CHAPITRE II

Par Aramis

      Saraphiel s’était senti petit sous l’infini plafond d’étoiles, assit au bout de l’interminable table de la salle de Réunion. Il avait eu peu d’occasions d’y entrer ; sa dernière expérience concernait une remise urgente de documents et parce qu’il était resté pantelant face à la majesté du lieu, on l’en avait chassé bien vite. Il ne s’en était pas vexé outre mesure, car cette grande pièce brodée de nuages, aux colonnades d’or et au mobilier de marbre rose, était réservée aux archanges.
      Dans un coin, ces chanceux possédaient même un petit distributeur de barres chocolatées.
Saraphiel ignorait la raison de sa convocation. Un messager s’était présenté au seuil de son bureau — qu’il partageait avec cinq autres anges de sa catégorie — commissionné d’une enveloppe. À l’intérieur, une demande polie et ferme requérait sa présence, mais aussi sa discrétion quant à sa destination. Il avait donc prestement quitté son siège tout en faisant croire à une petite pause bucolique anticipée. Il tâchait de s’en féliciter encore pour oublier son malaise lorsque les archanges étaient entrés, l’aura flamboyante, le pas gracieux et les traits sévères, figures suprêmes d’une beauté sans âges.
      Saraphiel avait retenu un cri d’admiration. Quelle chance, s’était-il dit, le cœur frétillant d’excitation, de se trouver seul en présence d’une si noble hiérarchie ! Feulements d’ailes et de soieries, les archanges avaient pris place. Plaisanteries échangées de voix cristallines. Saraphiel pendu aux lèvres divines. Puis, brusquement, tous les regards s’étaient tournés vers lui.
      L’ange avait raidi le dos, grandis le cou. Uriel avait toussoté dans le creux de sa main, Gabriel ouvert le dossier posé devant lui et dardé dessus un œil expert.
      — Saraphiel, peut-être avez-vous une idée de ce qui vous amène ici ?
      N’en ayant aucune, l’intéressé s’était composé un mutisme poli. Roide, il avait pris l’air inquiet. Saraphiel était un ange attentif qui respectait les règles, faisait bien son travail, était aimable avec ses collègues. Il adorait son entreprise, il y était dévoué. Il croyait en la qualité des services d’Après-Vie et au bien qu’engendrait la promesse d’accès à leur produit phare, le Paradis. Il couvait ses ouailles et s’engageait corps et âme éthérée dans la garantie de leur confort. En théorie donc, tout le monde l’appréciait, à la fois pour sa gentillesse, mais aussi et surtout parce qu’on savait pouvoir compter sur lui. Il avait craint une remontrance, sans en imaginer la raison. Restait la récompense qu’il espérait depuis des siècles.
     — Je l’ignore, avait-il répondu prudemment, mais si j’ai fait ou dit quelque chose allant à l’encontre des règles de l’Entreprise, je vous prie…
      — Au contraire.
      — Au contraire ?
     — Votre Entretient Annuel Professionel nous indique que vous êtes l’ange le plus capable parmi nos salariés, avait expliqué Gabriel
      Le cœur de Saraphiel s’était mis à palpiter.
      — Le plus capable et dont le travail est systématiquement exempt de tout reproche.
     — C’est pourquoi, avait poursuivi Michel, nous aimerions solliciter votre savoir-faire pour une mission un peu particulière.
      — Une sorte de contrôle, si vous voulez.
      — Avec plaisir ! avait répondu l’ange avec un empressement extatique. Heu, je veux dire… Je suis, bien entendu, à votre entière disposition…
      — Formidable. Aussi (et vous nous avez prouvé que vous aviez cette qualité,) nous exigerons de vous la plus grande discrétion. Nous allons vous expliquer de quoi il retourne, mais il ne vous faudra ébruiter votre travail dans le creux d’aucune oreille importune.
      — Bien entendu, vous serez récompensé comme il se doit pour vos services.
      Saraphiel ne s’était plus tenu de joie : la promesse allait au-delà de ses espérances. Non seulement on lui assurait un bureau, mais en plus il accomplirait une tâche dont ses supérieurs seuls connaîtraient la teneur. Il imaginait déjà ses collègues l’interroger sur ses absences et lui de répondre « impossible d’en parler, ordre de la hiérarchie. »
       D'un geste enjoué, Uriel avait poussé devant lui un parchemin qui fleurait bon la promotion, à côté de sa main une barre chocolatée, et les archanges lui avaient présenté sa mission secrète.
      Il avait été très surpris des termes de son contrat.
      — Aux Enfers, vous dites ?
      — Un très court voyage, une après-midi tout au plus.
      Cela, Saraphiel avait bien voulu le croire, les Enfers n’étant pas si loin. Il suffisait d’emprunter ce Grand Ascenseur tout de verre et silencieux comme un nuage, qui plongeait sur demande vers les tréfonds du monde connu ; seulement, personne n’y mettait les pieds.
      On parlait peu de ces usines souterraines. Parfois, au cours d’une réunion, il arrivait que l’on évoque leur nom, mais toujours comme aurait flotté une odeur gênante et aussitôt disparue. Des ouvriers y effectuaient un labeur physique très éloigné des tâches administratives du Paradis, et qui se dilatait dans l’esprit des employés « d’en haut » à la manière d’une nébuleuse. Ils n’en avaient qu’une conscience vague, sur laquelle ils ne mettaient jamais d’images, et à laquelle ils cessaient de réfléchir sitôt l’idée venue. Ils savaient que les démons sévissaient sur la majorité des êtres, mais personne ne savait comment, et personne ne cherchait à le savoir.
      Les Enfers étaient, par conséquent, très facile à ignorer.
    Saraphiel étant plutôt casanier (il avait ses petites habitudes, se félicitait de les avoir, et aimait les respecter) ainsi que peu téméraires, il hésitait à montrer trop d’enthousiasme quant à cette sombre destination. Mais il se gonflait surtout d’un orgueil tout neuf à l’idée de posséder un sauf-conduit et cette fierté obstruait tous les inconforts d’un probable voyage.
     — Vous y serez accueilli par un représentant qui vous montrera les dispositifs utilisés pour châtier les résidents. Dans un premier temps, nous voulons un compte-rendu précis de toutes les installations.
      — Prenez des notes.
      — Beaucoup de notes.
      — Sur tout ce que vous verrez.
      — Et posez des questions.
      — Beaucoup de questions.
      Un parchemin avait flotté en direction de Saraphiel. L’ange s’en était saisi avec précaution : y figurait une succession de règles.
      — Vous communiquerez ensuite cette liste à qui de droit. Comme vous pouvez le constater, il s’agit d’un document destiné à mettre en place des Normes de Sécurité et de Bien-Être des Pénitents.
      Gabriel s’était penché en avant, comme pour se rapprocher de Saraphiel. L’ange, subjugué par la beauté de son supérieur, s’était tenu immobile, très attentif et un peu troublé.
      — Le projet est strictement confidentiel.
      Saraphiel avait acquiescé vivement.  
      — Il s’agit, avait repris l’archange de sa voix grave, de faire ouvrir aux Enfers un nouveau Département. Nous souhaitons que ces règles, que vous avez lues, soient appliquées aux installations qui y seront présentes.
       Il avait croisé les bras et s’était renfoncé dans son fauteuil.
     — C’est là également que vous intervenez, Saraphiel. Vous côtoyez les âmes tous les jours. La connaissance que vous avez d’elles nous aidera à choisir une série de dispositifs que vous jugerez les mieux adaptés.
      L’ange avait balbutié. Il aurait voulu, de toute son âme si sincère, remercier les archanges, leur rendre un peu du baume dont ils enveloppaient son cœur, du bonheur qu’il avait de pouvoir servir Après-Vie.
Submergé, fier et anxieux, il avait battu des ailes en signe d’assentiment. Après quoi on lui avait décrit son futur grand bureau, son secrétaire et sa bouilloire attitrée, puis il avait signé la clause de confidentialité avec un doux sourire, occupé déjà à siroter son thé métaphorique, plus heureux que le pape.

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JeannieC.
Posté le 27/01/2024
Re !

>> "assit au bout de l’interminable table de la salle de Réunion." > assis
>> "avait raidi le dos, grandis le cou" > grandi
>> "Uriel avait toussoté dans le creux de sa main" > je ne peux m'empêcher de penser à Hyriel xDD (son nom est d'ailleurs une variante d'Uriel, l'archange du soin et de la connaissance ahah)
>> "ce Grand Ascenseur tout de verre et silencieux comme un nuage" > c'est beau cette phrase <3
>> "Les Enfers étaient, par conséquent, très facile à ignorer." > oh ça aussi, j'adore

Toujours très chouette, en termes d'ambiance. Ce mélange très réussi entre des tropes "paradisiaques" (les nuages, le rose, les colonnades d'or) et du vocabulaire administratif. Les bureaux, les formulaires à signer, les convocations sans qu'on sache pour quoi xD Cela donne un ton assez humoristique à l'ensemble, et en même temps une certaine esthétique.
Beaucoup aimé tout le moment où les enfers sont présentés comme une usine, comme si dans la vision de notre société, le travail manuel était infernal et que ne "comptait" que le tertiaire, les travaux de bureaux. Alors qu'on s'aliène dans les deux x)
Bon suspens également, entre la découverte par Saraphiel de sa mission, et ce qu'on est curieux de découvrir avec lui dans son petit voyage en enfer. Ah et très marrant aussi le dialogue en mode "beaucoup de notes / beaucoup de questions"

J'enchaîne !
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