Partie 3 – Un murmure

Notes de l’auteur : Hello :) Je remercie tous ceux qui prennent la peine de lire cette histoire jusqu'ici, cela me fait très plaisir de recevoir quelques retours sur mes textes de temps à autres...

– Fais ce que tu ferais si le monde t'appartenait. –

Aristide resta longtemps, assis dans l’herbe plate. Il s’était installé à distance du vide, encore affecté par ses songes. Il craignait que sa chute advînt, malgré qu’aujourd’hui le décor fût réel.

Ses yeux pleuraient, fouettés par le vent. Il avait froid. Mais il ne pouvait se séparer de ce lieu, de cette image. Pourquoi ? Pourquoi donc ?

 

Il eut l’impression d’entendre une voix, mais il ne vit personne. Il croyait percevoir un chant dans l’air. Un murmure. Était-ce le vent ? Non, le vent ne pouvait pas l’appeler par son nom. Il entendait cette voix, qui lui chuchotait quelque chose. Elle semblait venir de la mer, elle semblait venir de la terre, du ciel, du monde entier. Mais elle n’était que dans son esprit. Il la sentait à l’intérieur de lui. Ar…tide… Aristide… Elle semblait peiner à se faire entendre, et le jeune homme eut beau tendre l’oreille, cela ne changeait rien.

Puis il sentit cette chose s’éteindre en lui, il la sentit s’envoler, s’échapper, se glisser hors de lui. Un grand vide se fit en son âme. Un grand silence. Il se rendit compte qu’il avait eu mal. Qu’il avait souffert, muscles tendus, mâchoire fortement fermée. Il desserra les dents, relâcha ses doigts. Ils avaient arraché des poignées d’herbe et s’étaient salis de terre.

 

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Le petit homme glissait sur le penchant de la colline mouillée. La fin de l’été s’annonçait, et avec l’automne arrivaient le froid et la pluie. Ses chaussures de ville n’étaient pas adaptées à cette boue épaisse et spongieuse qui s’agrippait à ses semelles à chaque pas, si elle ne les lançait pas vers l’avant. Aristide se tenait à toutes les racines qui lui passaient sous la main, mais même ainsi il craignait d’arriver bien trop vite au bas de la pente.

Quand il vit au loin un troupeau de moutons qui s’approchait, il hésita à faire demi tour, mais l’idée de se réfugier à l’auberge, bien au chaud, et surtout bien au sec, le convainquit de continuer. Arrivé au niveau du premier animal, il s’arrêta prudemment, mais le petit mouton ne s’intéressait qu’à brouter.

 

Le berger, depuis l’arrière du troupeau, vit une petite silhouette hésitante s’agiter. Il plissa les yeux, mais même ainsi il ne comprit pas qui cela pouvait être. Personne ne montait plus là-haut depuis…

Il eut un soudain sursaut. Et si s’était… ? Non. Non, il lui ressemblait étrangement, mais ce n’était pas lui. Pas avec ce beau manteau. En s’approchant encore un peu plus, il remarqua même que les cheveux de l’homme étaient noirs. Noirs et bien coiffés, attachés en une queue. Ce n’était pas lui. Mais alors qui ?

– Héla ! appela-t-il en levant sa canne.

L’homme leva deux pupilles noires, noyées au fond de deux iris noirs. Tout était noir, chez lui. Mauvais augure, pensa le berger. Mais il n’en dit rien. Il se contenta de constater :

– Z’êtes pas d’ici.

Déboussolé, Aristide bafouilla un semblant de réponse, mais le paysan n’en avait pas besoin.

– Y vous mangeront pas, les moutons.

Sur ce, le berger s’éloigna, menant ses bêtes un peu plus loin, dans les pâturages alentours.

 

Le pas plus incertain encore qu’avant, le jeune homme acheva sa descente, sans tomber une seule fois, mais sombrant lentement dans les abysses de ses pensées.

 

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Les flammes léchaient le bois avec délectation. Elles se sautaient les unes sur les autres, elles se dévoraient mutuellement, renaissaient, repartaient. Chacune avait son heure de gloire, et chacune vivait immédiatement son déclin. Les bûches craquaient, quelques étincelles virevoltaient, et le feu, dans sa complète euphorie, dansait et ondoyait au sommet de son festin.

La cheminée n’avait rien de particulier, sinon qu’elle était si volumineuse qu’on y pouvait placer un gigantesque chaudron afin d’y faire mijoter le repas d’une ou deux dizaines de personnes.

Assis sur une chaise de paille, Aristide profitait des vagues de chaleur qu’elle lui offrait, tout en ôtant ses chaussures crasseuses. Il avait les pieds trempés, mais au moins à présent il était au chaud.

Elise s’approcha pour ajouter une bûche au foyer. Nouveau jet d’étincelles, nouvelle danse, une folie de chaleur en mouvements onduleux.

– Vous avez mis ça pour aller en haut ? Eh ben… s’étonna Elise en désignant du menton la paire de chaussures de ville.

– Je n’ai que ça.

– Ah ben c’est pas ça le problème. D’ailleurs, y’a le François, il fait cordonnier, il vous trouvera bien quelque chose. Mais franchement, si vous êtes pas cassé en bas d’un ravin, c’est d’la chance !

Tassé sur sa chaise, Aristide resta muet. Il n’avait pas eu conscience de ce risque, et à présent cela le terrorisait. Comment ces gens faisaient-ils pour vivre ainsi aux côtés de la mort ? Était-ce cela, la vie hors des villes ? Avoir froid, glisser dans l’herbe et tomber dans des ravins si l’on n’avait pas les bonnes semelles ?

– Passez chez le François. Allez-y, c’est à trois pas. Vous reconnaîtrez à l’enseigne.

L’aubergiste cligna de l’œil d’un air entendu. Intrigué, le jeune homme frigorifié voulut obtenir plus de détails, mais Elise semblait souhaiter qu’il se perde dans le village, du moins c’est ainsi que le ressentit Aristide. Il dut donc remettre ses chaussures dégoulinantes une dernière fois, et s’arracher à ce feu réconfortant qu’il n’aurait jamais quitté de son plein gré.

 

Une fois au centre de la rue pavée, Aristide sentit l’air frais l’entourer. Il réalisa qu’il avait faim, et pressa le pas. Terminer rapidement, c’est tout ce qu’il souhaitait. En finir avec ces histoires de chaussures.

Après quelques pas, les mains profondément enfouies dans les poches de son manteau, le petit citadin s’arrêta. Comment chercher quelque chose s’il ne savait pas ce qu’était ce quelque chose ? Chercher l’inconnu… Voilà une mission qu’il n’avait jamais eue à remplir. Par où commencer ?

Ne sachant pas répondre à cette question, il observa simplement les bâtiments, un à un. Rien de bien spécial. Des portes de bois, des murs de pierre. Des murs de bois, des couloirs de pierre. Rien d’autre que du bois et de la pierre.

L’enseigne…, pensa-t-il. Facile à dire. Déjà fallait-il la trouver, avant de la reconnaître. Il poursuivit son inspection, les yeux virevoltants d’une façade à l’autre. C’est alors qu’il comprit.

 

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Un panneau de bois peint était suspendu au mur d’une maison. Une peinture à la touche forte, marquée, qu’Aristide associa immédiatement au petit bateau de l’auberge. Sauf que cette fois, l’illustration était toute autre : l’image d’une jeune femme y figurait, mince et frêle au milieu de l’herbe. Il eut l’impression qu’elle l’observait de là-haut. Mal à l’aise, il franchit les quelques mètres qui le séparaient encore de la porte et toqua. Ainsi, ce “François” serait le peintre ?

Il était étonné qu’Elise lui donne si rapidement la réponse à son énigme. Elle semblait beaucoup s’amuser de cette question à laquelle il ne pouvait trouver de réponse.

Au bout d’une longue minutes et de bruits de pas lourds, une petite fenêtre s’ouvrit dans la porte de bois, qu’Aristide n’avait même pas remarquée auparavant. Un voix s’en extirpa :

– Oui ?

– Euh… bonjour. Je viens pour… des chaussures. C’est Elise qui…

La porte s’ouvrit dans un son grinçant, et deux pupilles rondes observèrent la paire pleine de boue que le jeune homme portait toujours.

– Oui, je vois… Entrez.

Aristide ne réussit pas immédiatement à marcher. L’homme. L’homme, c’était celui de l’auberge. Celui qui était venu chercher sa femme. Celui qui avait rompu le charme de ses yeux d’hiver. Un soudain mal-être le saisit, et c’est à peine s’il franchit la porte avant qu’elle ne se ferme derrière son dos.

– Bon bon bon… Des chaussures d’extérieurs… Souples ? Oui ? Bon. Et… imperméables, je suppose… Bon.

Ledit François observait le mur du fond de la pièce, qui aurait dû être une pièce à vivre. Mais c’était plutôt un énorme atelier de cordonnerie, avec les dizaines d’étagères recouvrant les parois et les outils éparpillés un peu partout sur le plancher. Il marchait en professionnel, cherchant des yeux la paire idéale. Artiste dans l’âme, il tenait à ce que chaque paire soit unique et adaptée à son client. Sauf qu’aujourd’hui, il ne connaissait pas son client.

Les étrangers venaient rarement acheter chez lui, surtout pas le premier jour de leur séjour, et encore moins en début d’automne. Il décida de se fier à ses premières impressions et à son sens de l’observation, et se mit à jeter quelques regards vers Aristide, de temps à autre. Cela gêna d’autant plus le citadin, qui crut qu’il devait s’approcher. À petits pas, il contourna les marteaux, ciseaux, pinces et autres objets qu’il ne réussissait à associer qu’aux salles de tortures des châteaux du Moyen-âge, pour rejoindre le grand dos qui lui faisait face.

– Bon, voilà ! J’ai ce qu’il vous faut !

Aristide sursauta. Le grand homme ne l’avait pas vu arriver et avait brandi les chaussures à quelques centimètres de son visage.

– Oh ! Pardon ! Je vous avais pas vu… Bon. Égarement d’artiste, dirait ma femme.

Le petit étranger sauta sur l’occasion :

– Hem… Justement, j’ai remarqué le… la peinture dehors. C’est de… euh… de vous ?

Le cordonnier le toisa, l’air très sérieux, puis un sourire amusé étira l’angle gauche de sa bouche.

– Ah ça ! Non, moi les pinceaux c’est pas mon genre… Moi je travaille avec des clous. Allez, essayez ça !

 

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Aristide ne comprenait plus rien. Ce n’était pas lui. Le peintre n’était pas François. Mais alors qui ? Et pourquoi mentionner l’enseigne pour indiquer à qui s’adresser ?

Perdu dans ses pensées, il ralentit inconsciemment. Il avait de plus en plus le sentiment qu’il n’avait rien à faire ici. Ces petites maisons, ces pavés irréguliers. Tout cela lui donnait mal au cœur. Sans compter tous ces sapins qui observaient ses moindres mouvements.

Il ne comprenait plus, il ne maîtrisait rien, et cela l’angoissait. Mais après tout, y avait-il quelque chose à comprendre dans cette région ?

Il allait partir. Demain matin. Ce soir même. Oui, c’était le mieux à faire. Il oublierait tout, et seule la paire de chaussures marron renforcées d’une couche de cuir supplémentaire lui rappellerait ce voyage improvisé.

Mais alors un sentiment le cloua au sol. Il dut s’arrêter complètement de marcher, l’esprit lourd. Une tristesse sans fond, un regret amer. Retenant ses larmes, il chercha en lui la réponse. Celle qu’il était venue chercher.

Pourquoi ?

Mais aucune voix ne lui répondit. Personne. S’il voulait savoir, il devait rester. Il le sentait.

Il resterait.

 

Après tout, se dit-il, il n’y a peut-être aucun mystère. Être triste sans comprendre, ça arrive. Je serai bientôt sur le chemin du retour.

Il ne savait pas à quel point il se trompait.

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