Vingt-cinq - Disparaître

Notes de l’auteur : Je suis assis au bord de moi et j'ai peur du vide.
Inconnu

Il faisait froid. Très froid. Sélène se trouvait sur la plage, encore déserte à cette heure. Malgré la présence de Léo quelques jours plus tôt, elle n’avait pu se résoudre à abandonner cette bande de sable gris. De toute manière, elle était quasiment certaine de ne pas y trouver âme qui vive à cette heure-là. Bien que huit heures aient déjà sonné à la petite église, la plupart des habitants dormaient encore. En effet, la nouvelle année avait débuté en beauté, la veille au soir, avec le spectaculaire fest-noz organisé dans la grande salle. Tous les villageois s’y étaient rendus, à quelques exceptions près. Les Gavillet et les Sherwood aussi, ainsi qu’Alya, Audrey et tous ses camarades de classe, accompagnés de leur famille respective. Chloé n’était pas présente, car elle habitait un autre village, et par conséquent une autre école. Son amie manquait parfois à Sélène, mais ce soir-là, son absence s’était encore plus fait ressentir. Elle aurait tant voulu lui parler, tout lui confier. Sélène ne s’attendait pas à ce que Chloé comprenne, mais la jeune fille avait juste besoin d’une oreille attentive sur qui compter.

À la place de ça, elle dut affronter la foule joyeuse et insouciante, le temps d’une soirée. La grande salle était comble, la scène occupée par les musiciens de Trisk. Léo, les jambes ballantes, était assis au bord de l’estrade, à côté de sa marraine ; tous deux discutaient à voix basse. Après avoir salué les personnes qu’elle connaissait et informé sa mère qu’elle la retrouverait plus tard, Sélène s’était installée à même le sol, dans un coin de la salle. Depuis son point d’observation, elle pouvait aisément voir Léo. Etrangement, celui-ci n’avait pas l’air très heureux. Marine l’écoutait d’un air grave. Ils chuchotaient, mais Sélène n’aurait de toute façon pas pu percevoir leurs paroles, à cause du brouhaha ambiant. Les rires fusaient, les bouteilles de bières vides s’alignaient. Le champagne était prêt sur chaque table. Cette joie contrastait avec les sombres pensées de Sélène et les expressions de Léo et de sa marraine.

Alors que Trisk avait commencé à jouer et les citoyens à danser, Sélène n’avait pas tenu une demi-heure et s’était silencieusement éclipsée. La jeune fille ne pouvait supporter plus longtemps la joie qui l’enveloppait sans l’atteindre, et, par-dessus tout, la présence de Léo. Tout cela avait été au-dessus de ces forces.

- Où vas-tu ? avait demandé Léo, en la croisant dans le couloir menant à la sortie.

- Oh, je… Je vais me promener un peu. Il fait trop chaud, je trouve.

Non seulement la salle semblait surchauffée mais son corps n’aidait pas, tout comme la proximité de Léo.

- Je viens avec toi.

- Mais je…

- Attends-moi. Le temps de prendre ma veste, d’enfiler mes chaussures. Je suis de retour dans deux minutes.

Sélène ne savait pas pourquoi elle avait accepté. Pourtant, moins d’une minutes plus tard, Léo était de retour, avec son pull bleu-gris et ses baskets, sa veste noire sous le bras.

Ils avaient silencieusement marchés jusqu’à la plage. Sélène se revoyait encore, la veille au soir, arpentant les rues vides et noires jusqu’à la mer. Heureusement qu’elle avait eu la présence d’esprit d’emporter sa veste. La nue était remplie d’étoiles ; Sélène en avait rarement vues autant. La tête levée vers l’infini, leurs pas les avaient conduits sur la grande plage. Contrairement à celle qu’elle rejoignait pratiquement tous les matins depuis le 25 octobre, celle-ci était souvent peuplée de familles et de couples profitant d’une promenade en amoureux ou simplement d’une journée au bord de l’eau. Alors que les vagues léchaient ses pieds nus -  elle avait laissé ôté ses sandales et les avait abandonnées sur le sable - Léo avait commencé à parler.

Tout d’abord, il lui avait parlé du froid polaire qui les entourait. Puis, il avait songé à haute voix à toutes les personnes qui fêtaient la nouvelle année, au fest-noz, et partout dans le monde. Tous ces gens qui dansaient, riaient, discutaient tout en buvant un verre. Plusieurs fois, Léo avait tenté de plaisanter, dans l’espoir d’arracher un mot ou deux de la bouche de Sélène. Sans succès. Alors il lui avait posé une question. LA question.

- Suis-je responsable de toi ? Pourquoi veux-tu mourir ?

Aussitôt, la tête de Sélène se mit à tourner. Ses pensées tourbillonnaient. Elle aurait souhaité que seul le silence accueille cette question. Pourtant, son cœur se brisa à cette pensée. Malgré tout ce qu’il lui avait infligé, Léo avait le droit de savoir.

Ses jambes se dérobèrent sous elle. Sélène pouvait le lui expliquer. Elle en était capable.

Léo

Sélène tombe sur le sable. Elle est trempée par les vagues mais ne semble pas s’en rendre compte. Elle pourrait attraper froid, pourtant, c’est le cadet de mes soucis. Je n’aurais pas dû lui demander ça. Après avoir parlé avec Marraine la Bonne Fée, cette question tournait en boucle dans mon esprit. Je n’avais pas envie de connaître la réponse. J’en avais besoin.

Je lui ai parlé car depuis cette matinée sur la plage, je n’ai pas cessé d’y penser. Voilà ce que Marine m’a répondu sur l’estrade, tout à l’heure, avec son habituelle franchise :

- Tu l’as détruite, Léo. Ce n’est pas ta faute, toi, tu as été honnête, et c’est tout ce qui compte. Mais tu l’as quand même blessée. Elle accordait de l’importance à ton amour, à toi. Je pense que tu étais sa raison de vivre. Et elle était certaine que tu l’aimais, je crois. Tu ne peux rien changer. Il faut juste attendre. S’assurer qu’elle ne se suicide pas. Mais tu ne peux rien faire d’autre.

Ses mots étaient crus. Ils m’ont atteint en plein cœur. Je ne peux pas imaginer ma vie sans Sélène. Je l’aime, comme une sœur peut-être mais je l’aime. On ne pourra jamais changer ça. Mais je peux peut-être l’empêcher de se tuer. Il faut que j’essaie. Non, il faut que je réussisse.

Sélène est toujours sur le sol. Je vois bien qu’elle tente de parler, mais elle tremble tellement que chaque mot est déformé. Délicatement, je la prends dans mes bras et la ramène sur un rocher, au sec, à l’abri du vent. Je ne peux pas faire plus pour l’instant ; lui parler ne servirait à rien, Sélène semble dans un autre monde : elle ne m’entendrait pas. Puis, elle a commencé à parler, lentement. Chaque mot semblait être un supplice, pourtant, Sélène parla pendant de longues, très longues minutes. Et moi, j’écoutais, toujours plus impuissant, toujours plus blessé face à sa douleur :

- Léo… Je ne t’en veux pas. Garde ça à l’esprit, s’il-te-plaît. Tu as peut-être joué un rôle mais ce n’est pas ta faute. C’est juste que… quand je te regarde, je ne vois que la tristesse et la douleur qui m’habitent. Cette tristesse froide, amère. La douleur aussi. Lancinante, brûlante, comme une flèche en plein cœur. Je suis devenue un fantôme, une morte. Alors pourquoi vivre ? ça ne sert plus à rien, si je ne peux pas éprouver de bonheur, même quelconque.

« Tu sais… Depuis cette après-midi jeux, je n’ai pas… je ne sais pas. Après avoir reçu ta réponse, j’étais tellement vide… Je n’avais plus rien à espérer. J’errais seule dans mes pensées, sans aucun but précis. Ma vie n’a plus de sens. Je me demande pour quoi ou qui je me lèverai demain matin, et tous les autres jours. Ma famille. Mais ça ne suffit pas. Je suis tellement seule, prisonnière de mes pensées… J’ai perdu les couleurs du monde. La couleur de l’espoir. Et je m’interdis de penser à vous, parce que je n’en ai pas le droit. Tu es avec Sylane, et ça ne peut pas changer. Je ne peux pas vous détruire. C’est comme ça. Tu n’y peux rien. Alors à quoi bon commencer une nouvelle année, si je suis incapable de tourner la page ?

Ses paroles… Je m’y attendais peut-être mais rien ne m’aurait préparé à ça. Je la tue à petit feu. Jusqu’à quand tiendra-t-elle ? Quand est-ce que sa famille ne sera plus une raison suffisante de vivre ? Je suis impuissant. Elle vivra, n’est-ce pas ? Sa douleur perce dans sa voix, et l’entendre me fend le cœur. La culpabilité me tombe dessus. Elle me cloue au sol, m’emporte, me disloque, s’acharne sur moi.

Mais c’est trop tard. Je ne peux pas revenir en arrière. Je crois qu’elle le refuserait, par fierté peut-être, ou même plus sûrement parce qu’elle ne me croirait pas. Sélène a perdu espoir ; ça, je ne peux en rien le modifier. Il faut simplement… qu’elle retrouve la couleur du monde, comme elle dit. La couleur de l’espoir. Mais comment faire quand celle-ci n’existe plus à nos yeux ?

<3

Sélène se souvenait à peine de la fin de la soirée. En y repensant, ce matin-là, la toute première aube de l’année, elle ne parvint qu’à rassembler des bribes de souvenirs : le fest-noz, Marine et Léo sur l’arène ; la chaleur, Léo qui l’accompagnait lors de sa promenade. La plage. Puis un blanc. Le vide total. Total ? Non, pas vraiment. La chaleur des bras de Léo. Elle lui parlait, mais de quoi ? Le mordant du vent glacial. Léo qui la portait. Jusqu’où ? Sa maison. Pourquoi ? Cela, Sélène l’ignorait, malgré ses nombreuses hypothèses, malheureusement toutes plus farfelues les unes que les autres. Sélène avait tout oublié. Pourtant, la jeune fille était certaine de ne pas avoir bu d’alcool. Sélène, dans son lit. Ses majestueuses, rassurantes bibliothèques. Ses draps familiers. « Bonne nuit » avait murmuré Léo. Et quoi d’autre ? Pourquoi avait-il pris soin d’elle comme ça ?

Beaucoup de choses lui échappaient encore. Une brume épaisse entourait les quelques heures passées la veille. Encore maintenant, alors qu’il était à peine huit heures, la jeune fille continuait à penser. Malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à faire taire les voix qui tourbillonnaient dans sa tête. Ne parvenait pas non plus à retrouver la mémoire de ces quelques heures. Pourquoi se sentait-elle aussi vide ? Aussi fragile ? Aussi vulnérable ?

La brise soulevait délicatement sa chevelure, les vagues venaient s’échouer à ses pieds. « La nature est remplie de beauté. Ma vie, non. » se disait-elle en ce premier jour de l’an. « Je veux disparaître. » était la seule pensée que Sélène parvenait clairement à formuler.

Sélène avait la nausée. Elle était sûre et certaine de ne pas vomir, pourtant elle devait se retenir de poser sa tête sur les genoux pour faire cesser les remous de son ventre. La jeune fille avait oublié à quel point la douleur pouvait être lancinante. Sa tête semblait lourde, tellement lourde, croulant sous le poids de ses pensées qui tourbillonnaient sans cesse, même si elle ne parvenait pas à en saisir une seule. Ses yeux brûlaient, Sélène devait les fermer pour retenir ses larmes. La jeune fille savait qu’elles ne couleraient pas, mais elle ne voulait prendre aucun risque. Qui savait ce qu’il pourrait se passer ? La simple humidité de son regard pourrait vite se transformer en torrent salé. Les doigts de Sélène tremblaient, sa gorge était nouée. Si la jeune fille venait à se lever, elle n’était pas certaine de pouvoir tenir debout.

Pourtant, rien ne semblait comparable à la douleur qui déchirait sa poitrine. Sélène parvenait clairement à imaginer son cœur qui se fracassait en deux parties inégales. La coupure imprécise lui faisait hurler de douleur. Son cœur n’était plus entier, brisé en milliers de minuscules fragments. Il s’était fracassé sur les rochers acérés de la vie, jusqu’à ne plus être. La déchirure lui était rarement apparue aussi violemment. Sélène souffrait en silence, pleurait, hurlait. Elle avait si mal. Son cœur n’était plus rien, hormis un tas de cendres. Il s’était brisé le jour où le monde avait perdu sa couleur.

Avec pour seuls témoins les flots, les grains de sable et la brise glaciale, Sélène prit sa décision. Sa douleur était trop grande, insupportable. À quoi bon espérer quelque chose qu’elle n’obtiendrait jamais ? Léo l’avait quittée, emportant avec lui sa confiance, sa joie, l’étincelle qui brillait autrefois dans son regard. La seule personne sur qui elle comptait réellement. Avec qui Sélène se sentait enfin elle-même, en sécurité. Léo représentait son monde, sa raison de vivre. Elle s’en rendait compte, à présent. À présent que tout avait changé.

Pourquoi s’infliger une vie fantôme alors qu’elle pouvait disparaître ? Disparaître pour accéder à un monde où elle aurait enfin sa place. Disparaître pour oublier. Sélène luttait pour vivre, sauf qu’elle était fatiguée de se battre. Pour tout, pour rien, sans changements. Elle voulait en finir. Elle voulait mourir. Mourir lui semblait la meilleure des solutions pour oublier ce monde qui ne lui inspirait plus confiance. Sélène ne voulait plus de sa vie qu’elle avait elle-même détruite.

Sa décision était prise. Elle ne continuerait pas comme ça. S’il suffisait de mourir pour stopper la douleur, alors Sélène le ferait sans hésiter. Plus résolue que jamais, la jeune fille ressentit une paix mentale qu’elle n’avait pas éprouvée depuis longtemps. Dorénavant, Sélène avait un but. Enfin quelque chose à quoi se raccrocher. Sa mort.

 

 

La tempête fait rage en moi.

Pas autour, en moi.

Je hurle, je crie, demandant de l'aide ;

J'en ai besoin,

Mais personne ne me tend la main.

 

Il fait noir, le tonnerre gronde ;

Parfois les éclairs illuminent le ciel.

Le vent siffle, l'océan est déchaîné ;

Les déferlantes m'engloutissent.

 

Je me bats contre ces vagues,

Je lutte, et lutte encore.

Sauf que je suis fatiguée de me battre.

Pour tout, pour rien. Sans changements.

Je suis fatiguée de soigner mes apparences.

 

Je ne suis pas celle que je montre.

En réalité, je suis perdue, égarée.

Ballottée par les flots de la tristesse,

Prisonnière de mes propres pensées.

Et en train de me noyer

 

Dans ce monde trop vaste.

J'ai peur de moi-même, j'ai mal.

Je ne suis pas folle, juste ivre :

Ivre de douleur, ivre de tristesse,

Et je suis seule.

 

Juste parce que personne

Ne connaît l'existence

De la tempête,

Et de mes pensées

Suicidaires.

 

______________________________

Sur une page du cahier de musique de Sélène

Mes pensées tempétueuses, écrit pour apaiser la tempête

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez