12. La jetée

Merle se réjouissait des pépiements de moineaux, craquètements, gloussements, aboiements et miaulements. Les Huttes formaient une salle dont le concert cacophonique l’apaisait. Il aimait voir sa sœur entourée d’animaux, de fleurs et de révérends. Il souriait face aux visages émerveillés des cendrés dont certains venaient de passer des voltes en confinement solitaire. Il s’amusait des grimaces que faisait Basile en marchant dans la boue pour rendre visite aux patients. Il s’était méfié de lui au début mais son obstination à venir chaque jour avait fini par le convaincre de sa bonne foi.

Il vint les voir en dernier. Aymée s’assit en tailleur et leur servit du thé tiède, ravie d’avoir des invités. Elle vivait dans l’ancienne hutte d’Eugénie et découvrait pendant ses insomnies les carnets de dessins que leur tante avait laissés derrière elle. Basile s’assit sur un coussin posé au sol, ses trop longues jambes pliées devant lui ; il semblait aussi à l’aise qu’un doigt coincé dans une porte.

— Alors, voilà, commença-t-il.

— Aïe, c’est pas très encourageant comme début, plaisanta Aymée avec une grimace vers son frère.

— On vous écoute, dit celui-ci au médecin.

— Je sais que Diane vous a parlé d’un protocole auquel je collabore à Ilyn. Je ne suis d’ailleurs pas exactement sûr de comment elle est au courant, marmonna-t-il.

— Elle a fouillé dans votre classeur, dit Aymée. Apparemment assez rébarbatif comme lecture.

— Bon. Toujours est-il qu’elle n’aurait pas vraiment dû vous en parler.

— Je t’avais dit qu’ils te prendraient pas, soupira Merle, le visage fermé.

— C’est un peu plus compliqué que ça, corrigea Basile.

— C’est la phrase préférée des médecins, non ? le taquina Aymée.

— On peut faire une place pour vous mais mon avis honnête est que vous n’y gagnerez que quelques lunaisons tout au plus… si le voyage ne vous tue pas avant.

— Un poil plus direct que le généraliste, tout compte fait. T’en penses quoi ? demanda-t-elle à son frère qui regardait dans le vide.

— Que personne me dit ce que je veux entendre.

— Et moi donc !

Ils se tirèrent la langue.

— Je ne suis pas convaincu que ce soit pertinent, reprit Basile, mais je suis obligé de préciser que votre cas ferait avancer les recherches. Vous seriez la seule non-ilyenne.

— Ma sœur n’est pas un cobaye.

— Non, dit celle-ci, songeuse, mais j’aime bien l’idée que mes dernières lunaisons servent à quelque chose.

Elle scruta le visage de Merle.

— Quoi ? aboya-t-il.

— Je crois que ça dépend de toi.

— Hein ?!

— Je crois que j’ai envie d’y aller mais je n’irai pas sans toi et je sais que tu as une vie ici.

Basile se trémoussa sur le coussin en essayant de se relever, pour fuir cette conversation hautement privée.

— Une vie ? répéta Merle, dubitatif.

Parlait-elle de son magasin ? Les paiements à l’hôpital ? Les renards estropiés ? Les repas en famille ?

— Il vous faudrait partir maintenant pour arriver en même temps que les premiers patients.

— Sur votre navire ? demanda Merle.

— Nous ne partons que dans quelques lunaisons, dit-il en secouant la tête, ce premier protocole sera terminé. Ils examineront les résultats avant d’en commencer un nouveau.

— Pendant combien de temps ?

— Difficile à dire : ça dépend de ce qu’ils trouvent.

— Au plus long ?

— Des voltes.

— Il faut que je nous trouve un navire, conclut Merle.

— Si vous décidez d’y aller, ajouta Basile, il est primordial que vous teniez un journal détaillé des symptômes jour après jour et qu’à votre arrivée vous les donniez à ma collègue Cora.

Merle, les yeux dans le vide, ne semblait plus l’entendre. Aymée lui assura qu’elle y veillerait personnellement et le médecin prit congé.

 

Merle réfléchissait à tout cela dans le train vers les Rondins.

— Aymée a eu raison de m’appeler au secours, plaisanta Diane, ça n’a pas l’air d’aller fort.

— Je vous rappelle qu’on est dans cette situation à cause de vous, grinça Merle.

Il ne prit conscience de ses mots qu’après les avoir prononcés et fut mortifié.

— Désolé, ça fait des jours que je dors mal.

Diane se demanda s’il avait attrapé la cendrure, lui aussi. Après tout, les manifestants et Basile s’accordaient sur un seul point : le mode d’infection n’était pas avéré. Elle remonta discrètement son écharpe bleue sur sa bouche.

— Vous voyez des hippocampes, vous aussi ? demanda-t-elle d’un ton qu’elle voulut léger.

— Non, mais…

Il n’en avait parlé à personne, pas même à Siloë. C’était stupide, c’était rien, mais ça lui ferait tant de bien de pouvoir s’ouvrir là-dessus, de pouvoir décharger au moins un secret, un fantôme. Il ne savait pas comment s’y prendre, cela dit.

— Qu’est-ce que c’était, cette légende de cachalot ? demanda-t-il plutôt.

— Le cachalot et la pieuvre ? Pourquoi ? Me dites pas que vous êtes cachalot.

— Si, pourquoi ? C’est pas bien ?

— Quoi, mais pas du tout, c’est juste que là c’est pas le moment, on va bientôt arriver et on doit rester concentrés : j’ai mis quatre ans à trouver un navire, et vous, vous aimeriez serrer la main d’un capitaine aujourd’hui même. On pourrait peut-être se tutoyer ? Sinon, je vais commencer à vous confondre avec Basile et je vous assure que ce n’est pas un compliment.

En réalité, si Diane avait accepté d’accompagner Merle aux Rondins après qu’Aymée eût insisté avec ses yeux de biche égarée, c’était aussi pour sonder les voyageurs du port. Quelqu’un était-il allé sur la côte fantôme récemment ? Siloë avait prévu de les faire passer par le continent, mais si, pour quelconque raison, cela échouait, Diane voulait dès maintenant rencontrer les capitaines, observer les navires et s’informer sur les différentes routes vers le nord. Elle espérait aussi faire des trouvailles sur les étals de seconde main ; l’idéal serait une brocante avec les vêtements d’un marin décédé, de préférence quelqu’un qui était déjà sorti de la Triade.

Diane se rendit compte que Merle n’avait jamais répondu à sa question et que ses yeux se perdaient dans le paysage qui défilait : une ligne ininterrompue d’arbres.

— C’est fou d’en avoir autant, pensa Diane à haute voix. Eux aussi ils s’appartiennent à eux-mêmes ?

— Non, sourit Merle, propriété de Madeira. Il paraît que si on s’enfonce un peu, on commence à voir des coupes, ajouta-t-il avec une grimace.

— En même temps, tous les objets dans ce pays sont en bois, remarqua Diane, donc faut bien que ça vienne de quelque part.

— On recycle et répare beaucoup, et puis tout ce qu’on construit est pensé pour durer très longtemps. Non, ce qui part là c’est pour nourrir les commandes de la Triade. Tu as déjà vu un chantier naval ? (Elle secoua la tête.) Je te montrerai aujourd’hui, si tu veux, ils pullulent aux Rondins. C’était un petit village du temps de mes grands-parents. Maintenant, c’est le premier lieu de construction navale des Terres Éclairées.

C’était l’autre nom de la Triade du Solstice mais plus personne ne l’utilisait à Ilyn ; il avait toujours mis Diane mal à l’aise.

— Tu ne trouves pas ça étrange comme expression ? demanda-t-elle. Comme si ailleurs sur la planète il y avait des terres plongées dans l’obscurité, avec des peuples pas tout à fait humains. Et eux aussi ils auraient des bateaux ? Mais des bateaux bizarres ? Des six-mats, des sept-mats ?

— Ce ne serait pas très judicieux d’avoir autant de mâts, commenta Merle.

Pour trouver du papier et un crayon, il vida ses poches désordonnées sur la table. Diane grimaça face à ce chaos, avant d’ouvrir de grands yeux en y apercevant une figurine de cachalot. Bon, sa queue était de travers et sa tête trop ronde, mais tout de même ! Elle garda un sourire réjoui pendant qu’il dessinait les bateaux fantasmagoriques qu’elle avait imaginés.

— Comme ça ? demanda-t-il en lui montrant un croquis.

— Si t’essayes d’imaginer les soixante-dix inepties que je débite à la minute, on n’est pas rendus… Mais oui, à peu près comme ça, oui.

Une école emmenait ses élèves en classe découverte pour la journée à la mer et ils applaudirent quand elle apparut par la fenêtre. Diane et Merle furent ragaillardis par cet émerveillement. Un peu plus droits, un peu plus courageux, ils descendirent du train derrière les enfants et partirent vers le port. Merle semblait gauche, comme si on l’avait collé sur le mauvais décor.

— Toi aussi, tu étais venu avec l’école ?

— Non, ça m’aurait fait rentrer tard.

Il ne donna pas d’explications ; à son visage, Diane supposa qu’il s’occupait déjà d’Aymée.

 

Ils atteignirent le port et Diane fronça le visage : elle ne s’était pas du tout attendue à cette atmosphère. Ce n’était pas la joie lascive et exubérante des quais d’Arroyos. Les marins et capitaines sillonnaient les lattes dans la grisaille, avec des marchandises, des documents et des douaniers. Merle vit l’air déçu de Diane.

— C’est un port industriel, lui souffla-t-il en haussant les épaules.

 

Il l’entraîna vers l’Office Navale, une bâtisse carrée au bois gris défraîchi, où il remplit un formulaire. Un homme à petites lunettes rondes étudia ses réponses.

— C’est pas la période, marmonna-t-il, les grands départs vers le sud c’est pas la saison. Personne ne veut faire l’été ilyen, ajouta-t-il avec un coup d’œil vers la peau mate de Diane. Bon, vous trouverez toujours un guignol qui fait pas comme les autres, mais s’il se coltine la canicule, croyez-moi que c’est pas pour le plaisir. Feriez mieux de prévoir large, clarifia-t-il avec un regard peu convaincu vers les vêtements de Merle. Vous voudriez pas attendre quelques lunaisons plutôt ?

Face à leur silence, il haussa les épaules, préleva une somme pour la taxe douanière et le droit de passage, et lui tendit un livret.

— Vous montrerez ça au capitaine et votre papier d’identité. Idem à l’arrivée et surtout, surtout au retour. Je vous raconte pas les marins qui l’avaient perdu à Ilyn… On les a toujours pas revus depuis qu’ils ont suivi les casqués.

Merle prit le livret et ne reprit sa respiration qu’une fois sorti de la bâtisse.

— Cette odeur de poisson, soupira-t-il.

— Elle ne va pas être simple, la traversée, pour toi, grimaça Diane.

 

Les navires s’étendaient en ligne droite, à perte de vue. Certains étaient remplis de caisses jusque sur le pont : inutile de leur demander s’il leur restait de la place. Merle le fit quand même, tout comme il interrogea les capitaines qui se la coulaient douce. Diane le regardait faire, ébahie : lui qui avait semblé si taciturne au premier abord semblait désormais dépourvu de gêne ou pudeur. Il posait des questions même si elles allaient à l’encontre du bon sens, puis se retirait poliment et dignement après chaque refus. L’amusement de Diane se transforma en anxiété lorsque le trentième bateau lui refusa le passage. Il semblait disposé à continuer indéfiniment, tandis qu’elle eut besoin de faire une pause, moins par fatigue que par chagrin de le voir échouer à répétition. Pourquoi ne montrait-il pas le moindre signe de déception ou frustration ?

Elle allait prendre les billets de train pour le retour ; elle le rejoindrait après. Il acquiesça distraitement et continua sur sa lancée.

Arrivée aux rails, elle s’enquit de sa mission à la minuscule guérite qui faisait office de gare. En repartant, elle resta bouche bée : il y avait bien La Pince et l’Écaille. Elle était certaine d’avoir cherché là, pourtant. Elle l’aurait remarqué, ce restaurant dodu aux volets verts, non ? Voulant à moitié vérifier que ce n’était pas un mirage, elle entra dans l’établissement.

 

Pendant ce temps, Merle essuyait de nouveaux refus, certains plus polis que d’autres. Il amadoua, plaida, expliqua — tenta tout sauf faire le pitre. Il arriva face à un navire gigantesque, qui eût pu gober une dizaine de cabanes sans être rassasié. La capitaine était assise sur la rambarde : immense, aux épaules interminables, elle ressemblait à son bateau comme s’il y avait entre eux un lien de filiation.

— Qu’est-ce que tu regardes ? lui demanda-t-elle d’un ton peu encourageant.

— Vous avez le plus grand navire du port.

— Dégage, je déteste la flatterie.

— Moi aussi. J’énonçais juste un fait.

Elle le considéra avec l’air de se demander pourquoi ce gringalet pâlichon ne partait pas jouer ailleurs.

— Qu’est-ce que tu veux ? aboya-t-elle enfin en sautant sur ses pieds.

Elle était plus haute et forte que lui mais son visage avait des traits délicats et ses yeux étaient d’une clarté stupéfiante. Elle ressemblait à l’idée que Merle se faisait des sirènes.

— Un passage. À Ilyn.

— Avec tes bras ? Je ne pense pas. Mes cordes sont usées et ont besoin de mains qui savent s’y prendre.

— Je peux payer, dit-il.

— Non, tu ne peux pas.

Il resta interdit face à cette dénégation. Si, il pouvait.

— Non, gamin, parce que chaque millimètre de mon bateau vaut de l’argent. Et pas n’importe lequel : je n’accepte que les pièces en provenance de Fedha, comme ça, je sais que ça sort fraîchement des mines. Chez eux, la contrefaçon est punie de mort, commenta-t-elle d’un ton envieux.

— On peut voyager en cale. Ou sur le pont.

— T’as jamais été en mer, toi. Elle est douce, la Laune, mais elle a ses mauvais jours. Et ça ne règle pas le problème, souffla-t-elle avant de relever les yeux. Attends, t’as dit « on » ?

— On est deux.

— C’est pas une croisière de lune de miel, ici, tu ferais mieux d’aller voir au port de plaisance de Canopée pour ça.

— C’est ma sœur.

Il hésita, car il ne parlait jamais, à personne, de la vie d’Aymée.

— Elle est maladie, dit-il, immédiatement nauséeux.

— Et alors ? Il y a des hôpitaux, ici.

— Il lui faut quelque chose qui n’existe que dans une cure à Ilyn, expliqua-t-il plus bas en regardant ses chaussures. Il lui… Il lui…

Ce n’était pas le moment de perdre ses moyens.

— C’est une cendrée.

— Oh, merde.

Elle avait l’air sincèrement embêtée, ce qui le réconforta un peu.

— En même temps, je peux pas prendre toutes les charités, dit-elle gentiment, sinon j’aurais plus d’équipage. La seule raison qui les motive à se déshydrater comme du cochon fumé, c’est de ramener un pactole. Bon, je vais pas vous mentir, il y a aussi ceux qui sont là pour tout claquer à la Ceinture, mais j’en ai besoin aussi : c’est les meilleurs bagarreurs en cas de pépin.

— C’est pas une charité, insista Merle, puisque je peux payer.

— T’es entêté comme un cachalot, toi. Je te dis que tu peux pas.

— Mais dites-moi un prix, au moins.

— Bah, faut construire une cabine provisoire dans la soute, donc quatre planches et deux couchettes. Ça prend la place de six caisses. Et pas n’importe quelles caisses : la derdize — ce que je fais, c’est que j’attends une semaine avant le départ pour lancer les enchères ; celui qui me paye le plus me refourgue sa cargaison, on l’appelle la derdize : la dernière dizaine de caisses. C’est une tradition chez nous. Ça la fout mal d’annuler, donc ça voudrait aussi dire compenser par quelques tournées générales pour calmer les clients et que les affaires tournent bien la prochaine volte. Ça nous fait les planches, les couchettes, les tournées et la derdize. On est sur du vingt-cinq mille.

Merle avait été embrouillé par le flux de pensée de la capitaine, mais entendit très distinctement le résultat. Il resta là, sonné, l’air bête. Il comptait sur deux mille et avait imaginé jusqu’à cinq mille. Jamais il n’avait pensé à une telle somme. C’était plus que les factures qu’il avait remboursées à l’hôpital. C’était son fonds de commerce. Sa vue se troubla. La capitaine ne disait rien mais son visage chuchotait clairement un « je t’avais prévenu ». Il ne se sentait pas prévenu. Rien ne l’avait préparé à ce choix. La seule chose qu’il avait pour lui, le seul espace qu’il s’était octroyé, c’était son magasin. Et il devait le céder pour un protocole qui n’aiderait probablement pas Aymée ? Le probablement crissa dans son cerveau comme un fauteuil sur le parquet. S’il y avait la moindre chance, aussi infime fût-elle, il se devait d’essayer. Et si c’était un échec, tout pour rien, est-ce que c’était vraiment rien que de réaliser le rêve de voyage de sa sœur ? Elle découvrirait enfin ce qu’il y avait au-delà de leur chambre et des trois sentiers de forêt.

Il s’étouffait et s’effondrait et dit :

— J’ai jusqu’à quand ?

— On part dans trois semaines. La derdize est une semaine avant. Tu as dix jours.

Ils se serrèrent la main et elle se présenta enfin : Charlotte, capitaine du Cotillon.

 

Merle déguerpit, jambes chancelantes et demanda, au cas où, aux derniers capitaines de la jetée. La litanie des refus ancrait en lui l’inévitable sacrifice. Siloë lui avait pourtant bien dit de ne s’attacher à rien, d’aimer le changement, d’être tel le moineau dans la forêt ou le vent sur la rivière. À la place, il se fit la réflexion amère que même Serge, ce débile intrus bavard intéressé opportuniste, allait lui manquer. Un seul autre navire faisait le trajet, mais il livrerait du bois et des ouvriers qualifiés — charpentiers, ébénistes ; chaque parcelle était utilisée selon des calculs terminés avant même que le bateau fût construit.

Merle atteignit le bout du quai et s’assit sur un rocher.

— Tu te fais éclabousser, là, t’es au courant ? finit-il par entendre derrière lui.

C’était Diane, qui portait un nouveau manteau clairement trop chaud pour Les Rondins et arborait un sourire réjoui : elle avait obtenu ce qu’elle était venue chercher, quoi que ce fût. Quand elle lut la mélancolie sur son visage, elle hésita.

— Tu veux en parler ? (Il secoua la tête.) Alors allons manger. On a quelques heures avant le train et tu m’as promis un chantier naval.

Le sourire de Merle était triste mais c’était mieux que le vide intersidéral qui avait habité son visage un instant plus tôt.

— Allez, hop ! l’encouragea-t-elle avec plus d’enthousiasme qu’elle n’en ressentait.

 

La balade aida. L’air marin leur déboucha les narines, ouvrit leurs pores et décoiffa leurs cheveux. Merle lui montra les petites rues du vieux village, où les maisons arboraient des portes peinturlurées avec des motifs colorés : des ancres, des fleurs, des sapins… Le linge séchait sous le soleil qui était revenu et les plantes s’étiraient aux fenêtres, vertes de plaisir.

Ils virent les enfants de la classe découverte, qui cherchaient à identifier les oiseaux survolant la plage de galets.

Le chantier naval fut moins impressionnant que Diane l’avait espéré : l’essentiel se déroulait dans un hangar qu’elle n’eut pas le droit de visiter. Elle s’étonna quand même de la rampe en bois sur lequel le bateau nouveau-né glisserait vers sa première baignade.

Épuisés et apaisés, ils s’installèrent enfin sur une des tables extérieures du marché de nuit, qui ouvrait ses portes dès la nuit tombée. Quelques guirlandes lumineuses s’agitaient entre les arbres. Merle mangea une poêlée de légumes et des beignets à la pomme, tandis que Diane dévorait un immense plateau de mollusques.

— Je suis pieuvre, se justifia-t-elle en haussant les épaules.

— Alors, d’ailleurs, cette légende ?

Considérant que le réconforter comptait plus que sa propre gêne, Diane céda.

— Aux Sept, les nuits boréales, on raconte que le cachalot plonge chaque nuit au fond de l’eau pour trouver sa pieuvre. On disait qu’on disait que tout a commencé le jour où elle est montée à la surface pour fuir une anguille féroce. Ils ont passé une journée parfaite ensemble et puis ils ont chacun regagné leur maison : elle dans les fonds marins, et lui à la surface. Mais ils n’ont pas pu s’oublier. Alors le cachalot est redescendu chaque jour pour la retrouver, mais il faisait si sombre et il s’essoufflait si vite. À force, son corps s’est transformé : il a développé l’apnée, son corps s’est allongé et lissé pour descendre plus vite, il a appris à varier son degré de flottabilité et il est devenu expert en écholocalisation pour apprendre à se repérer dans le noir. Il ne la trouvait pas, pourtant.

— Elle le cherchait à la surface ? devina Merle avec un sourire.

— Elle le cherchait à la surface, confirma Diane. C’était dangereux pour elle et si éblouissant qu’elle n’y voyait pas grand-chose non plus. Alors elle a appris à se servir de sa poche comme d’un ballon pour monter et descendre plus vite ; elle a commencé à produire de l’encre pour confondre les prédateurs des hauteurs ; ses ventouses ont affiné leurs perceptions pour apprendre à reconnaître chaque pierre et algue et grain de sable ; et ses tentacules ont appris à courir sur le sol.

— Tout ça parce qu’ils s’étaient vus une fois ?

— Ma grand-mère ne s’est jamais remariée après la mort de mon grand-père. Elle disait que même en son absence il remplissait le monde de couleurs qu’elle n’avait jamais vues avant de le rencontrer.

C’était difficile d’ajouter quoi que ce fût après une telle histoire. La légende avait tout adouci d’une poésie si fragile, si précieuse, qu’il ne demanda même pas la fin. Bien sûr qu’ils se retrouvaient un jour.

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Sorryf
Posté le 16/05/2023
Oh, je m'attendais à ce que Merle et Aymée partent avec l'équipage qu'on connait ! Mais cette Charlotte a l'air attachante aussi, je pense qu'elle a bon coeur même si elle fait tout pour le cacher !
[pinaillage] J'ai été un peu embrouillée sur cette histoire de derdize (super nom & concept, au passage). Pourquoi proposer d'annuler l'enchère au risque d'énerver ses clients, au lieu de lui dire de participer à l'enchère et de gagner puisque de toute façon il devra payer le prix fort pour qu'elle annule (si j'ai bien compris). Aussi, elle n'a pas compté dans le prix le ravitaillement et les frais généraux + la petite marge qui va bien :p (je suis pas dupe lol)

"À la place, il se fit la réflexion amère que même Serge, ce débile intrus bavard intéressé opportuniste, allait lui manquer." -> hahaha, moi aussi il va me manquer ! il va être ravi de racheter le magasin, j'imagine !

Très joli le conte avec la pieuvre et le cachalot !!
Nanouchka
Posté le 16/05/2023
Ton cerveau est géniaaaaaaal ! Merci beaucoup pour cette idée de faire participer Merle à la derdize, c'est très clairement ce qui va se passer en V2. Beaucoup plus vivant, comme scène, et potentiellement comique. Tout à fait raison pour ravitaillement et frais généraux, j'ajoute.

Merci pour Serge et pour le conte !
Et merci pour ta lecture et ton commentaire <3
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