26. Les fourmilières et les terriers

Merle débarqua au pas de course dans la cure le lendemain après-midi, talonné par Hortense et Pardo, qui était rentré de la capitale sans un mot. Il appréciait leur envie d’apporter du gâteau et de nouvelles têtes à sa sœur, mais il avait promis qu’il arriverait avant le déjeuner, et avec tout ce qu’ils avaient voulu préparer, refaire, le glaçage, les tenues, du papier à plier, ils avaient raté l’heure du repas. Il imaginait le visage déçu d’Aymée, seule dans un coin, à gratter son assiette de purée, et son cœur se serrait, et il accélérait.

— On te rejoint là-bas ! fit Pardo lorsqu’ils furent presque arrivés.

Merle n’en attendit pas plus pour décoller — pas littéralement, mais presque. Il ressemblait à un mille-pattes qui s’agite au soleil, désespéré de fuir le nuage de pluie qui gagne du terrain dans le ciel. Les insectes craignaient-ils la pluie ? Ils étaient si petits que l’eau les affectait sûrement, non ? Il balaya les questions en poussant fort la porte du centre, puis du réfectoire, qui était vide.

En toute hâte, il s’engouffra dans les escaliers puis le couloir du premier étage. Il s’interrompit net en entendant le rire d’Aymée. Il était trop haut et persistant, comme si elle faisait semblant. Il courut jusqu’à sa chambre, où il trouva Antoine, Andromède et Arthur en déguisements de pied en cap. Ils jouaient une saynète comique pour Aymée qui, depuis son lit, pâle, les contemplait d’éclat de rire en éclat de rire. Les quatre se tournèrent vers Merle, étonnés : est-ce qu’il allait bien ? Vexé, il bougonna que oui, il se portait très bien, merci pour lui, mais que des invités arrivaient et qu’Aymée n’était pas du tout présentable. Les patients se jetèrent un regard amusé : présentable ? Ça ne faisait plus exactement partie de leurs préoccupations principales. Pourtant, ce serait amusant de se faire beaux. Aymée retira sa couverture, descendit de son lit dans son pyjama molletonné, et se retira derrière le paravent pour enfiler plutôt une tenue verte des pieds aux cheveux.

— Comme ça, je suis une grenouille ! déclama-t-elle en ressurgissant.

Ses trois amis, qui avaient revêtu le jaune du poussin, le blanc du mouton et le rouge du crabe (pinces à l’appui), applaudirent et imitèrent les bruits des batraciens au printemps.

Sur ce, Pardo et Hortense arrivèrent à bon port et eurent l’air ahuri devant cette troupe qui imitait les animaux. Merle haussa les épaules avec un sourire attendri.

Ils s’installèrent tous dans le jardin. Andromède insista pour pousser le fauteuil roulant d’Aymée, et il le faisait avec une telle délicatesse, lui demandant sans cesse si ça allait, pas trop vite, pas trop lentement, attention au caillou, que Merle le laissa faire. Pardo déploya un assortiment de minuscules pâtisseries qu’il avait préparées pour que la jeune madéenne puisse goûter de tout. Heureusement, il avait prévu une boîte de munitions supplémentaires au cas où elle raffolait d’une saveur plutôt que d’une autre. Ses trois amis furent donc conviés à la dégustation aussi, et leur attroupement s’agrandit encore lorsque des guérisseuses passèrent avec quelques patients. Les visages se transformaient sous ce soleil, avec les notes acides des agrumes dans les pâtes feuilletées et les rouleaux de poisson fumé et poivré dans une crêpe lisse.

Merle contemplait la scène plus qu’il n’y participait, comme souvent, mais il ne le regretta pas, car c’était splendide. Il y avait mille et une façons de rendre les autres heureux, voyait-il, et il eut une envie aiguë de reprendre la sculpture et les jouets, auxquels il n’était pas revenu depuis des quarts. Depuis le diagnostic d’Aymée, il n’avait pas réussi à créer un seul jouet convenable, comme si c’était devenu une activité frivole, insensée. La voix de ses parents sur son entreprise puérile avait fini par faire sens pour lui… jusqu’à ce goûter de fortune à la cure, où il sentit une émotion dont il avait presque oublié les contours : de l’espoir. Il ne broncha pas quand Hortense caressa son front du geste réconfortant d’une maman qui sait. Il ne broncha pas non plus lorsque Aymée décréta que Pardo était tout à fait exceptionnel.

Ils prirent l’habitude de passer autant de temps que possible dans le parc. Les pics de chaleur ne se propageaient pas au début de matinée et à la fin d’après-midi, alors ils profitaient de ces répits pour parcourir les sentiers près de l’Ambré. Souvent, Aymée montrait un endroit différent à son frère. Il la déposait là, puis partait récupérer ce qu’elle lui demandait, de-ci, de-là : une fleur, une feuille, un rameau, une poignée de terre, un ver de terre. Elle recueillait tout avec curiosité et sérieux, comme dans leur chambre si lointaine et vide, là-bas, à Canopée. Elle se remit à dessiner et prendre des notes, afin de comprendre et explorer à sa façon cet écosystème exotique. L’humidité la fascinait et la végétation était drastiquement différente ici. Les insectes étaient plus venimeux et le passage des goules plus marqué. Elle était enchantée.

 

Un matin, elle était si concentrée que Merle se retrouva dans l’air tiède, sans rien d’autre à faire que contempler l’enveloppe qu’il avait reçue. Avant même de voir le nom de Diane à l’arrière, il avait reconnu son écriture : il avait observé sa calligraphie dans la note sèche qu’elle avait envoyée à sa mère. C’était étrange de voir son propre nom, Merle Abillion, inscrit avec ses arabesques, comme si elle prononçait les syllabes, comme si elle était juste là. Il éprouva comme un court-circuit dans son corps tellement elle lui manqua, soudain, et il replongea l’enveloppe dans sa poche de veste, toujours fermée.

Il lui fallut quelques jours de plus, d’autres croquis d’Aymée, une solède de vent avec des nuages menaçants, un autre où trois arc-en-ciels se superposèrent au-dessus de l’Ambré, puis encore un, de soleil cette fois, où les grenouilles coassaient avec torpeur, pour enfin décacheter la missive.

« Cher Merle », commençait Diane, et il crut faire une syncope tellement il entendait sa voix avec clarté et précision, dans ses moindres intonations. « Félix m’a prêté de l’encre parlante, ça marche ? Tu m’entends ? » Il acquiesça comme si elle pouvait le voir. « J’espère que tu vas bien et que tu parviens à passer de beaux moments avec Aymée, malgré tout. »

Elle continuait sur cette veine pendant quelques phrases, puis racontait les changements qu’elle éprouvait. « Depuis que j’ai accepté d’emmener les hippocampes, j’ai un sommeil plus profond et plus léger à la fois. Tu comprends ? Je vois le monde à travers une grille différente. Je me demande ce qui pourrait être bon pour eux et ce qui à l’inverse représente un risque. Je ne sais pas si c’est clair. Je me préoccupe d’eux mais ce n’est pas un souci désagréable. » Il sourit de la voir se débattre avec les mots, comme elle le faisait toujours. Elle s’emberlificotait dans des explications dont elle ne trouvait plus le début ni la fin et parvenait mystérieusement à ce que le tout fasse sens.

« Même la vie en équipage ne me déplaît pas. Je me sentais de trop à l’Académie, et déjà dans ma famille, mais ici, même avec Malo (c’est pour dire !), je me sens à l’aise. Comme si… » Elle ne finissait pas cette phrase et passait à l’idée suivante. Merle fit une pause. Comme si ? Comme si elle appartenait ? Comme si elle avait trouvé un lieu et une famille ? Voulait-elle rester à bord pour toujours ? Essayait-elle de lui annoncer quelque chose ?

« J’ai peur que Siloë se soit trompée, que les hippocampes se soient trompés. Parfois, j’ai même peur que tout soit une vaste farce. Qu’on me réveille dans mon lit aux Sept et que j’aie sept voltes de nouveau, à cette époque où je cherchais dans les récits de voyage où mon père avait bien pu disparaître. Est-ce qu’il était dans ce livre-ci ? Dans celui-là ? Avait-il été capturé par des pirates ? Dévoré par des alligators ? Noyé par une baleine en colère ? Par une tempête sur Jaän ? »

« J’espère revenir assez vite pour vous retrouver, Aymée et toi, aux Sept. Je calcule que ce serait possible après l’été. C’est peut-être ridicule de faire des calculs de probabilité quand on est sur un bateau avec des hippocampes, mais on ne se change pas pour si peu. Sinon, à force, je ne me reconnaîtrai plus du tout. Toi aussi, tu as l’impression de beaucoup changer en ce moment ? Que tout se dérobe ? »

« J’aimerais te parler de la toile mais je ne sais pas comment t’expliquer. J’ai vu des choses naître. Toute la vie était transformée, bousculée. Pas seulement moi, pas seulement les émotions. Je parle de toutes les couleurs et toutes les formes. La lumière s’est réajustée pour faire de la place. Je sais que tu te méfies des Dunes mais je les aperçois parfois la nuit et je t’assure qu’elles sont sublimes. Les hippocampes m’ont évoqué leur création mais n’ont pas voulu en dire plus. En tout cas, pour eux, c’est un lieu important. J’aimerais tant que tu m’écrives pour me raconter ce que toi tu y vois. Mais je ne peux évidemment pas te donner d’adresse. »

« N’aie pas peur de Louda. Elle a l’air plus folle qu’elle ne l’est vraiment. Elle a toujours eu toute sa tête. C’est juste que sa tête est remplie différemment de la nôtre. Ses bijoux portent vraiment bonheur, d’ailleurs : je lui en avais volé un pour l’entretien à l’Académie, et tu vois où ça m’a menée ! Est-ce qu’on peut dire que j’ai eu de la chance ? On le saura si je reviens… »

« Non, en fait, que je revienne ou pas, Merle, je sais que je ne regretterai jamais d’être partie à l’aventure, et d’avoir rencontré Siloë, Aymée, les hippocampes, et toi. »

Merle relut la lettre plusieurs fois les jours suivants et la gardait toujours sur lui. Elle faisait quatre pages et avait été manifestement écrite au fil de la plume, sans structure ni préoccupation. Faute de pouvoir écrire une réponse, il lâchait des commentaires à voix haute, posait des questions, émettait des suggestions, comme si elle pouvait l’entendre, comme s’ils étaient réunis.

Il ne laissa pas Aymée la lire mais lui parla de quelques passages, notamment du fait que Diane prenait de ses nouvelles et essaierait de les rejoindre à l’automne. Sa sœur fit quelques sourires mystérieux, haussa et baissa les sourcils, multiplia les clins d’œil, mais finit par le laisser tranquille, lui et sa pudeur, lui et son romantisme qui osait enfin se révéler.

 

Elle lui montra son carnet d’étude de l’Ambré, avec ses esquisses de la faune et de la flore. Pour la plante, il y avait trois versions : celle qui existait maintenant, puis ses apparences antérieures, il y a quelques siècles, et plus anciennement encore. Le monde était vieux, bien plus que les mages qui le parcouraient, et les plantes savaient ce qu’eux-mêmes n’avaient pas encore découvert. En retrouvant les incarnations précédentes de ce qui les entourait, Aymée devinait aussi les chemins qui avaient existé. Elle trouvait les fourmilières et les terriers. Elle invoquait le souvenir fantomatique d’un sentier aérien de migration. L’univers lui apparaissait par-delà le temps. Les époques se confondaient et ses yeux s’affinaient.

Merle, lui, peinait à voir toutes ces merveilles, mais il faisait l’effort d’imaginer. Il plissait les yeux dans la direction qu’elle montrait, cherchant à apercevoir des spectres, lui aussi, pour partager un peu de ce qu’Aymée éprouvait. Il traçait par terre, dans un banc de sable qu’ils avaient trouvé près du lac, les schémas qu’elle lui racontait, et ils ajustaient ensemble, ligne à ligne.

— Tu pourrais faire l’oiseau que je te raconte ? lui demanda-t-elle une solède d’un ton timide.

Il soupçonnait que ce soit un prétexte pour le remettre à la sculpture plus que par intérêt propre, mais il ne souhaitait pas la contredire. Il observa donc les nombreux dessins qu’elle avait fait d’un héron très ancien, encore plus long et aux plumes rouge et vert. Son visage, pourtant, restait reconnaissable, unique. Merle se mit au travail, d’abord précautionneusement, puis il laissa ses mains prendre le relais. Ses mains se souvenaient. Elles taillaient dans le bois avec une facilité qui le déconcerta et l’émerveilla. Il ne serait jamais perdu tant qu’il pourrait créer des formes à partir du néant. Était-ce cela qui fascinait Diane lorsqu’elle se plongeait dans la toile ? De faire danser les volutes ?

Après le héron, ce fut une marmotte. Après, il y eut une sauterelle, un escargot. Puis, une goule. Merle secoua la tête. Il ne faisait que des plantes et des animaux, pas des humains ni des esprits. Aymée insista, pourtant. Les goules avaient façonné ce paysage tout autant que la pluie sur les roches. Elles avaient une place dans le manège des Sept.

Merle accepta de promener Aymée à la nuit tombée un soir, pour qu’ils regardent ensemble les lueurs au fond du lac et des marais environnants. Les esprits aux longs cheveux d’or s’enroulaient autour des algues et leur conféraient une phosphorescence troublante. On avait toujours dit à Merle qu’il ne fallait pas regarder les goules directement, qu’on s’y perdait, et il comprenait pourquoi désormais. Si la main d’Aymée ne l’avait pas retenu, il aurait avancé pour les rejoindre, pour observer leur crinière d’un tout petit peu plus près.

— Pourquoi elles ne t’affectent pas ? lui demanda-t-il en la ramenant dans sa chambre.

— Je crois que je ne les intéresse pas. Je n’ai plus assez d’énergie ou de cynée pour elles.

— Je savais qu’elles étaient malfaisantes !

— Elles attirent pour se nourrir, répondit Aymée en haussant un sourcil. Comme un pêcheur avec sa canne. Ça n’a rien de malfaisant.

Merle s’appuya contre la porte, les yeux vers le couloir, tandis qu’elle se changeait et se mettait au lit. Il haussa les épaules : elle n’avait pas tort.

— Voilà, dit-elle pour signifier qu’elle était visible.

Il ne se retourna pas pourtant, pris d’un mauvais pressentiment. Il ne semblait plus pouvoir se départir de l’impression tenace et harassante que chaque fois qu’il la voyait pouvait être la dernière.

 

Le lendemain matin lui donna raison.

Lorsqu’il arriva à la cure, Aymée n’était pas dans sa chambre, ni dans le jardin, ni dans le réfectoire.

Merle courut d’un bout à l’autre de l’établissement à la recherche de réponses, de quelqu’un, d’aide. Il tomba enfin sur les trois compères, assis en silence dans une salle d’attente. Il lut sur la porte de la pièce attenante que c’était une salle de réanimation.

— Elle n’arrivait plus à respirer pendant la nuit, croassa Antoine, l’air hanté.

De l’entendre sérieux était presque plus perturbant que tout le reste, comme si ça ôtait de la crédibilité à la scène. Était-il vraiment là, dans une cure au bout du monde, près d’un lac orangé rempli de goules, à attendre que sa sœur se réveille ?

— Et ? demanda-t-il.

— Et ils l’ont déliée pour qu’elle se calme, dit Andromède, la gorge serrée.

— Déliée, répéta Merle d’une voix blanche.

Elle n’était plus connectée à la toile. Personne n’envisagerait ce remède de là où il venait. Les révérends lui avaient toujours répété que seule la toile peut nous sauver. Pourquoi avoir pris cette mesure ?

— Elle risquait l’infarctus, expliqua Arthur. Elle était passée du côté des spectres, où le cœur et le poumon se noient et se contractent. C’est déjà arrivé.

On perdait des patients comme ça, alors. On perdait des proches comme ça. Ils faisaient un mauvais rêve et y plongeaient si profondément qu’ils ne pouvaient plus en ressortir.

Merle sentait sa propre poitrine se contracter comme si plus aucune particule d’air n’y entrerait jamais. Il poussa un cri bestial et long, pour évacuer toute la peur et la rage. Cora sortit de la pièce de réanimation avec des gestes pour le calmer.

— Vous nous avez fait venir pour rien ! C’est votre faute ! Elle n’allait pas si mal à Canopée ! Elle n’allait pas si mal ! Vous n’êtes pas guérisseurs, vous êtes… vous êtes des chercheurs qui se donnent bonne conscience mais triturent des corps malades. Vous ne pensez qu’à vos petits résultats en bas de la feuille, à ce que ça fasse bien pour votre Couronne stupide et vos monarques arriérés, et…

Merle savait. Ludivina lui avait dit qu’on ne critiquait jamais l’autorité de ce pays, car le crime de lèse-majesté était sévèrement puni. Il savait aussi que les guérisseurs faisaient probablement de leur mieux. Mais là, tout son savoir lui semblait illusoire et inutile et enrageant et inacceptable et insupportable, et il voulait détruire le monde car s’il continuait de se retenir, il en mourrait.

— Et vous, vous servez à quoi ? cria-t-il aux trois amis d’Aymée, tandis que Cora le tirait vers la sortie. Vous croyez que vous êtes si fins avec vos blagues et vos poèmes ? Vous faites que parasiter ma sœur, lui voler ses pâtisseries et son énergie et vous la guérissez pas du tout. Vous faites rien non plus. Personne ne fait rien.

Il fit un geste sec pour que Cora le lâche, puis marcha en trombe vers la sortie de la cure.

 

Il passa le reste de la journée dans la chambre de Diane, recroquevillé sur le lit, les genoux entre ses bras. Il n’y avait rien à faire d’autre qu’attendre. On le préviendrait lorsque sa sœur se réveillerait, il le savait. Il savait que malgré son emportement, ces gens de la cure laisseraient passer, qu’ils pardonneraient parce qu’ils comprenaient intrinsèquement que le deuil ne commence pas à la mort de son proche, mais bien avant, lorsqu’elle pointe son museau dans l’obscurité. Il leur en voulait de ne pas lui en vouloir. Il avait besoin que quelqu’un lui tienne tête, que quelqu’un exige des explications, un meilleur comportement, que quelqu’un le cogne ou se laisse cogner. Il avait besoin qu’il y ait des limites à ce jeu imbécile qu’était l’existence. Ça ne pouvait pas continuer comme ça.

— Je peux entrer ? demanda Pardo tout en refermant la porte derrière lui.

Il prit place sur le siège devant le bureau, où Ludivina avait déposé en vain un bol de soupe et une tartine. Merle ne les avait même pas regardés.

— Je suis désolé pour ta sœur, dit Pardo. Paraît que tu t’es un peu… emporté.

Le canopéen ne se tourna pas vers lui. Il n’était pas intéressé par les sermons d’un jeune homme d’une vingtaine de voltes qui n’avait pas la moindre idée de ce que c’était de perdre quelqu’un.

— Tu sais quand tu es énervé, mais que quelqu’un s’énerve encore plus que toi pour la même raison, et que ça te calme, bizarrement ? poursuivit malgré tout Pardo. Comme s’il prenait en charge l’émotion, et que tu pouvais souffler ? Je crois que la peur, c’est pareil. Avant, moi je la ressentais tellement fort que j’avais besoin de la projeter sur les autres, de la créer tout autour de moi, pour qu’elle sorte de mon cerveau, pour que d’autres la ressentent à ma place. Le pire, soupira-t-il, c’est que je ne savais pas comment arrêter. Et je m’en voulais après, quand j’étais seul, je revoyais les visages des gens que j’aimais, je voyais comment je les avais transformés. Et ça me faisait honte. Et tu sais ce que c’est la honte ? La peur que les gens nous abandonnent parce qu’on a merdé. Alors, résultat des courses, au milieu de la nuit, dans le silence et la solitude, quand je faisais le bilan de ma journée, j’avais encore plus peur qu’avant.

Merle n’acquiesça même pas. Il entendait la voix de Pardo et appréciait, tout au fond de lui, ce qu’il était venu partager, mais il n’était pas en mesure de le reconnaître ni le montrer. Il n’était en mesure de rien.

— Ce que je veux dire, conclut le jeune homme, c’est que faut trouver tes façons à toi d’exprimer la peur et la colère. Tu ne peux pas continuer de les cacher et d’exploser. Aymée vaut mieux que ça, et toi aussi.

Merle se demanda si lui donner un coup de poing le ferait taire, mais il n’eut pas besoin de se poser la question longtemps, car Pardo sortit de lui-même. Seul de nouveau, le madéen rumina ses paroles.

 

Lorsqu’il ressortit de la chambre, il faisait jour dehors (était-ce le lendemain ?) et Cora prenait le thé avec Ludivina à la terrasse de la boulangerie. La grand-mère se leva promptement et laissa la guérisseuse s’entretenir avec Merle.

— Je t’ai apporté la lettre de Basile, dit-elle calmement.

Elle n’avait pas besoin d’ajouter qu’Aymée était encore déliée. Parviendraient-ils à la réintégrer à la toile lorsqu’elle en aurait assez de forces ? Sinon, quoi ? S’éteindrait-elle sans plus jamais voir les grenouilles ? Sans plus jamais manger de troisième portion de pâtes ?

Merle se força à ouvrir la missive raturée, griffonnée en tout petit, de Basile. Il passa outre les formules de politesse et les nouvelles du congrès, pour se concentrer sur le paragraphe qui le concernait.

« Cora, mon hypothèse est devenue géographique. Les forgerons ne déclarent aucun cas, ce qui tendrait à prouver qu’ils en regorgent. Les charpentiers sont durement frappés. À côté, on s’en tire bien. Surtout, les symptômes sont ici beaucoup plus avancés que chez nous. Je ne pense pas que ce soit un hasard. Je pense qu’il y a un épicentre, comme une source, et que celle-ci ne se déplace pas. Minérale ou végétale, je dirais. Et je la situerais chez les métalleux. Peut-être que je me trompe, mais observe bien Aymée pour moi — et prends-en grand soin, c’est une personne si belle qui aurait mérité de vivre bien plus longtemps. Elle m’a dit qu’elle souhaitait que sa mort serve à aider d’autres gens. Je pense qu’elle peut faire bien plus que ça. Je pense qu’on nous a menti sur la cause et qu’Aymée peut être un début de preuve. Si j’ai raison, ses symptômes s’estomperont là-bas. Sa vision se stabilisera, elle retrouvera de l’appétit, elle aura un enthousiasme social, elle se fera des amis, comme si elle menait une vie normale. Bien sûr, cela ne veut pas dire que la maladie s’arrêtera. On n’inverse pas la neurodégénérescence. Mais on peut ralentir le temps, un peu. Lui donner quelques lunaisons de plus de lucidité. Qu’elle puisse observer le monde aussi longtemps que possible, elle qui l’aime tant. Note les symptômes solède à solède, ne rate rien. Peut-être qu’on va arriver au bout de la cendrure en tirant ce fil. »

Merle cligna des yeux en rendant la lettre à Cora. Les larmes se précipitaient si fort dans sa gorge, ça lui demandait tant d’efforts de les retenir, qu’il ne put pas prononcer un mot. Il inclina cependant la tête pour remercier la guérisseuse.

Quoi qu’il advienne, que sa sœur se réveille ou non, elle accomplissait exactement ce dont elle avait rêvé : explorer le monde et aider les autres.

— Vous pouvez vous asseoir à côté d’elle, si vous voulez, proposa Cora. Je vous ai préparé un petit bureau pour que vous puissiez sculpter en attendant.

Ils cheminèrent jusqu’à la cure en silence, dans la chaleur étouffante de l’été ilyen.

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