trouvent, avec les villes-forêts ; Ilyn c'est celui dont viennent Basile et Diane ; il y en a un troisième, celui des fehdiens, dont je ne suis pas sûre du nom (Fehdia ?). Ces trois pays forment la Triade. Les Sept c'est la région de Madeira dont Diane est originaire, un endroit un peu paumé, et peut-être l'endroit où ils "rangent les cendrés", puisqu'elle a entendu les médecins en parler quand elle travaillait à la boulangerie ? (à moins que la boulangerie ait été à la capitale ? je suis pas sûre...)
Comme tu le vois, j'ai encore de petites incertitudes qui vont, j'en suis sûre, se solidifier par la suite. Ces incertitudes tiennent aussi à certaines phrases dont les tournures m'interrogent parfois :
"Il remplaçait son prédécesseur, qui avait été rappelé à la mère patrie, en tant qu’ambassadeur fedhien à Madeira." -> ici, la mère patrie, spontanément je dirais que c'est celle du gars dont il est question, ce qui m'a plongée dans des abîmes de perplexité (un ambassadeur dans son propre pays ?) jusqu'à ce que je croie comprendre que c'est la mère patrie de Diane.
"Moi, je suis pas serein qu’elle soit là-bas alors qu’il y a des cendrés deux arbres plus loin." -> je ne sais pas si ce "elle" désigne quelqu'un que je devrais savoir identifier.
Un autre truc : Basile, Diane, Aymée, Éléonore, ce sont des prénoms que j'associerais spontanément à des gens d'un même pays. Merle ressort un peu du lot, ce qui est cool. Quelques marins aussi : Oren, Malo, Idris, ça évoque un peu d'ailleurs. Il y a peut-être une raison culturelle à cette proximité pronominale entre les deux pays, mais en l'état, ça m'a un peu questionnée.
Autre point important : Basile. C'est un peu difficile de le saisir. J'ai l'impression qu'il laisse Diane très libre de ses mouvements depuis le début, qu'il a à la fois de la considération pour elle (genre c'est un individu libre) mais aussi un peu d'indifférence, et qu'il lui donne assez peu de consignes. J'aime bien cette confrontation entre eux et les excuses qu'il présente après (même si encore une fois c'est un peu rapide peut-être, "j'étais en colère parce que j'ai peur", ça demande une grande maturité émotionnelle de le comprendre et de le dire à voix haute, non ?). C'était l'occasion de le voir se dévoiler un peu, de même que ces questionnements politiques de fond qui commencent à affleurer. Je sens que je vais bien l'aimer en fait, j'aimerais bien qu'il soit peut-être un peu plus "planté" dans ces premiers chapitres ?
Ce que j'ai beaucoup aimé : les décors de la Ville Suspendue, la conversation dans la cuisine et celle dans le magasin de jouets. Toujours plein de chouettes trucs !
Relevé au passage :
"Elle regarda le papier, * se remplissait d’encre puis devenait vierge." -> il manque un mot ?
"Tu viens d’Ilyn ? s’exclama* Aymée à Diane, stupéfaite." -> on ne s'exclame pas à quelqu'un, je crois. Le "à Diane" est superflu, on comprend à qui elle s'adresse :)
"à partir d’informations qu’il récoltait moi*-même"
"Il se présenta * une cardiologue" -> manque un mot ?
"Diane demande* à Basile de passer par sa chambre juste une minute"
"lorsqu’elle eût* fini" eut
"Ils m’ont pris* (prise) pour une serveuse"
Nanouchka
Posté le 28/09/2023
Coucouuuu ♥

J’ai lu tes commentaires dans le désordre du coup, je suis un raton laveur. Mais ça marche aussi !

Tu as tout bon pour la géographie, youpi !

Les deux intrigues doivent se rejoindre vite pour le bon fonctionnement du roman, c’est chouette si ça marche :)

La rousseur de mes loustics fait sens avec leurs origines et tout, et c’est bien dans leur chapitre de présentation, mais c’est pas non plus tragique de les imaginer autrement. Je n’imagine presque jamais visuellement les personnages (pas de mémoire visuelle dans la vie non plus, donc forcément…), donc je n’accorde pas une grande importance au physique que je donne aux miens.

Les prénoms sont une torture pour moi. J’ai une amie qui sort des prénoms comme une mitraillette. Moi je prends n’importe quoi juste pour avancer et ne pas rester bloquée 25 heures. Résultat : je confonds Merle et Basile 90% du temps et je vois bien qu’Aymée et Diane devraient théoriquement venir du même pays. J’ai du mal à me décider sur une façon d’organiser les noms. Ilyn est plus dans le genre Amérique Latine et Madeira plus dans le genre franco/britannique/scandinave, mais donner des prénoms avec ces provenances/sonorités me semblerait étrange par rapport au fait que c’est une autre planète. J’envisage de créer tout bonnement des noms avec des systèmes phonétiques ressemblants. Genre prénoms inventés pour Ilyn qui ont des terminaisons en « ero » et « ela ». Faut que je me penche sur la question.

Basile est un personnage trop chouette que j’ai typiquement rendu plus sympathique qu’il ne l’est au début pour qu’on l'aime, coupant ainsi les ailes de sa transformation. L’idée est qu’il commence uuuultra classiste rationaliste conservateur et que sa vision du monde évolue peu à peu aux côtés de Diane et des Voltigeurs. Ce sera revu bientôt :)

Je crois qu’Aymée est une boule d’affection, enthousiasme, zéro-filtre, qui a vécu un peu confinée toute sa vie, et se lance (métaphoriquement) sur les gens quand elle en voit. Ce qui du coup est la personnalité parfaite pour Diane, qui a du mal à faire confiance : là, il y a que pureté.

Merci pour tout cela et pour tes relevés de coquillettes ! ♥
Zlaw
Posté le 11/03/2023
Hello Nanouchka !


Je commence mon commentaire par un détail idiot : très bien trouvé, le terme "voltes" pour désigner un cycle de temps. Il ne me semble pas qu'on l'ait déjà entendu auparavant, mais ça fait sens qu'ils n'aient pas les mêmes termes que "nous". Curieuse de découvrir quels autres petits termes tu as dénichés par-ci par-là. ^^

Et OUI ! Diane et Basile rencontrent Éléonore ! Les deux intrigues se rejoignent ! Hourra ! \o/ Je ne pensais pas que ça se ferait si vite, donc c'est une agréable surprise ! Et ne comprends pas par cette remarque que c'est trop rapide, c'est juste bien, je pense. =)

La rencontre avec Aymée ensuite, puis Merle, se fait assez rapidement, mais tout en douceur en même temps. (Dès qu'Aymée apparaît, c'est comme un gros plaid tout doux, en même temps.) Il aurait été possible d'entrer plus dans les détails, mais à la limite, c'est bien que ce soit par petites touches, ce premier mélange des personnages. Ce ne serait peut-être pas aussi crédible si tout de suite il y avait une énorme connivence entre les équipages. Autant que ça se fasse plus naturellement.

Que Diane soit psychorigide du rangement est étonnant, avec son caractère plutôt libre et sauvage le reste du temps. Elle a quitté l'Académie, fait pleins de petits boulots, a eu le culot de mentir à son entretien pour le job d'interprète, etc. Insister pour ranger, même selon un code étrange (par difficulté, pourquoi pas, mais par couleur ?) lui confère donc du contraste, je trouve !

J'adore les scènes de bal, alors j'ai été presque frustrée qu'on ne passe pas plus de temps à la réception, mais bon, on a quand même droit à la description de quelques tenues d'apparat, alors ça me va. Et puis, la soirée fournit tout de même son lot d'informations, avec le subterfuge de Diane pour se rendre en cuisines et écouter la conversation des serveurs. Pas très cools, ces gens. Reflètent-ils réellement l'opinion publique ? Diane semble penser la menace imminente, et pourtant, quel serait l'élément déclencheur ? Pourquoi maintenant et pas auparavant ? L'aile de l'hôpital n'est pas flambante neuve, il me semble. Qu'est-ce qui m'échappe dans le contexte ? Est-ce que c'est uniquement l'attention que Basile attire sur la maladie avec son intervention au congrès ? Aussi, ces gens voudraient-ils réellement faire du mal aux patients tels qu'Aymée, ou bien ont-ils simplement peur et préfèreraient-ils juste que des mesures plus strictes soient prise pour éviter l'exposition ?

Le magasin de Merle vend du rêve. Je pressens qu'il va peut-être devoir le quitter, et ça me rend triste d'avance. ><
J'ai aussi trouvé cool que Siloë soit un personnage de ce que Diane considérait comme un conte. Littéralement fabuleux, comme développement. ^^

Enfin, je n'ai pas trop apprécié l'altercation avec Basile, mais c'est purement subjectif. Sans doute est-ce logique, pour un genre de noble, de se préoccuper de sa réputation et de la politique plutôt que du danger potentiellement encouru par une unique patiente. (À moins qu'il y ait d'autres cendrés ? Ce n'est pas dit.) Néanmoins, je suis contente qu'il s'excuse à la fin. Ça rattrape la très grosse maladresse de sa réaction initiale. Je n'ai pas envie de ne pas aimer Basile ; ne me demande pas pourquoi, je n'ai pas encore trouvé. Toujours est-il que, ce qui semblait initialement particulièrement prétentieux et égoïste, est au final expliqué comme simplement raisonnable, sous un certain angle.


Voilà. Un autre de mes commentaires un peu décousus, j'espère que tu ne m'en voudras pas trop. La conclusion c'est que, entre les décors et les personnages, c'est une fois de plus un joli chapitre.
À la prochaine fois ! =D

P.S.: ramassage de coquilles (et remarques sur des tournures qui m'ont laissée perplexe) :
- "La femme qui les attendait ressemblait aux pâtisseries du solstice d’été." -> C'est-à-dire ? C'est jolie, comme tournure, mais j'ai du mal à savoir si c'est une comparaison de forme, de couleur, ou d'impression... Il s'agit d'Éléonore, on le découvre juste après, donc je penche pour les couleurs et peut-être aussi l'impression, mais je me dis qu'un peu de précision ne ferait pas de mal ici. =)
- "un escalier en spirale" -> Quelle est la différence avec une escalier en colimaçon ? (Ceci est une vraie question, j'adore les colimaçons, mais les autres types d'escaliers, je les trouve difficiles à décrire.)
- "souvent en même temps que des coursiers à casquette et sacoche, qui récupéraient des missives et les emmenaient à leur destination."" -> "qu'un coursier à casquette et sacoche, qui récupérait des missives et les emmenait à leur destination". Parce qu'il ne peut pas y avoir plus de 2 personnes en même temps, donc même si Diane partage le pont avec un coursier différent à chaque fois, il n'y en a quand même qu'un seul à chaque fois. Si tu veux insister sur le fait que le coursier change, tu peux peut-être rajouter "un coursier à casquette et sacoche ou un autre", ou alors "un coursier à casquette et sacoche, jamais le même, parmi la multitude qui récupéraient des missives...". Juste des pistes. Mais trouver le pluriel alors qu'on vient juste de dire qu'il ne faut être que 2 m'a vraiment perturbée. xD
- "oeil" -> "œil"
- "d’informations qu’il récoltait moi-même" -> "lui-même" (je soupçonne qu'un dialogue ait été changé en narration ^^)
- "des tâches sur les yeux" -> "taches"
- "le discours controversé de Merle" -> N'est-ce pas Basile, qui donne un discours ?
- "neurodégénérés" -> "neurodégénérescents" (apparemment ce n'est pas un mot, mais c'est juste pour souligné que "neurodégénéré" semble final, alors que ce sont des gens en cours de neurodégénérescence dont il est question, non ?)
- "soudain toilés" -> "voilés" (?)
- "coeur" -> "cœur"
- "ignora le regard surpris de Merle" -> Encore une fois, est-ce que ce n'est pas plutôt Basile, qui est surpris, à ce moment-là ?
Nanouchka
Posté le 26/03/2023
Bonjouuuuur Zlaw,
Merci pour ta lecture et ton commentaire <3

Tu as raison : pourquoi maintenant ? Pourquoi les gens veulent-ils attaquer l'aide des cendrés précisément maintenant ? Je vais me noter la question dans mon journal de bord et laisser le truc cogiter ; en général, les réponses viennent au bout de quelques semaines.

Neurodégénérescents, c'est joli et trèèèèès long. Mais c'est effectivement plus juste que neurodégénérés. Je vais peut-être me créer un néologisme plus court.

Escalier en spirale est synonyme d'escalier en colimaçon, en effet !

Bien joué et merci pour les Merle/Basile. Je confonds leurs prénoms dans ma tête, donc je sens qu'il va falloir que je change quelqu'un. Mais j'adore leurs prénoms. Ça me turlupine.

J'ai enfin commencé à écrire correctement cœur, sœur, œil et toute la clique. Il y a genre deux semaines. Révolution mondiale.

Mon Basile-choupi. C'est important pour moi de représenter l'injustice sociale. Basile a toujours vécu dans le plus grand privilège. Il a donc beaucoup de choses à déconstruire encore. Il a beau être gentil et intelligent, il n'a pas idée de ce qu'ont pu traverser les autres pour être où il en sont. Je veux qu'il ait la place de s'améliorer dans le roman, de devenir plus fin, plus empathique.

Merci encooooore :)
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