Chapitre 9 - la trêve

Par Keina

Le bal s’annonçait à grand renfort de frivolités. Transportée par l’humeur joyeuse de la fête, Keina délaissa le trésor dissimulé dans le tiroir de sa table de chevet. Lynn entrait et sortait de ses appartements comme si elle y avait toujours vécu, et la silfine redoutait de se faire surprendre en pleine lecture du journal. Elle insista pour passer plus de temps chez la petite blonde afin de tranquilliser son esprit.

Toute à la préparation des festivités, Lynn n’omettait aucun détail : la toilette qu’elle porterait, les danses que l’on donnerait (elle espérait un brin de fantaisie, comme du ragtime, dans les choix de l’orchestre), les messieurs qui l’inviteraient, jusqu’aux plats que l’on avalerait, assez légers pour garder le pied leste.

 

Ce matin-là, Keina s’était soumise à une entrevue avec Aëlle, la Reine Blanche, en vue de son accession au service actif. Elle s’était levée aux aurores, l’estomac chargé de plomb. Dans la galerie royale, elle avait sillonné le parquet ciré en long et en large, ses yeux s’attardant sur les tentures brodées d’or qui coulaient du plafond. Puis un Alf ventru comme une barrique l’avait appelée : Dame Aëlle l’attendait dans son bureau.

Quelques questions distraites auxquelles elle s’efforça de répondre avec honnêteté, deux ou trois notes griffonnées à la plume d’oie, un hochement de tête, un regard à peine esquissé derrière des boucles blondes savamment travaillées ; et ce fut tout.

La rencontre s’était passée tellement vite qu’elle avait à peine eu le temps de réaliser qu’elle avait obtenu ce qu’elle était venue chercher : l’autorisation d’entrer en apprentissage sans tarder. Dès la fin du mois, Luni devrait l’exercer au combat et à la magie. Mais Keina détestait demeurer inactive. Entre deux futilités, elle était bien décidée à dérober à Lynn quelques minutes pour s’entraîner.

 

La chambre de la blonde était encombrée d’objets divers et incongrus – un téléphone, un trépied pour appareil photographique, un vieux daguerréotype désossé, un générateur d’électricité, un gramophone dans lequel Florrie Forde nasillait A Bird in a Gilded Cage, et, sur le mur, quelques reproductions de Paul Nadar : la grande Sarah, Manet, Georges Sand, Baudelaire.

Installée au centre du somptueux lit empire de Lynn, buste droit, épaules détendues, Keina baissa les paupières. La mélodie du phonographe diffusait en elle une douce euphorie.

Concentre-toi ! La magie flottait autour d’elle, chacun de ses sens le percevait. Jusqu’à présent, son corps, peu réceptif, s’était forgé une carapace hermétique afin de garder son indépendance. Il lui fallait maintenant briser le bouclier et la laisser s’infiltrer. Elle s’efforça de fixer son esprit sur l’énergie enchantée. Venez, venez en moi, petites particules. Apprenez-moi à vous dompter.

Un à un, les pores de sa peau commencèrent à se dilater sous l’insistance de la magie. Il sembla à la silfine qu’elle plongeait dans une eau tiède et hypnotique. Le liquide s’insinuait partout, dans ses veines, dans ses nerfs, dans ses bronches – Noyade…

Keina entrebâilla la bouche, suffocante. Du mieux possible, elle inspira, une fois, deux fois, refoulant les particules hors de ses organes vitaux. Tout s’arrêta. Elle s’effondra, heureuse de respirer à nouveau, et resta quelques instants prostrée sur le couvre-lit, petite fille craintive lovée sur elle-même.

Enfin elle rouvrit les paupières et contempla ses mains, posées devant elle. Durant quelques secondes, de minuscules filaments de magie gigotèrent à l’extrémité de ses doigts, puis s’estompèrent. Keina fit une grimace.

— Tu ne te débrouilles pas si mal, convint Lynn en s’approchant du gramophone, affublée d’un vaporeux peignoir de flanelle à traîne Watteau.

Un découragement profond se matérialisa sur les traits de l’orpheline.

— C’est lamentable, oui, gémit-elle, consternée, les yeux encore fixés sur ses phalanges rougies par l’effort.

— Bah, durant ton entraînement, Luni t’aidera, lui. Il sait y faire avec la magie, répondit la blonde d’une voix distraite.

Tandis qu’elle changeait le disque de bakélite, Keina se frotta les paupières.

— Je suis si médiocre qu’il me haïra dans l’heure !

— Pas quand il t’aura vue dans cette tenue, minauda la petite sœur avec un clin d’œil.

Elle sortit d’une malle une splendide toilette de débutante rose pâle en velours, mousseline et tulle de soie.

— Lynn, tu es merveilleuse ! Tu as trouvé la robe qu’il me fallait, s’écria Keina en se redressant.

— Évidemment que je le suis ! Tu en doutais ? chantonna Lynn sur le ton de la plaisanterie.

 

Dans l’atmosphère aérienne de la salle de bal parée d’or et de brocart, les violons escaladaient les mesures allègres d’une valse de Tchaïkovski. Son carnet noirci de danses et de cavaliers, Keina avait accepté le bras de Pierre, qui la faisait virevolter au rythme des archets.

Pour l’occasion, les deux ailes du Château s’étaient mêlées dans la tolérance. Sur les deux trônes de chêne massif qui dominaient la foule, la Reine Blanche et la Reine Noire, couronnées de leur diadème, présidaient la fête. Elles se lançaient par intervalle des regards dérobés emplis de défiance.

Sans réfléchir, la silfine se laissait porter par la musique, l’esprit absent. Pierre la complimentait, mais ses mots glissaient sur elle comme une bruine invisible.

À leur gauche, Lynn, vêtue d’une robe étroite qui s’achevait dans un déluge de froufrous, valsait en compagnie d’un grand échalas qui la dévorait des yeux. Plus loin, soudés l’un à l’autre, Maria et Tobias évoluaient dans leur univers, inconscients de ce qu’il se passait autour d’eux.

Keina intercepta ensuite le regard obscur d’Arthur, le jeune frère d’Erich, qui faisait tournoyer sa compagne Phyllis. Comme ce couple l’intriguait ! Ils élevaient un enfant, formant la seule véritable famille au sein de la société des Silfes. Cependant, rien ne paraissait lier cette petite paysanne aux hanches girondes et ce grand homme sec et fiévreux. Keina n’aimait pas les traits durs d’Arthur. Tout comme ceux d’Erich, ils la pétrifiaient. Sans doute était-ce dans leur sang.

Alors que son esprit s’attardait sur les duos qui l’entouraient, elle perçut un picotement sur sa nuque. Elle glissa un œil furtif sur sa droite. Le coude posé sur le haut d’un fauteuil, Luni l’observait, un air mi-figue mi-raisin sur le visage.

Au moment où leurs regards se croisèrent, le silfe détourna le sien. Il reporta son attention sur la duchesse Olga qui soliloquait, prenant un malin plaisir à massacrer plus de r qu’il n’en fallait, de telle manière que son monologue se muait en un ronronnement de chatte.

— Je suis terrrrriblement charrrmée parrr cette soirrrée ! Quel rrrrégal, n’est-ce pas, cherrrr ami ? La rrrrédaction de mon rrrrapporrrt m’a cependant érrreintée. crrrroyez-vous que notre Rrrreine accepterrra de nous accorrrder quelque rrrépit ?

Luni passa une main dans ses cheveux de paille et répondit à Olga un mot que Keina ne comprit pas. Elle soupira, une curieuse sensation de vide à l’intérieur de la poitrine.

Luni… Pourquoi mon cœur s’emballe-t-il dès que tu poses les yeux sur moi ? Pourquoi suis-je esclave de ta présence, au point d’occulter tous ceux qui t’entourent ? Je sais bien que je ne devrais pas, et pourtant… Combien de fois me traiterai-je d’idiote avant de renoncer ?

Une infinité, sans doute. Mais qu’y puis-je ?

Un mot de Pierre à son oreille la ramena à la réalité, et elle répondit par un rictus peu convaincant. Fort heureusement, la danse s’achevait.

Sans même attendre la dernière note, prétextant la chaleur, elle prit congé du Français et se dirigea vers les balcons.

 

Keina s’agrippa à la rambarde et prit une longue aspiration. Une chouette hulula non loin d’elle. La fraîcheur de la nuit lui fouetta le visage et raviva ses sens. En surplomb de la vallée, la terrasse offrait un panorama enchanteur sur les hautes arcades centrales du Château, entre lesquelles l’eau naissante de la Rivière du Milieu s’éparpillait en de multiples cascades avant de s’assoupir dans le lac.

— L’air vous procure-t-il un peu de bien ? fit une voix rauque à ses côtés.

La silfine sursauta. Sourcils froncés, elle se tourna vers son interlocuteur. Erich s’était posté à quelques pas d’elle, le regard égaré dans le lointain, un cigarillo entre les lèvres. Sa queue de pie et son monocle lui donnaient l’allure d’un dandy passé de mode.

— C’était le cas, jusqu’à votre arrivée, répondit-elle, acide.

Erich expira lentement une volute de fumée qui se perdit dans la brume.

— Comme vous êtes agressive ! Je venais simplement vous féliciter de votre entrée en apprentissage. Êtes-vous donc à ce point rancunière, que vous n’accordiez la trêve à un vieux silfe fatigué des disputes ?

— La trêve ? s’exclama Keina, atterrée. N’est-ce pas vous qui vous opposez à la présence des femmes dans le service actif ? N’est-ce pas vous également qui contestez mon retour au Royaume ? Si vous vous imaginez que je me soumettrais à vos caprices, vous me connaissez bien mal.

— Allons, allons, mes mots ont dépassé ma pensée. Nil sine numini. Si vous devez entrer au sein de la Blanche, soit ! Ainsi je garderai un œil sur vous.

Il lui jeta un regard narquois, comme pour la défier. La silfine cligna, interloquée. Garder un œil sur elle ? La prenait-il pour une bête sauvage, une aliénée, une engeance démoniaque ? Elle se retint de lui rire au nez et se contenta de se détourner.

— Si cela vous fait plaisir. Cependant vous perdez votre temps, Erich. Je ne sais qui vous croyez avoir en face de vous, mais vous vous trompez. Et je vous le prouverai.

Elle avisa Luni, qui s’était débarrassé de l’encombrante duchesse et se portait à sa rencontre. Une dizaine de dindes tirées à quatre épingles tentaient d’attirer son attention, dans l’espoir qu’il les invite à danser. D’un sourire enjoué qui révéla deux rangées de nacre, elle s’éloigna d’Erich, bien décidée à les coiffer au poteau.

À peine s’était-elle approchée de Luni qu’une minuscule main s’agrippa à sa jupe. Elle baissa le regard, mi-intriguée, mi-dépitée de manquer une si belle occasion de tester ses attraits. Les grands yeux noirs de la petite Dora la fixèrent en retour, agités par une profonde inquiétude.

— Dora ! D’où peux-tu bien sortir ? s’exclama-t-elle, surprise.

— M’zelle Keina ! M’zelle Keina ! Tu dois remonter, tout de suite !

Keina ploya les genoux et posa une main sur l’épaule de l’alfine.

— Que se passe-t-il, Dora ? Que me racontes-tu là ?

— Tu dois remonter, tout de suite, tout de suite ! Dans tes appartements, quelqu’un !

— Il y a quelqu’un dans mes appartements ?

Keina se redressa vivement, en proie à la panique. Dans le tiroir de sa table de nuit, il y avait…

le journal d’Alderick.

Elle lança une œillade alarmée à Luni, dont le front se plissa. Puis, la jupe retroussée, elle s’élança vers la sortie, sans relever les exclamations choquées des danseurs qu’elle bousculait.

Au diable l’élégance, elle avait plus urgent !

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