Partie 4 – M’entendez-vous ?

Dans les chambres de l’hôtel, il n’y avait que deux meubles ; un lit et une table de chevet.

Les rideaux jaunis virevoltaient, poussés par l’air froid de l’extérieur. La fenêtre était entrebâillée et ouvrait la voie aux courants d’air. Agités, ces bras de tissu semblaient désigner mollement la valise grise qui gisait dans l’angle de la pièce, toute droite contre le mur.

 

Aristide ferma la fenêtre. Pourquoi l’avait-on ouverte ? Le service des chambres l’avait-il oubliée ?

Il grelottait de froid sans son manteau, et il voulut enfiler le pull qu’il avait sorti la veille, mais il ne le trouva pas suspendu aux crochets. Tournant la tête, il de découvrit sur son lit. Il inclina légèrement la tête, songeur, tentant de démentir sa mémoire par cette découverte. Mais fatigué de son début de journée mouvementé après un réveil bien trop matinal à son goût, il s’assit lourdement sur les draps de son lit et relâcha ce problème-ci pour un autre.

 

Il avait reçu deux lettres.

 

Deux lettres. Deux enveloppes blanches qu’il tenait précieusement entre ses mains. Il avait l’impression d’être Pandore devant sa boîte. Tous ses maux étaient à l’intérieur de ces enveloppes, et pourtant il savait qu’il devait les ouvrir. Il savait aussi qu’il regretterait de les avoir ouvertes.

En soupirant, il commença par la plus grande.

Trois feuillets proprement pliés. Son travail. Son absence.

Il lui suffit d’un regard rapide sur le texte pour comprendre le principal. L’on avait écourté son congé ; il devait rentrer au plus vite ; s’il ne se présentait pas à son bureau, il mettait tout le monde en péril. Bref, c’était rentrer ou sortir, mais il ne pouvait rester plus longtemps sur le pas de la porte. On lui demandait de faire un choix.

Il aurait préféré être Pandore. Il aurait préféré être naïf, ne pas savoir ce qui l’attendait s’il ignorait les ordres des autres. Mais l’on ne décide pas de ne plus savoir.

 

Un craquement bref résonna dans l’air, venu de dehors, suivit d’un bruit assourdissant. Aristide ressentit au fond de lui la chute qui était survenue, sans même l’avoir vue. Il eut l’impression que tout se déroulait devant ses yeux. Les pas sur les pavés, les voix qui montaient, les cris qui s’y mêlaient. Les chuchotements devenaient des jurons, le tout dans un crescendo ininterrompu que le jeune homme ressentit comme instantané. Aristide rangea rapidement les feuilles qu’il avait serrées bien trop fort. Une fois le tiroir de sa table de chevet repoussé, il empoigna son manteau et descendit les escaliers quatre à quatre, sans même penser à fermer la porte derrière lui.

 

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Dehors, tous étaient rassemblés au bas de la rue. Aristide n’aurait jamais pensé qu’il y eût autant d’habitants dans ce petit village. Toute la population s’était regroupée autour d’une maison. L’atmosphère tendue témoignait du drame.

Du haut de la pente, Aristide devinait la cheminée encore dressée au milieu du tas de pierres. Il voyait les planches à terre. Il reconnaissait la structure démembrée des étages de la maison. Un bâtiment éventré, voilà ce qui restait du craquement sinistre. À nouveau, ce sentiment de chute folle résonna en lui, et il ressentit comme un grand vide dans lequel le monde s’écoulait. Tout devenait mer autour de lui, et au-dessous de ses pieds un grand trou attirait les éléments de l’univers. Les vagues se dressaient autour de son corps, les planches filaient sur l’eau comme des flèches, toutes lancées vers la même cible. Lui.

Il se sentit vide. Il se sentit vain. Il avait le sentiment que tout ce qui était important était passé, et que le passé était à jamais perdu. Il n’existait plus qu’une seule chose dans ce monde infiniment noir. Une seule.

Mais un cri déchira l’image. Déchira les vagues. Reboucha le trou. La mer redevint terre, herbe, pavés, maisons, forêts, montagnes et foule. Un hurlement de détresse :

– Elle était encore dedans ! Lune était à l’intérieur !

 

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Désormais ce n’était plus qu’un océan de bras autour de la cheminée nue. Tous jetaient en arrière les pierres, et on eût dit que la foule se trouvait dans la partie inférieure d’un sablier, poursuivie par le temps, étouffée par ces petits grains à l’allure inoffensive. Lune. Lune. Lune. Ce nom était dans chaque bouche qui insultait le destin. Dans chaque gorge qui retenait ses sanglots. Dans chaque regard qui retenait ses larmes. Dans chaque larme qui n’était pas retenue. Dans chaque cœur au rythme accéléré.

Les débris commençaient à s’éparpiller sur la place, mais aucune trace de la disparue. On ne voulait pas perdre espoir, car son temps était peut-être compté. “Elle étouffe”, disait-on. Mais que faire de plus ?

Aristide s’était avancé comme les autres, il cherchait comme les autres, mais il se sentait comme un oiseau de malheur au milieu de colombes. On le regardait comme un intrus, pire même : on le rendait coupable. Que venait faire un étranger dans leur village sinon y mettre le désordre ? Et puis ces yeux noirs qui perçaient les murs. Oui, ce ne pouvait être que lui. Ce devait bien être quelqu’un. Le jeune homme se sentait mal, mais il poursuivait les recherches. Il voulait aider. Il voulait montrer qu’il n’était là que pour lui. Pas contre eux.

 

Après de longues recherches, on commença à désespérer de retrouver la jeune femme, et c’est à peine vivante qu’on la découvrit pressée sous les décombres, une jambe écrasée et la respiration à peine audible. Tout s’était alors passé très vite. L’extirper des pierres et des planches. L’allonger. Attendre que le docteur se fraye un passage à travers la foule.

On craignait une côte cassée. Elle survivrait. Certainement. Peut-être. On ne savait pas trop, les rumeurs était diverses. Déjà l’on craignait le pire. Les regards assaillaient l’étranger, et en lui, on lisait déjà la mort de la jeune femme.

Dans l’air triste du village, on l’amena dans la maison du médecin. On ne pouvait plus qu’espérer. Il fallait attendre.

 

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– Faut pas vous en faire. Ils vont la rafistoler, et elle sera sur pattes bien vite. Tout de même, la pauvre…

La cruche manqua de se renverser lorsqu’Elise la posa brutalement sur le comptoir. De l’eau, des œufs, du blé. Rien de spécial, et pourtant cela encouragea Aristide à parler.

– Je sais bien. Oui. Bien sûr, tout ira bien. J’espère…

Les deux iris orageux de la patronne ne le lâchaient pas. Il savait que c’était peine perdue. Devant elle, il avait l’impression désagréable d’être un livre ouvert sur la page de ses pensées. Il se sentait vulnérable et protégé à la fois, et il n’était pas certain d’apprécier ce mélange. Elle savait bien trop de choses sur la vie du village, et lui en savait bien peu sur l’attitude qu’il devait adapter face à ses remarques.

– C’est pas pour elle que vous avez peur. C’est pour vous.

Aristide baissa la tête. Oui, il se sentait mal depuis la veille. Parce qu’à force de rejeter la faute sur lui, les villageois avaient fait de sa culpabilité une évidence. De sa nature mauvaise une vérité. Et lui-même commençait à y croire. Pouvait-il être heureux, où qu’il aille ? Après tout, il avait quitté sa vie pour suivre ses rêves noirs. Il avait gâché tout ce qu’il avait pu réussir dans sa petite vie.

– Faut pas les écouter. Ils sont bêtes comme leurs bêtes, ceux-là.

La plaisanterie arracha un sourire triste au jeune homme. Comme il finissait de manger, il ajouta :

– Mais dans l’histoire, le mouton c’est moi. Un mouton noir d’encre.

Sa remarque lui fit penser au troupeau du jour d’avant. Une journée bien triste. Une journée pleine d’horreur. Il repensa à ses rêves, ou plutôt ses cauchemars. Il retrouva en lui l’image de la falaise, de la mer qui se rapproche de lui à toute vitesse. Il se souvint de la caresse du vent sur son visage.

Non. Il ne voulait pas y penser. Il y penserait plus tard. Pas maintenant. Pour l’instant, il voulait simplement se reposer. Un jour de répit, et alors il recommencerait à réfléchir.

– Vous savez c’que je fais, moi, quand j’ai le cafard ? Je me dis qu’y a pire. Et je pense à tous les gens que je connais, et je me dis : est-ce que j’aimerais être à sa place ?

Elise dut remarquer qu’il ne comprenait pas bien son résonnement, car elle sourit légèrement. Mais elle ne fit qu’ajouter :

– La réponse, c’est toujours non. Parce que finalement, je suis bien.

 

“Je suis bien.”

Qu’il aurait aimé pouvoir se dire cela. Oublier ses problèmes. Tout oublier. Être juste lui-même.

Lui-même…

Mais… qui était-il ?

 

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Des yeux jaunes me fixent.

Je crois que je pleure. Je crois que je suis heureux. Je ne sais pas…

Êtes-vous là ? M’entendez-vous ?

 

Je crois… je crois que je suis mort. Je ne sais pas. Non, je ne sais pas.

Tous ces yeux qui me fixent… Ils me font peur. Ils couvrent le ciel. Des yeux de neige.

 

M’entendez-vous ?

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