13. Les lucioles sous les arbres

Diane salua d’un signe de tête les deux casqués à l’entrée de la forêt et leur donna ses papiers. Ils notèrent son nom sur le Registre des Forêts.

Pendant le trajet vers la haut-perchée, Diane se demande jusqu’où irait la surveillance. Compteraient-ils ensuite les bouleaux et blaireaux, hêtres et chenilles, saules et pies ? S’agenouilleraient-ils pour interroger les enfants et les fourmis ? Que cherchaient-ils ? Elle était partie du principe qu’ils avaient été mandatés à cause des propos de Basile puis de l’incendie, mais que penser du contrôle à leur arrivée aux Rondins ? Était-ce lié à la venue du duc des Landes ? Ou avait-il lui même été appelé pour son expertise de gestion de crise ? Quelle était la crise ?

Diane ralentit lorsque le brouillard se dissipa dans son esprit et la question qui la taraudait, autour de laquelle elle tournait comme un vautour, surgit : étaient-ils au courant que des dragons se cachaient dans la forêt et si oui, savaient-ils pour la grossesse ?

 

Elle arriva au pas de course à la cabane, ne sachant trop si elle comptait avertir ou incriminer la chamane. La terrasse était vide. Elle n’avait pas le droit d’entrer chez la haut-perchée, donc elle se contenta de toquer à la porte. Rien. Sur la table dehors, une tasse à moitié bue était encore tiède.

— Siloë ? tenta-t-elle en vain.

La vieille femme était partie subitement, à en croire son châle sur le fauteuil et l’assiette de biscuits que des rouges-gorges emportaient miette à miette. L’idée que Siloë pût être en danger était absurde mais les sourires des casqués lui revinrent en tête. S’ils étaient arrivés assez nombreux et qu’ils l’avaient surprise, peut-être qu’elle avait préféré les suivre plutôt que combattre ? Comme elle savait que Diane n’allait pas tarder, peut-être qu’elle comptait sur elle pour venir la sauver ?

La frayeur s’installait pour de bon. Elle était une traqueuse catastrophique. Lorsque les empreintes s’estompaient dans la toile, elle ne parvenait plus à les distinguer. C’était Aymée qui excellait dans cet art mais la dernière fois qu’elle lui avait rendu visite, la jeune femme avait le visage d’une orque insomniaque.

Diane examina les flots chatoyants qui apparurent, à la recherche des couleurs arc-en-ciel de Siloë. Déjà la forêt avait repris ses droits : tout était fleur d’hiver, bourgeons, herbe, lichen. Elle vit une tache bizarre et s’approcha d’un tronc. Détoila ; c’était de la mousse contre laquelle quelqu’un s’était appuyé !

Diane comprit que pour pister, il lui faudrait faire des allers et retours entre ses visions, décoller et atterrir, s’approcher et reculer.

Elle trouva ainsi des signes minuscules : une spirale bleue sur une rambarde de passerelle ; une trace de pas entre des racines ; des volutes roses dans l’air, comme un nuage de buée.

Plus elle alternait, plus la luminosité semblait prononcée. Elle plissa les yeux, les couvrit de sa main. Lorsque le découragement pointa, elle sut que c’était à cause du mana qui s’épuisait, de même que le mal de crâne qui grandissait autour de ses tempes et mâchoires.

Les arbres se brouillaient et se dédoublaient.

Elle chancelait mais continua.

Les empreintes devenaient plus colorées et condensées, comme si elle se rapprochait. Elle resta détoilée et repéra au loin un amas rocheux. Elle n’eut pas besoin de basculer pour deviner que c’était sa destination. Il n’y avait pas un bruit, hormis les pépiements d’oisillons.

 

Diane avança sur la pointe des pieds jusqu’au granit gris-rose. Il formait une arche, dans laquelle s’enfonçait l’obscurité, puis disparaissait sous terre. Diane se rappela les portails magiques dont son père lui avait rapporté la légende, mais ceux-là étaient censés exister loin, très loin, hors des Terres Éclairées, à Eilanan, l’Archipel Perdu. Pourtant, une énergie étrange vibrait autour de cette structure minérale, comme des murmures de temps anciens. Elle ne pouvait pas en analyser le tissu parce qu’elle s’évanouirait ; elle avait trop tiré sur les réserves. Mieux valait garder les dernières gouttes pour se défendre en cas d’attaque, même si ses sorts défensifs n’étaient guère meilleurs que sa traque.

Elle demeura debout devant l’arche, avec la chair de poule.

Peut-être étaient-ce ses vertiges qui lui donnaient l’impression que des lumières minuscules traversaient le couloir sombre sous ses yeux. Elles ressemblaient à des lucioles qui auraient le hoquet et en même temps aux pannes de courant des réverbères.

Elle posa un pied hésitant à l’intérieur et immédiatement son corps fut projeté en avant, comme pris dans une bourrasque meurtrière. Elle hurla et tenta de se retenir aux murs. Ses doigts glissaient sur la pierre lisse. Dans sa panique elle aspirait de grandes goulées d’air et crut voir des lucioles entrer dans sa bouche. La lumière du jour avait disparu ; l’entrée du tunnel était restée loin derrière. Du mana surgit en elle, pulsant au rythme de sa peau, puis sortit en une vague qui fit vibrer les pierres. Elle tomba lourdement par terre, libérée de la force qui l’avait attirée vers les profondeurs. Un sifflement lui parvint de plus avant. Tremblante, elle lutta contre l’instinct qui la poussait à s’enfuir et suivit la mélodie. Elle voyait dans l’obscurité grâce aux lucioles qui se cognaient à toute vitesse contre les murs. À mieux y regarder, elles ne semblaient pas avoir d’ailes.

Au bout du couloir, elle trouva une crypte où vacillait la lueur orange d’une bougie parfumée. Face au mur, le caressant de ses mains ridées, se tenait une silhouette sous une cape du même rose pâle que la roche. Diane allait l’attaquer, lorsque celle-ci se retourna. C’était Siloë.

— Mais… balbutia Diane. Qu’est-ce que vous faites là ?

— Ce n’est pas moi que tu cherchais ? demanda la chamane d’un ton malicieux avant de se tourner vers les pierres.

— Si, mais… vous n’avez pas été embarquée par des casqués ? J’ai cru que…

Elle s’appuya contre le mur parce que son vertige s’intensifiait.

Elle avait interprété l’absence de Siloë comme une disparition mais en fait la chamane allait parfaitement bien et ne semblait nullement avoir besoin d’elle.

Comme elle ne finissait pas sa phrase, la haut-perchée se retourna et vit enfin qu’elle était dans un état déplorable.

— Ça ne va pas fort, dis donc, commenta-t-elle avec une grimace.

Elle attira des lucioles à elle et les déposa au creux des paumes de Diane, qui sentit sa vue s’éclaircir et son pouls s’apaiser. Le sol ne tanguait plus. Siloë soupira en découvrant que la jeune femme s’était éraflé les bras et les mains.

— Certains esprits espèrent tant revenir que ça les rend… agressifs. Il faut être très ferme avec eux.

Et elle retourna à son mur de pierre, comme si toute cette conversation était très normale. Diane se demanda comment on se montrait ferme envers des esprits invisibles et puissants. Peut-être qu’elle pouvait apprendre à les voir, justement ?

— Qu’est-ce que vous cherchez ? demanda-t-elle en s’approchant.

La surface était quadrillée avec de la craie blanche, divisant ce champ minéral rose en parcelles. En effleurant l’un des rectangles, Diane sentit sa bouche se remplir d’eau salée et la réponse de Siloë lui arriva déformée et étourdie à travers un silence abyssal. Pliée en deux, elle cracha et reprit sa respiration.

— Il vaut mieux ne pas toucher la roche, dit simplement Siloë.

Diane envisagea de l’étrangler. Elle se fit la réflexion désabusée qu’elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. À quoi s’attendait-elle de la part d’une sorcière centenaire qui lui faisait boire des feuilles hallucinogènes, la mettait face à une pieuvre géante et puis lui demandait tout naturellement de risquer sa vie pour deux créatures interdites et dangereuses ?

— On a peu de temps pour te former, dit Siloë, et tu fais partie de cette génération qui a trop écouté ses grands-parents. Vous êtes traumatisés par la guerre comme si vous l’aviez vécue et vous fuyez votre propre ombre.

— Elle n’était pas si effrayante que ça ? demanda Diane avec espoir.

— Si, si, c’était abominable, répliqua Siloë, mais il y avait aussi des jours où c’était ennuyeux, décevant, frustrant. Ce n’était pas terrifiant tout le temps : ça, c’est ce qu’on raconte pour que ça ne se reproduise jamais.

Diane n’avait aucune idée d’où Siloë voulait en venir et elle désirait ardemment quitter le tunnel — d’autant plus lorsqu’elle vit une trace de main apparaître brusquement sur l’un des rectangles, et la pierre s’effriter. Elle ne voulait même pas savoir ce que c’était, pour une fois.

— On ne pourrait pas discuter dehors, plutôt ? Je peux vous attendre là-bas, si vous voulez.

— Je ne t’ai pas fait venir que pour aiguiser ta traque, répondit la chamane en collant presque son nez sur une des rainures blanches. Tu dois apprendre à puiser.

— Je sais un peu trop puiser… grimaça Diane.

— Si c’est trop, c’est que tu ne sais pas. Tout est dans la mesure, le dosage.

Devrait-elle lui dire qu’elle n’avait jamais apprécié l’algèbre et la physique ?

— Ce que peu de gens savent, continua la chamane, c’est qu’on ne meurt pas seulement d’une jauge vide de mana. Le trop-plein tue aussi.

— Je préfère vous croire sur parole.

— J’espère aussi.

— Comment ça, vous espérez ?

— Il te reste très peu de magie. Comme tu l’as vu, les lucioles peuvent t’en donner, mais attention : elles sont des relents d’énergie qui viennent du fond des océans ; elles ont une puissance électrique et magnétique qui les rend imprévisibles et grégaires.

Diane la regardait d’un air ahuri.

— Tu apprends plutôt par la pratique, non ? déduisit Siloë. Vas-y alors. Essaye d’en attraper une.

 

L’exercice se révéla stupide et dégradant. Diane sauta de droite à gauche, entre la crypte et le couloir, en vain. Elle perdit l’équilibre, se rattrapa au mur et se mit immédiatement à cracher de l’eau salée.

Les lucioles étaient trop rapides. Leur courir après ne servait à rien. Elle se dressa dans le couloir entre les deux murs, mit ses mains ouvertes de chaque côté et attendit. Les lueurs l’évitèrent. Quand elle changeait de position pour se mettre en travers de leur chemin, elles la contournaient encore. Plus elle leur en voulait, plus les lumières passaient loin d’elle.

Elle ne pouvait donc pas les contraindre… Pouvait-elle les charmer ? Elle essaya de se rappeler ce qu’elle avait fait pour attirer les volutes de Bianca lors de l’entretien. C’était venu naturellement et il n’y avait pas eu ce jour-là la crainte qu’elle éprouvait désormais. Elle admit que ça la répugnait de laisser ces éclairs la traverser ; elle les trouvait mortifères malgré leur vif éclat. Elle devait cependant essayer. Elle bascula, ce qui l’épuisa tant qu’elle dut s’accroupir. Ç’aurait été merveilleux que la magie fût illimitée, mais d’où serait-elle venue ? Rien ne naissait du néant. Les lucioles, à la grande surprise de Diane, avaient pris une teinte qui clignotait entre l’émeraude et le bleu foncé, comme si elles hésitaient. Elles contenaient donc de la conscience cérébrale ? Elles étaient trop petites pour que ça provienne d’un circuit neuronal interne. Étaient-elles des projections ? Habitées par des consciences qui ne leur appartenaient pas ?

Lorsque son regard se posa sur les rectangles aux murs, Diane comprit soudain. Elle eut un mouvement de recul, qu’elle tempéra pour ne pas toucher le rocher de nouveau.

Elle était dans un mausolée.

Chaque roche était la dernière demeure d’un humain. Certaines étaient immobiles et calmes, mais la plupart grésillaient. En approchant son oreille, Diane entendit le même silence ouaté. Ce n’était pas tant le son du vide que l’écho d’un lieu rempli. De ces pierres qui n’avaient pas trouvé le repos, émergeaient les lucioles, telles des étoiles filantes qui traversaient l’univers à la recherche d’une planète qui les accueillerait. Elles voulaient un refuge, une branche pour ne pas tomber dans le précipice.

Diane savait ce qui lui restait à faire mais elle trouvait l’idée méprisable. Elle devait mentir aux lucioles, se faire passer pour une fée qui les sauverait de l’obscurité, puis les dévorer. Vaudrait-elle mieux que les garous si elle faisait ça ? C’était les métamorphes qui attiraient leurs victimes sous de fausses excuses pour les déchiqueter.

Plus elle voyait les lueurs se cogner aux murs avec désespoir, plus sa résolution devenait ferme. Elle ne leur mentirait pas.

À court d’idées, elle s’allongea sur le granit froid et observa les relents de consciences voleter au-dessus d’elle. Ça lui rappela les soirées en famille à regarder les étoiles. Là-bas, c’était les goules qui agitaient leurs lumières dans l’eau, car elles avaient constaté la fascination des humains pour ce qui brillait. Diane avait toujours éprouvé une affection secrète pour ces créatures, malgré le fait qu’elles se nourrissaient de chair fraîche. Elle comprenait pourquoi elles se déguisaient pour plaire, la solitude qu’elles devaient éprouver dans les marais qui se formaient autour des lacs le soir, avec la pluie qui accompagnait depuis des décennies la tombée de la nuit. C’était difficile d’être plus esprit que corps dans un monde où la matière s’était proclamée toute-puissante.

L’empathie grandissait en elle pour tous les solitaires de l’univers. Les lucioles circulèrent plus lentement, comme apaisées par ses pensées. Était-ce possible ? Pouvaient-elles déchiffrer son électricité neuronale ? Elles s’aggloméraient au-dessus d’elle, assoiffées d’affection, et Diane leur fit un sourire déchiré de tristesse. Quelques-unes vinrent timidement se poser sur son front. Elle se sentit traversée par des visions de stèles blanches au fond de l’océan et d’une baleine qui nageait lentement près de coraux gris exubérants.

Son énergie remonta en flèche et elle prit une profonde inspiration, émerveillée, réjouie. Les lueurs, telles des papillons qui se brûlaient les ailes sur la flamme d’une bougie, accoururent en masse. Le mana la submergea si vite qu’elle crut se noyer.

— Non ! fit-elle soudain d’une voix forte et furieuse.

Immédiatement, les lucioles rabrouées se dispersèrent. Diane soupira de soulagement et se releva. Sans prévenir Siloë, elle quitta le tunnel et s’assit dehors, devant l’arche, parmi les fleurs. Le monde des vivants lui avait manqué ; telle une enfant, elle babilla face aux oiseaux qui se battaient pour une branche ensoleillée à coups d’ailes et de sifflements. Survivre était terrible et magnifique.

 

Lorsque la chamane sortit enfin, Diane la raccompagna chez elle. Sur la terrasse, la haut-perchée proposa une salade de tomates et carottes, ainsi qu’une jarre de limonade. Diane mangea en silence.

— Tu t’es bien entendue avec les lucioles, finalement ?

— Comment produisent-elles de la lumière alors qu’elles ne sont pas vraiment là ?

— Comment les fantômes hantent-ils la maison dans laquelle ils ont vécu toute leur vie ? Pourquoi sur certaines plages on peut entendre parmi les vagues des sifflements provenir de la mer ? Nous n’avons jamais élucidé tout à fait le passage entre la vie et la mort mais il semblerait que la transition soit parfois plus lente qu’on le pense.

— Le tunnel est un cimetière ?

— Le mausolée nordique, oui. Il va jusqu’à la côte fantôme. La forêt est de plus en plus surveillée, même à l’Orée. Les doyens commencent à comprendre qu’Inkala n’attaque que ceux qui foulent ses chemins sacrés.

— Je pourrais passer par là plutôt ?

— J’ai demandé.

À qui ? se demanda Diane, mais elle ne posa pas la question parce que la réponse la tétanisait.

— Il en est hors de question, soupira la chamane. Et le tunnel est plus sûr.

— Les dragons passeront ?

— Leurs corps s’adaptent formidablement bien. C’est l’une des capacités qui a rendu leur survie possible en dépit du fait qu’ils soient seulement quatorze.

Diane chercha d’autres arguments pour ne pas emprunter le mausolée. L’idée d’y voyager pendant des jours, voire des semaines, l’épouvantait. Pour autant, c’était de toute évidence parfait : un passage direct, à l’abri des regards.

— L’énergie vivante est tout aussi incessante, dit Siloë, mais on s’est habitués à ses manifestations. Les couleurs, la floraison, la pollinisation, le ruissellement : ce sont des éclats de conscience aussi, mais comme elle nous ressemble moins, on sait moins la manier. Tu peux t’entraîner avec ces sources pour apprendre à doser ; ça rendra ta traversée plus facile.

Elle ajouta à la fin du repas que celle qui était merveilleusement douée là-dedans, c’était Aymée.

 

Les jours suivants, Diane passa donc à l’Orée dès que le cours magistral de Basile s’achevait. Les rares fois où il acceptait des questions de la part des élèves, elle prenait son mal en patience, puis bondissait vers les casqués à l’entrée de la forêt, et s’enfonçait sous les arbres une fois le contrôle terminé.

— Vous auriez pu m’attendre, soupira Basile, vous saviez très bien que je venais aussi.

— Le jour où vous me tutoierez, je vous attendrai, répondit Inès en relevant les yeux vers lui.

Elle était assise devant la hutte d’Aymée, les paumes sur le sol. La cendrée lui avait dit de se connecter, sans basculer, au mycélium. Elle ne sentait que les fourmis qui lui grimpaient sur les mains et le soleil qui brûlait sur sa peau.

— Aymée, ça ne marche pas, ton truc ! s’écria-t-elle.

— Vous permettez, fit Basile depuis l’intérieur, on est en consultation.

Diane leva les yeux au ciel mais ne bougea pas d’un pouce : le miracle pouvait arriver à tout moment. Merle arriva au pas de course.

— J’arrive en retard ? demanda-t-il.

— Ils viennent de commencer, le rassura Diane.

Il acquiesça, rassuré, et allait entrer lorsqu’il lui jeta un regard surpris : qu’est-ce qu’elle faisait ?

— Longue histoire.

Comment sentir le tissu sans le voir ? Et pour quoi faire ? Puisqu’elle voyait si facilement la toile, pourquoi s’en priver ?

— Tu n’es pas d’accord ? lança-t-elle à un chien qui vint lui renifler la main.

Elle s’efforça de rester immobile même si son museau la chatouillait. Lorsqu’il se mit à lui lécher les doigts, elle renonça et joua avec lui. Il courait après les pommes de pin et les marrons, les oreilles rabattues en arrière par la vitesse. Tandis que Diane lançait et récupérait ces jouets de fortune, elle sondait le sol sous ses pieds nus. Elle sentait les aiguilles et la terre. Les racines s’informaient, s’entraidaient, s’abreuvaient. Comment les entendre ? Comment entrer dans ce royaume caché ?

Lorsque la consultation d’Aymée prit fin, Diane donna la pomme de pin à Basile, qui fut escorté par le chien pour le reste de ses visites à domicile. Aymée et Merle s’installèrent dehors avec elle.

— T’y comprends quelque chose à son charabia de se mettre en harmonie avec les champignons ? demanda Diane à Merle.

— J’étais inquiet en grandissant, répondit-il en souriant. (Aymée eut l’air indignée.) Mais je disais rien pour pas enfoncer le clou… Déjà que les triplés t’appelaient l’agitée du bocal.

— Les triplés ?

— On a trois grands frères, dit Aymée.

Diane fut si surprise qu’elle ne posa aucune question. La cendrée en profita pour revenir au sujet qui les occupait.

— Ce sera peut-être plus facile avec un tronc, songea-t-elle. Ça reste visuel comme ça. Tiens, donne ta main.

Diane resta immobile face aux regards d’Aymée et Merle.

— D’accord, reprit la jeune cartographe, bon, alors, pose-la sur l’écorce. Voilà. Maintenant ferme les yeux. Imagine les racines qui tètent de l’eau comme des porcelets.

C’était adorable : Diane ouvrit un œil pour voir si Merle ne se moquait pas d’elle et découvrit qu’il tentait l’exercice lui aussi. Ses traits étaient circonspects et leurs mains étaient proches l’une de l’autre sur le tronc. Elle referma les yeux.

— Les feuilles désormais. Est-ce que tu les sens inspirer la lumière comme un chien inspire de l’oxygène ? Visualise le soleil qui se glisse dans chaque millimètre de leur peau verte.

Diane acquiesça. Elle imaginait.

— Rajoute le mouvement entre les deux. Il se remplit en se nourrissant du sol et du ciel. Tu peux faire pareil.

— Mais… protesta Diane en ouvrant les yeux, je ne veux pas voler l’énergie de quelqu’un d’autre.

— Les arbres se tirent la bourre pour recevoir du soleil, répondit Aymée, est-ce que ça fait d’eux des monstres ?

— Non, mais…

— Tu as le droit de prendre de la place, conclut la cendrée avec un sourire. Et toi aussi, Merle, tant qu’on y est.

Pendant leur trajet de retour en ville, Basile jeta à Diane et Merle un regard suspicieux.

— Vous manigancez un mauvais coup ? Pourquoi vous ne dites rien ?

— Toujours. Gare à vous, plaisanta Diane. Tu veux venir dîner sur le bateau ? proposa-t-elle à Merle, réticente à l’idée de lui dire au revoir.

— Une autre fois, proposa-t-il, je dois prévenir ma famille quand je ne rentre pas.

Elle trouva le concept tout à fait exotique. Hortense lui avait probablement demandé quelque chose de similaire mais ça ne lui aurait pas traversé l’esprit de vraiment le faire. De toute façon, la question ne s’était pas posée puisqu’elle n’avait eu personne avec qui dîner hors de chez elle.

 

Diane remarqua le sourire amusé de Basile quand ils arrivèrent au port.

— Ah non, vous n’allez pas vous y mettre, dit-elle, Félix vient à peine de me laisser tranquille.

Le chercheur éclata de rire.

— Et vous, alors ? contre-attaqua Diane. Vous n’allez pas me dire qu’il n’y a pas quelque chose entre vous et Éléonore ?

— Mais enfin, Diane, je suis marié.

Ce fut au tour de la marnée de rire aux éclats… jusqu’à voir le visage sérieux de Basile.

— Mais quoi ? dit-elle stupéfaite. Mais pas du tout. Mais vous me faites une farce ? Mais vous ne lui parlez jamais ?

— Je lui envoie des lettres chaque jour depuis notre arrivée. Vous ne m’avez pas vu confier du courrier aux coursiers ?

— Si, mais je m’étais imaginé que c’était à…

Elle ne s’était rien imaginé du tout. Depuis qu’elle avait rencontré Basile, elle avait décidé que c’était un chercheur coincé et grisonnant qui était marié à son travail.

Il sortit son livret d’identité. À la dernière page, l’état civil, il y avait un portrait de lui, une femme et une petite fille. Diane cligna des yeux bêtement.

— Parce que vous allez me dire que vous êtes père en plus ?

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Sorryf
Posté le 26/05/2023
J'adore comme Siloë fait travailler Diane l'air de rien !
J'aime beaucoup cette histoire de surplus de mana, on a souvent l'habitude dans les jeux vidéo de la jauge de mana qui tombe a zéro et on est KO, mais c'est la première fois que je lis qu'un surplus peut tuer, et c'est une super idée, il va falloir doser ! Cela dit, je trouve que "jauge de Mana" fait un peu trop jeu vidéo justement, pour décrire une énergie organique [pinaillage]

tant qu'on est dans le pinaillage :
"— Vous manigancez un mauvais coup ? Pourquoi vous ne dites rien ?
— Toujours. Gare à vous, plaisanta Diane. " -> J'adore cette répartie de Diane, mais je trouve qu'elle tombe un peu à plat à cause de la 2eme question de Basile, et c'est dommage ! Je te conseille d'inverser les deux phrases comme ça "pourquoi vous ne dites rien ? vous manigancez un mauvais coup ? - toujours" comme ça ça répond direct. Bien sur c'est comme tu veux, ça engage que moi !

J'ai beaucoup rigolé à Diane qui es choquée que Merle prévienne sa famille qu'il s'absente, hahaha, j'aime trop ce perso !
Maintenant je suis intriguée par la famille de Basile !
Nanouchka
Posté le 08/06/2023
Bien joué pour l'inversion des deux phrases, tout à fait !

Ahahaha Siloë est maline. Oui, tu as raison pour la jauge de mana, clairement il faut que je trouve mon propre mot. Je le cherche depuis des mois, mais ça va venir, là, je le sens. Maintenant que j'ai fini le premier jet, je réfléchis au système magique (j'avais besoin de l'explorer sensoriellement dans le roman avant de l'intellectualiser, si ça fait sens). J'essaye de clarifier son fonctionnement, et je vais en profiter pour trouver du vocabulaire adapté.
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