23.Mala

Par Codan

Mala respira les fortes odeurs de l’infusion qu’Issah lui avait servie. Dans la petite pièce qui servait de chambre au guérisseur, elle était mal à l’aise. Elle sentait que son père de cœur cherchait sans cesse son regard, sans jamais l’attraper. Il l’avait accueillie sans poser de question et restait en silence, en face d’elle. Il la savait perdue. 

— J’ai appris pour Baako. Ki war moar.

Elle hocha imperceptiblement la tête, les yeux fixés sur la tasse qui lui brûlait presque les doigts. Les souvenirs de la veille affluaient à la manière de grandes vagues bousculant la surface habituellement lisse de son esprit. Elle ferma les yeux pour faire le vide. 

A-t-il des huiles préférées pour être embaumé ? 

L’huile de kuyuu, avec un soupçon de swoli.

Où veut-il être exposé, Mala ? 

Dans la petite montagne au-dessus d’Adeyabo, avec les femmes de sa famille, où il pourra veiller sur ses frères et sœurs. 

Quels seront les couleurs de son sarcophage ? 

Brun, couleur terre, avec les décorations blanches qu’il a l’habitude de porter lors des fêtes. 

Elle soupira, rouvrit les paupières, et regarda l’unique fenêtre où un carré de ciel bleu se découpait entre les hautes tours blanches. Elle se revoyait en train de laver le corps de son meilleur ami, de passer les doigts sur les rides de son visage afin de lui donner un air apaisé, de pratiquer la première incision au milieu de son thorax, de vomir, de pleurer, de se secouer, de retourner auprès de lui afin terminer de le préparer pour son retour à Adeyabo. Qui d’autre aurait pu le faire ? Elle était son jima. Elle devait prendre soin de lui même dans la mort. Elle devait affronter la souffrance qu’il avait enduré, l’effacer, le rendre noble. 

Aujourd’hui, Baako retournait chez lui. Elle aurait dû l’accompagner et terminer les rites. Cela aurait dû être à elle de porter sa dépouille jusqu’au lieu de son exposition, à elle de le mettre dans cette position assise, de fixer sa tête dans ses mains, de dresser le sarcophage de boue, de paille et d’argile, d’y dessiner un visage. Mais elle était coincée ici. Dans cette compétition qui n’avait plus de sens. 

La clochette annonçant l’entrée d’un visiteur tinta et Issah redescendit les escaliers grinçants. Mala resta immobile, les yeux fixés sur l’extérieur. Puis elle se releva difficilement. Il fallait qu’elle rentre. L’heure du couvre-feu arrivait.

Issah interrompit sa discussion avec sa cliente pour l’attraper délicatement par l’épaule. 

— Nous n’avons pas encore fini, wossi

— Merci, mais je vais rentrer. 

Elle ne parvenait pas à entrer en méditation. Elle ne parvenait pas à trouver la paix. Pas la peine d’empêcher Issah de faire son travail. 

Pour une fois, elle ne fut pas bousculée dans la rue en rejoignant l’Amphithéâtre, ou alors elle ne fit pas attention. Les soldats la laissèrent entrer dans la Tour Sud sans qu’elle n’ait besoin de le demander. Elle se traîna jusqu’à la salle commune, plus par automatisme qu’autre chose car elle n’avait pas faim. 

— Tu vois ce que t’as fait ? 

Elle leva les yeux : ceux de Yago étaient plein de fureur. Elle ne répondit rien, il la bouscula. 

— Tu n’as pas le droit d’être triste. Tu l’as abandonné ! 

Un nouveau coup et elle tomba à terre. Elle ne se releva pas. Autour d’eux, le brouhaha monta, on retint Yago, on vint l’aider à se remettre debout. Ses jambes tremblèrent. Elle eut à peine le temps de se dégager pour vomir le peu qu’elle avait dans le ventre. 

Vide. Elle était vide. 


 

Quand elle se réveilla le lendemain matin, Mala n’avait aucune idée de la manière dont elle avait atterri dans son lit. Un éclair de douleur lui foudroya le crâne. Elle repoussa ses draps et se releva avec prudence, fit quelques pas pour attraper une large chemise propre qu’elle ceignit de son baudrier. Elle en vérifia les poches et soupira de les voir presque vides. Elle aurait dû faire le plein la veille, chez Issah. Qui sait ce que leur avait réservé le dieu du vent et de l’été… 

Mala ne s’arrêta que brièvement à la salle commune, juste pour enfourner à la hâte et sans appétit une bouillie de millet afin de se remplir le ventre. Le pas lourd, elle entreprit de rejoindre les gradins. Sa tête lui tournait, et l’envie de vomir lui tordait le ventre. La nuit ne l’avait pas reposée. 

Son épaule se cogna brusquement contre quelqu’un : Mala leva les yeux et reconnut le visage de Yago. Le sourire de son ancien ami s’effaça. Il détourna le regard. Mala resta un instant immobile, avant de se forcer à ne plus penser, à ne plus ressentir et avancer. Elle passa les grandes portes que lui ouvrirent les soldats et porta les mains à ses oreilles dans une vaine tentative d’atténuer le brouhaha des gradins qui l’assourdissait. Elle papillonna des yeux : sur l’arène, de petits bâtiments de bois avaient été érigés. Un pour chaque équipe, devina-t-elle.

— Mala ! 

Elle se retourna : Danaël lui faisait signe depuis les gradins. 

— T’as été longue ce matin, s’inquiéta-t-il. 

Elle monta jusqu’à lui. Elle vit qu’il était mal à l’aise et qu’il ne savait pas comment lui parler, mais c’était comme si elle était extérieure à elle-même.

Quand Aomi les rejoignit, elle s’assit à côté de Mala et la regarda longuement.

— Tu as l’air fatiguée, commenta-t-elle. 

— De toute façon, les épreuves de Lan ne sont pas physiques, tu pourras conserver ton énergie, expliqua Danaël. 

Il pointa du menton les sortes de petites cabanes. 

— Rien que ça, ça nous intrigue et il le sait. 

Tous les trois observèrent les constructions en silence. Au détour de l’une d’entre elle apparut Peon qui la contournait avec lenteur, les yeux rivés sur elle comme si elle allait s’avancer vers lui pour l’engloutir. 

Pukra, c’est quoi ce bazar encore ? 

Peon s’installa à côté de Danaël qui ne put s’empêcher de soupirer lourdement. 

— Lan, lâcha Danaël pour toute justification.

— Ton dieu est complètement givré.

— Je ne peux pas mieux dire.

Peon resta un moment interdit, puis étonnamment, il choisit d’engloutir ses grains de raisin en silence. Que Danaël parle ainsi ouvertement de son dieu tutélaire les choquait tous les trois. 

Mala prit une grande inspiration et observa les cabanes : qu’avait prévu Lan ? 

Le héraut l’annonça et, comme un courant d’air, le dieu capricieux s’installa sur son siège, un sourire goguenard aux lèvres. Depuis sa place, il sembla à Mala qu’il y avait une étincelle de malice dans son regard. Il joignit les mains et tapota ses doigts les uns contre les autres, puis incita Axiliam à annoncer la suite. Le Donneur attendit que le Dieu-père prenne place derrière eux, chaque jour plus faible que la veille, et s’avança jusqu’au bord de la tribune. 

— Bonjour à tous. En ce deuxième jour d’épreuve, vous devrez une fois de plus faire preuve d’intelligence et de ruse. 

Il tendit le bras vers les cabanes de l’arène, espacées les unes des autres à une distance raisonnable. Dans les gradins, des murmures d’appréhension s’élevèrent. 

— Chaque équipe va être enfermée dans l’une de ces installations. La seule règle, c’est d’en sortir tous les quatre indemnes. Les plus rapides auront le plus de points.

— Allez allez, au travail ! chantonna Lan. 

Peon poussa un soupir et se leva le premier, bientôt suivi des trois autres. Ils s’approchèrent de la plus proche et s’apprêtèrent à y entrer, mais depuis la tribune, le dieu les arrêta. 

— Non non, mon petit Danaël, pas celle-ci ! Pour toi et ton équipe, je vous ai réservé la numéro 7 ! Allez, pressez-vous !

Peon lui envoya un regard noir et jura dans sa langue alors qu’ils obéirent. La démarche de Danaël s’était tendue. Aomi poussa la porte et embrassa l’endroit d’un regard calculateur. Quand Mala referma derrière eux, ils n’eurent pas longtemps à attendre avant de percevoir le cliquetis de la serrure qu’on verrouillait. Mala inspira longuement, soudain à l’étroit entre ces quatre murs de bois nus. L’installation était exigüe, installée sur pilotis, et si de prime abord elle paraissait fragile, les violents coups de pieds de Peon certifièrent le contraire. Aomi se planta au milieu, mains sur les hanches et nez au plafond, tandis que Danaël s’était adossé à un mur pour analyser le plancher. Fatiguée, Mala s’assit sur le sol. 

— C’est du bois, je pourrais tout cramer, lança Peon. 

— Avec ta maîtrise instable ? Tu vas nous brûler avec, l’Orgoï. Et j’ai pas assez d’eau pour limiter les dégâts, le toit est trop étanche. 

— Mala, tu pourrais faire quelque chose ? 

La jeune femme posa ses mains sur les planches et chercha un morceau de vie à faire éclore, mais elle hocha la tête. Son énergie n’avait pas assez rechargé. Aomi frappa du poing contre la paume, puis désigna le Thaelin de l’index. 

— Et faire exploser le tout avec l’air de Danaël ? 

Danaël grimaça.

— Les planches sont trop rapprochées les unes des autres, je ne pense pas que je pourrais tout seul…

Il échangea un regard avec Mala. L’Alayi resta interdite. C’était une chose de se savoir mêlée, c’en était tout une autre de se donner à une autre maîtrise. 

— Je suis fatiguée. On ne doit faire prendre de risque à personne, et une explosion… 

— Attends un peu, la contredit Danaël. La consigne exacte, c’est « d’en sortir tous les quatre indemnes ». Il n’est pas question des autres équipes. 

Ils échangèrent un regard. Mala fut la première à détourner les yeux. 

— Je ne suis pas très partante à l’idée de… 

— De quoi vous parlez ? demanda Peon. 

Danaël l’ignora. 

— Nous devons rester dans la compétition, nous n’avons pas encore toutes nos réponses. 

Mala se mordit la lèvre. Cet argument la décida. 

— D’accord. 

— Vous allez faire quoi ? 

— Nous sortir de là. Maintenant, pousse-toi. 

Il retroussa les manches de son ample chemise croisée. 

— Le vent est aussi capricieux que son dieu, et ne coopère que lorsqu’il en a envie. 

Danaël leva la paume : par d’imperceptibles mouvements de doigts y naquit une petite spirale d’air. Il referma le poing et le vent se dissipa autour, soulevant des mèches de leurs cheveux. 

— Essaie. 

Mala déglutit. Elle leva la paume à son tour, imita son ami mais rien ne se produisit. Elle était trop fatiguée. Danaël opina en poussant un soupir. 

— Désolé… 

Sans prévenir, il opéra un mouvement circulaire des deux bras en même temps, projetant son air dans la direction de Mala. Surprise, elle fut soulevée et bombardée contre le mur opposé à pleine vitesse. Elle lâcha un cri de douleur sous l’impact. Peon et Aomi se retinrent d’intervenir, tandis que Danaël approchait. Mala releva la tête en ignorant les craquements de son cou et braqua sur lui un regard féroce. 

— Qu’est-ce qui te prend ? 

Elle trouva étrange que Danaël lui sourit. 

— Tu l’as fait. 

— Quoi ? lâcha Mala. 

— Allez, mets-toi en colère ! la tanna Danaël. Tu n’as pas pu accompagner ton jima. Tu es coincée ici, avec nous, dans ce concours qui n’a pas de sens. 

Elle fronça des sourcils et se renfonça, courbée, dans une position de défense.  

— Il n’aura pas le repos qu’il mérite, parce que tu n’as pas fini les rites. 

Baako. Baako ne serait pas en paix à cause d’elle. 

— Tais-toi. 

Impitoyable, Danaël continua. 

— Il l’aurait fait pour toi. Il aurait tout quitté pour toi. 

Oui. 

— Tais-toi ! hurla-t-elle en se bouchant les oreilles. 

Un grand souffle dont elle était l’épicentre secoua l’habitacle et renversa ses amis. Choquée, ses mains tremblèrent alors qu’elle les détachait de son crâne. 

— Qu’est-ce que j’ai fait… ? 

— Protégez-vous, lança Danaël en direction des deux autres.

Il s’accroupit en face de Mala et lui prit les épaules. Son regard gris-vert attrapa celui de Mala, qui s’y accrocha comme un noyé cherche une ancre.

— Maintenant Mala, lui chuchota-t-il. Ton air, laisse-le t’envahir. Ferme les yeux.

Elle obéit. Il se déclencha comme une tempête autour d’eux, amplifiée et dirigée par Danaël contre les murs. Un grand fracas, puis des cris de surprise et le goût du sable sur la langue. Quand elle rouvrit les paupières, Danaël s’était relevé, et protégeait son regard d’une main en visière pour chercher leurs deux acolytes. Quand Aomi et Peon se relevèrent sains et saufs, le soulagement envahit Mala. 

— On l’a fait. 

Danaël l’aida à se relever et la prit contre lui. Elle l’entoura de ses bras et fondit en larmes.

— Tu l’as fait, je suis fier de toi. 

Il la serra très fort contre lui, sourd à la cacophonie qui avait envahi l’arène.

— Félicitations. 

La voix froide de Lan les interrompit. Au milieu des installations soufflées par eux, des candidats blessés par les planches ou à moitié enterrées dans le sable, son apparence soignée au milieu de ses tissus chamarrés et délicats détonnait. Il posa sur Mala un regard empli de dégoût.

— Alors, c’est vrai. 

Il n’en dit pas plus et se détourna pour retourner dans sa tribune. Mala n’entendit pas Axiliam leur décerner le maximum de points : elle venait de comprendre ce que ressentait Danaël quand on s’attirait la haine d’un dieu.

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Tac
Posté le 26/02/2023
Yo !
Je réitère mon étonnement que j'avais partagé déjà dans un com précédent : au début il est bien dit que lors des épreuves il est courant qu'il y ait des morts et que les gens des différents clans se retournent les uns conre les autres car c'est du chacun pour soi ; je trouve étonnant d'à quel point le clan de Mala lui reproche la mort d Baako alors qu'à priori c'est tout à fait normal comme cas de figure (indépendamment du fait qu'il y a des équipes lors de cette édition).
Je suis étonné que y ait pas de numéro de maisonnette attribuée à chaque équipe lors de l'épreuve : pour de simples questions d'organisation afin que y ait pas d'esclandre lors de la répartition, ou pour que ça aille plus vite, ou aussi pour que Lan puisse attribuer les numéros qu'il veut à chaque équipe de manière moins obvious qu'il y a anguille sous roche...
Je pensais que Lan allait dire que la technique employée par l'équipe de Mala n'était pas de la ruse et donc ne méritait pas tant de points.
Cela étant j'aime toujours autant et je trouve intéerssant de confronter l'un des personnages à la mort d'un proche, en particulier cela nous permet de mieux appréhender une partie de sa culture.
PLein de bisous !
Isapass
Posté le 30/06/2021
Le début est très émouvant. On sent très bien le chagrin de Mala et le vide qu'elle ressent. C'est d'autant plus fort qu'on ne connaît pas vraiment Baako, donc ce sont les émotions de Mala qui touchent le lecteurs, pas la mort de Baako.
Et ensuite... l'épreuve est géniale ! Ou plutôt ce qui s'y passe. Maintenant, ils vont être obligés de partager leurs secrets. Par contre, Mala s'est exposée, du coup. Je pensais que Lan savait pour Danael, pour Peon et pour Mala, mais apparemment, il n'en était pas sûr.
Par contre, qu'est-ce que la cabane numéro 7 avait de différent ? J'imagine que Lan n'a pas insisté par hasard pour qu'ils prennent celle-là ? C'est un peu frustrant de ne pas savoir. Peut-être dans les chapitres suivants ?
Codan
Posté le 18/09/2021
Oui, cette cabane est différente, elle est plus solide : c'était pour forcer une autre personne à utiliser la maîtrise de l'air, ce qui s'est passé :)
Notsil
Posté le 15/04/2021
Coucou !

La pauvre Mala :( J'ai beaucoup aimé le début où elle est perdue, vide oui c'est le mot, et toute la description des rites c'était sympa et ça aide à comprendre leur processus de deuil. Tu t'es inspirée d'une culture pour la position assise des défunts ?

En tout cas quand Danaël prend les choses en mains, il ne le fait pas à moitié. Et cette fois, les autres auront compris que c'est la maitrise de Mala qui a joué : ils vont donc finir par en parler tous les 4 (oui ça fait plusieurs chapitres que je le dis mais je sais que ça va finir par venir ^^).

Lan, toujours aussi détestable. Il n'a même pas besoin d'élever la voix, juste son apparence et quelques mots qui frappent lui suffise.

Mais va-t-il le dire aux autres dieux, ou le garder pour lui ? Mystère ^^
Codan
Posté le 18/04/2021
Coucou Notsil ! Heureuse de te voir au rendez-vous !

Je suis contente qu'on réussisse à bien comprendre Mala. Oui, les rites sont copiés de ceux des Chachapoyas, les guerriers des nuages, en Amérique du Sud, dans l'actuel Pérou. J'ai complètement adoré cette façon de voir la mort et j'ai trouvé que s'adaptait très bien aux Alayis, qui vivent dans une communauté soudés entre les vivants, et avec les morts également.

C'est aussi le moment où Danaël change et arrête de subir son destin ^^ Ils vont réussir à en parler tous les quatre, oui xD de toute façon, là, ça va être obligé xD Tu sens les trucs venir de loin !

AH JE SUIS RAVIE QUE TU TROUVES LAN DÉTESTABLE ! J'ai teeeeeellement travaillé pour ça ! Il a juste à se pointer ET PAF on le déteste xDDDD

Ça, c'est un mystère que je vais garder pendant quelques temps eheheh

À la prochaine :D
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