Chapitre 8 - Ils arrivent !

Par Keina
Notes de l’auteur : Après une pause due à une IRL chargée, voici enfin le chapitre 8. Bonne lecture !

Durant toute la journée du lendemain, Lynn accapara Keina pour lui parler de l’Arrivée.

La magie que les agents extrayaient du Royaume s’épuisait au bout de quelques semaines, c’est pourquoi ils partaient en mission et en revenaient ensemble. Trois ou quatre fois l’an, leur retour était fêté comme il se devait. Les résidents, postés sur les hauteurs du Château ou des collines alentour, scrutaient chaque visage avec attention, dans l’espoir de retrouver les proches qu’ils avaient quittés. Pour quelques-uns, le chagrin remplaçait l’allégresse. Cela participer de la vie du Royaume.

Bien que la conversation favorite de Lynn tournât autour du bal que l’on donnerait quelques jours plus tard, Keina écouta avec intérêt les explications que son amie voulut bien lui fournir.

Elle était plus que jamais décidée à entrer dans le service actif. Ne disait-on pas que les Silfes se flattaient d’une aptitude innée pour le combat et l’aventure ? Si elle faisait preuve de zèle, elle pourrait participer au prochain Départ, se persuada-t-elle. Ne restait plus qu’à obtenir l’accord de la Reine Blanche – et l’approbation de ses tuteurs, bien qu’elle n’eût que peu de scrupules à passer outre, s’il le fallait.

Le soir venu, Keina s’engagea avec Lynn sur un promontoire de pierres ceinturé par un large rempart et situé à quelques pieds au-dessus de l’entrée de l’ouest. L’endroit éveilla en elle des souvenirs imperceptibles. La dernière fois qu’elle s’était rendue là, elle n’avait pas sept ans.

Quelques silfes se trouvaient déjà sur place, et si Keina en reconnut certains – Cinni, Ekaterina, Luni ainsi que le petit Andrew, juché sur ses épaules – plusieurs lui étaient inconnus. Elle constata avec soulagement l’absence d’Erich et s’avança vers l’assistance. Lynn, qui s’était précipitée avec enthousiasme à la rencontre de chacun, fit les présentations.

— Voici Eoin Ist Aymeric de la huitième génération, sa nièce Maria Ist Sofia de la neuvième génération et Caledon Ist Martin de la sixième génération, l’oncle de Maria – pas de la même branche !

— Je ne me ferais jamais à ces histoires de famille et de générations, soupira Keina en serrant la main d’un vénérable vieillard aux yeux perçants. Vous venez d’arriver au Royaume ? Je ne me souviens pas vous avoir déjà croisé au réfectoire.

— Ces Silfes sont sous les ordres de la Reine Noire, l’informa Lynn avec un sourire.

La bouche de Keina dessina un cercle.

— Oh. Et nous pouvons nous parler sans danger ? La foudre ne risque-t-elle pas de nous tomber dessus ?

Lynn gloussa.

— Tant qu’les Reines ne sont pas au jus, ya pas de problème, l’assura Eoin avec un fort accent de la campagne irlandaise.

— Ces conflits entre organisations sont ridicules ! s’énerva Caledon. Les gars de la Blanche feraient bien de l’admettre, ces ingrats. N’avons-nous pas combattu côte à côte ?

Il jeta un regard en coin à Cinni, dont la moustache frémissait. Lui et Ekaterina s’étaient postés à l’écart, comme si cette présence les incommodait. Malgré tout, ni l’un ni l’autre ne soufflait mot, se contentant de souligner leur désapprobation par une mine renfrognée. Keina se demanda ce qui les avait poussés là s’ils n’appréciaient pas la compagnie des Silfes de la Noire.

— Écoute-toi, Cal, fit remarquer Luni avec amusement, tu nous traites d’ingrats de la même façon que nous vous qualifions de traîtres, de dangereux criminels et que sais-je encore. La situation n’évoluera pas tant que nous n’apprendrons pas à faire table rase du passé !

— Je suis d’accord, rétorqua l’intéressé. Il n’empêche que lors de la dernière Arrivée, nous avons eu de meilleurs résultats que vous, ajouta-t-il, sourires aux lèvres.

— Qu’à cela ne tienne, nous aurons notre revanche !

Tous se mirent à rire, et l’atmosphère se détendit. Keina observa le groupe qui se côtoyait avec décontraction. L’espace d’un instant, elle se sentit enfin à sa place parmi eux. Ils sont ta famille, n’est-ce pas ? Peut-être as-tu plus à partager avec eux que tu ne voulais bien l’admettre.

— Keina !

Elle tourna la tête vers ses tuteurs, contrariée que ceux-ci s’immiscent au sein de ce moment de plénitude. Depuis son retour au Royaume, elle ignorait quelle attitude adopter envers eux. Lorsqu’elle était enfant, Ekaterina savait à l’occasion se montrer affectueuse ; du moins en avait-elle gardé le souvenir. Mais aujourd’hui, elle affichait la même froideur que les autres, et Keina ne s’expliquait pas cette métamorphose. Comme s’ils avaient souhaité qu’elle reste à Londres. Mais dans ce cas, pourquoi l’avoir rappelée auprès d’eux ?

Ekaterina s’approcha d’elle à pas mesurés, les mains jointes et la posture légèrement courbée. Elle ressemblait ainsi à une vieille dame au regard perclus de tristesse et de regrets. Que s’était-il donc passé ? Une vague de pitié monta dans la gorge de la silfine. Ekaterina prit la parole, ramenant sa pupille à la réalité.

— Nous en avons beaucoup discuté, Cinni et moi. Combien même nous doutons que notre avis t’importe, puisque tu as vingt ans. Cinni n’y est pas disposé, mais… (Le concerné appuya son propos d’un « certes ! » mesuré.) Per non stat quinte sis beatus. Il ne tient pas à nous que tu sois heureuse. Après tout, tes… (Elle déglutit.) tes parents n’y auraient sans doute vu aucun inconvénient. Je l’ai convaincu, Keina. Nous ne sommes plus opposés à ce que tu rejoignes le service actif.

La silfine n’avait pas perdu une once du discours hésitant. Elle les observa tour à tour. Ekaterina avait baissé la tête, et Cinni affichait une moue résignée. Oubliant ses doutes, elle bondit entre les bras de sa tutrice, au comble du bonheur. Cet élan de joie arracha un sourire bienveillant à Ekaterina. Cinni enchaîna sans conviction :

— Dans trois jours, tu iras te présenter auprès de la reine, pour enregistrer ta requête.

— Et… si tu le souhaites, ensuite, Luni pourra t’entraîner, conclut Ekaterina.

— Hourra ! Tu entends ça, Lun’ ?

— Oui, et il me semble que je ne suis pas au bout de mes peines, répondit-il d’un ton goguenard.

Elle voulut rétorquer, mais un cri l’en empêcha.

— Les voilà ! Ils arrivent !

Elle se retourna ; Andrew, qui avait quitté les épaules de Luni, se dressait à l’extrémité du promontoire, le doigt pointé en avant. Lynn se précipita, suivie de Maria, le visage marqué par une vive inquiétude. Cinni et Ekaterina les imitèrent dignement.

La silfine les observa avec au fond du cœur un sentiment bizarre qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer. De la déception ? Du soulagement ? Elle soupira et se reporta sur le tableau enchanteur qu’offrait le paysage.

À l’ouest, le soleil disparaissait peu à peu derrière les hauts pics enneigés, projetant sur le Royaume une vague de lumière flammée. Une légère brise encercla le groupe, chargée des arômes de l’été – cerise, miel, chèvrefeuille et citronnelle. Les traits chiffonnés par la peur, Keina s’approcha du mur de pierre sur lequel s’était juché le garçonnet. Lynn lui lança un regard interloqué.

— J’ai le vertige, lui rappela la silfine.

Elle sentit les mains de Luni s’agripper à sa taille et sursauta.

— N’aie crainte, petite fille, je te tiens ! murmura-t-il à son oreille.

Ses joues s’embrasèrent, mais elle s’efforça de l’ignorer. Ne sois pas si sotte, voyons ! Pour lui, tu n’es encore qu’une enfant. Les phalanges accrochées avec fermeté aux aspérités de la roche, pleinement consciente de l’haleine chaude du silfe dans son cou, elle s’inclina vers l’avant pour admirer le spectacle.

Dans les ombres du soir, elle ne distingua d’abord que les deux larges allées qui perçaient les montagnes, séparées par la Rivière du Milieu. Le ciel était si clair que les portes de la Trouée se détachaient à l’horizon. Petit à petit, une clameur diffuse enfla dans l’atmosphère. Ils arrivent…

Certains galopaient, d’autres s’étaient mis au pas et discutaient avec des amis retrouvés. Les premières silhouettes se précisèrent, et quelques résidents coururent à leur rencontre avec des cris de joie. Keina remarqua les elfides qui transportaient leurs blessés, allongés contre la bulle comme des poupées désarticulées. Médecins et infirmiers du Royaume se précipitaient à leur secours. D’autres montures sans cavalier trottaient entre leurs semblables. Le guerrier avait chu, et ne se relèverait plus.

— Regardez, la cellule cinquante-huit arrive au complet ! s’exclama Lynn en battant des mains. Oh ! Par contre, Karl a le bras en écharpe.

— Vois-tu si Tobias, Pierre et les autres sont à leurs côtés ? demanda Maria d’une toute petite voix angoissée, les doigts agrippés à la manche de sa voisine.

Lynn secoua la tête d’un air navré. Luni intervint pour les rassurer.

— Tobias n’est plus un novice, Maria. Il ne va pas tarder à apparaître.

Andrew se redressa tout à coup, si vite que Cinni eut à peine le temps de le retenir par la taille pour éviter qu’il ne tombe.

— Je vois père ! Je vois père !

Il désigna une forme sombre juchée sur une grande elfide noire pourvue d’ailes de corbeau.

— Certes ! Veux-tu que nous allions l’accueillir ? proposa le silfe.

— Oh oui !

Le jeune garçon sauta du parapet, entraînant Cinni à sa suite. Ils étaient maintenant des centaines à cheminer le long de la rivière. Aucun des équidés qu’ils chevauchaient n’avait la même taille ni le même aspect. Arrivés à proximité du Château, beaucoup quittaient leur monture pour saluer des proches. Les elfides délaissées galopaient alors dans les collines. De temps à autre, Lynn agitait le bras en criant, et un ou plusieurs cavaliers levaient le nez pour répondre à l’appel.

— Si Georgianna était parmi nous, elle te trouverait parfaitement inconvenante, lâcha Keina dans un sourire.

Eoin lui lança un regard interrogateur.

— Qui est Georgianna ?

— Oh, une personne que j’ai connue en Angleterre, autrefois.

Le dernier mot mourut dans sa gorge. Autrefois… Il y a si longtemps. Le silfe roux hocha la tête.

— Mais on n’vit pas dans le monde des hommes. Ici, les peuples sont libres, ya pas d’ces codes ni d’ces manières des gens d’la Haute ! À c’que j’en sais, rectifia-t-il en relevant du pouce le pourtour de son galure.

— Voilà la Reine Blanche !

Le cri provenait de Lynn, qui s’était inclinée un peu plus au bord du promontoire. Keina réprima un frisson nerveux. Elle détourna le regard et le fixa sur les arrivants.

— Où est-elle ? Je ne la vois pas.

La silfine retint son souffle. Luni venait d’appuyer sa joue contre la sienne. Une main ferme se plaqua contre son cou et guida son attention.

— Là-bas, entre les deux cavaliers en rouge. Elle porte le diadème. La remarques-tu, à présent ?

— Oui ! Qu’elle est belle !

Son elfide aux tons chamarrés, dotée d’une corne frontale étincelante, marchait au pas, comme pour souligner sa prestance. Droite et fière sur son dos, la Reine soutenait une tiare aux mille feux qui s’amusaient avec la lumière du couchant. La gemme en son centre irradiait les alentours d’un halo d’émeraude.

— La Reine Noire n’est pas très loin derrière, sur la rive gauche, fit Maria en désignant une femme qui caracolait avec fougue. Elle porte le diadème également.

— Quand l’une prend l’initiative, l’autre n’est jamais en reste.

— Ont-elles travaillé dans le même monde ?

— Je ne crois pas, non, réfléchit Caledon. Dame Aëlle s’occupait d’un univers médiéval ; elle devait régler un litige entre deux royaumes ennemis, me semble-t-il. Dame Tamara au contraire se trouvait au cœur d’une révolution industrielle. Une histoire de découverte scientifique qu’il fallait à tout prix retarder.

À ces mots, Lynn poussa une exclamation farouche. Il lui était inconcevable d’empêcher ainsi la marche du progrès !

— Excuse-moi, Lynn, reprit-il avec un sourire, mais tu n’ignores pas que les ordres proviennent des Onze, et ils ne laissent rien au hasard. Oh, voilà Anna-Maria qui, comme à son habitude, vient accueillir les arrivants !

— Et comme d’habitude, la Reine Blanche n’sait que faire pour s’en débarrasser.

— Elle me fait réellement pitié. Elle qui a été si grande, et si courageuse ! Ce n’est plus qu’une pauvre folle à présent. Regardez-la s’entretenir avec l’elfide !

— À qui la faute ? lâcha sombrement Caledon.

Un silence gêné accueillit sa remarque, comme s’il était lui-même le coupable. Intriguée, Keina chercha l’objet de leur discussion. Enfin, ses yeux se posèrent sur un profil maigre et échevelé qui s’efforçait d’aider la Reine Blanche à descendre de sa monture. Elle poussa une exclamation.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit Luni dans son dos.

— Cette femme… je l’ai rencontrée, je crois, en sortant de chez toi. Qui est-ce ?

— Tu as vu Anna-Maria ? Que t’a-t-elle dit ?

La silfine hésita, bouche ouverte. Elle m’a donné un journal, un journal rédigé par la plume d’Alderick. Que cela signifie-t-il ? Comment celui-ci s’est-il retrouvé entre ses mains ? Non. Mieux valait taire ces informations.

— Je ne sais pas. Elle parlait une langue que je ne comprenais pas.

— Du suédois, certainement, affirma Lynn. Elle venait de Suède quand elle est arrivée au Royaume. (Elle marqua une pause, puis reprit.) C’était la Reine Blanche, durant la guerre.

Un temps. Keina assimila le renseignement.

— Elle a été reine ? Avant Aëlle ? Mais comment ? Pourquoi ?

Les mots se bousculèrent tout à coup. Elle savait que le titre de Reine n’était pas attribué à vie, comme cela se faisait dans les autres mondes, mais se transmettait tous les vingt ans environ à une nouvelle élue.

Néanmoins, elle n’avait jamais songé à celles qui avaient affronté la guerre. Une bribe fugace du couronnement auquel elle avait assisté dans son enfance refit surface dans sa mémoire. Elle n’avait que trois ans à l’époque. Elle n’en gardait qu’une impression diffuse – majestueux, bruyant et coloré – mais revit également les Onze Mages, mystérieux et inaccessibles, qui avaient apposé leur sceau dans son cœur.

Des quatre Reines, antérieures et à venir, ne lui restait rien. Pourtant, deux d’entre elles avaient essuyé une guerre, et l’une des deux, aujourd’hui, passait pour folle aux yeux de tous. Que s’était-il produit ?

Keina se tourna vers Luni, à la recherche d’une réponse. Ce dernier évita son regard avec soin.

— Maria, sois rassurée ! Je vois Tobias, là-bas, suivi de Pierre, de Felix et d’Olga. Tous se portent bien, dirait-on.

La timide jeune femme réprima un sursaut d’allégresse et se pencha pour constater la nouvelle par elle-même.

— Si nous descendions pour les accueillir ? proposa Lynn.

Elle ne laissa pas le temps à Maria de répondre et, l’attrapant par le poignet, se sauva des remparts. Keina hésita un instant, contrariée d’être oubliée par sa nouvelle camarade. Jalouse ?

Non, bien sûr que non. Elle n’ignorait pas que Lynn avait eu d’autres amies avant elle, et – eh bien, n’avait pas le droit de le lui reprocher, n’est-ce pas ? Mais alors, pourquoi ce sentiment d’abandon lui tenaillait-il le cœur ? Elle chercha le soutien de Luni, qui l’encouragea d’un hochement de tête. 

— Viens, suivons-les ! Ainsi, je te présenterai.

Il lui offrit son bras. Keina le saisit avec gratitude.

— Ça fait longtemps que Maria et Lynn se connaissent ? questionna-t-elle tandis qu’ils se rendaient au Cercle de Transport.

— Elles se sont rapprochées durant la guerre. Au moins, celle-ci a-t-elle contribué à amorcer une éventuelle réunion entre la Blanche et la Noire. Et ce, malgré les nombreuses frictions entre les deux reines. Ai-je bien pris mon chapeau ? Ah, oui, il est là !

Il posa son haut-de-forme gris sur sa tête avec désinvolture. À ses côtés, Keina ne pouvait plus tarir sa curiosité.

— Vraiment ? Quels étaient les motifs de ces conflits ?

— Elle n’était pas d’accord sur la manière d’aborder la question de… Mais je crois que nous devons cesser d’en parler.

Une bouffée de colère embrasa les joues de la silfine.

— Pourquoi ? Est-ce parce que je suis « trop petite » pour comprendre ? Ou bien dois-je encore en imputer la faute à mes parents ?

Luni esquissa une grimace.

— S’il te plaît…

— Devrais-je tenir ma langue ? Vas-tu me dire que « la plus grande vertu de la femme est de savoir se taire » ? Eh bien, je m’excuse de te l’annoncer, mais je ne suis pas une sage et vertueuse Virginie qui ne fait qu’obéir en silence à son crétin de Paul, tempêta Keina en se plaçant face au silfe.

— Je n’en doute pas une seconde, se défendit Luni. Il se trouve simplement que nous sommes arrivés au Cercle de Transport ; nous devrons donc reprendre cette conversation plus tard.

— Oh.

Keina opéra un tour de vision et s’aperçut qu’ils stationnaient à la porte d’un abri éclairé de flambeaux. Des individus de toutes sortes circulaient, entrant et sortant du tracé au centre de la pièce. Certains d’entre eux observaient, amusés, le spectacle qu’offrait la silfine. Vexée, celle-ci s’engagea au sein du halo de jade. Luni la suivit, se mordillant une lèvre pour tenter de masquer son sourire.

— Si tu voyais ton visage, souffla-t-il à ses côtés.

— Tu ne perds rien pour attendre, répliqua Keina entre ses dents tandis qu’elle se laissait emporter par la vague de magie.

 

Au bas du Château, l’effervescence atteignait son comble. Ce n’était que cris, discussions, rires et autres manifestations sonores. Luni et Keina se frayèrent un passage au travers du gigantesque hall d’entrée et sortirent à l’air libre. Ils ne tardèrent pas à retrouver Lynn et Maria, qui conversaient avec un groupe dont les traits affichaient fatigue et soulagement. La première s’esclaffait en compagnie d’un ours au faciès buriné, tandis que la seconde buvait les paroles d’un Viking à la mâchoire carrée.

— Encore des présentations ! geignit Keina lorsqu’ils arrivèrent à leur hauteur. Je crois que ce soir, j’ai eu mon compte de nouveaux visages.

— Accordez-moi au moins le temps d’un salut, rétorqua un jeune homme aux yeux espiègles, dans un anglais aux accents français. Mademoiselle… À qui donc ai-je l’honneur ?

Le buste rigide, à la manière des grands seigneurs, il s’inclina avec délicatesse, une main dans son dos et l’autre sur sa poitrine.

— Je te présente mon ami Pierre, qui est humain, déclara Luni, avec dans la voix une nuance d’irritation. Pierre, voici Keina Ist Akrista, la pupille de Cinni et Ekaterina. Elle vient tout juste de réintégrer le Royaume.

— Diantre ! Une beauté si ensorcelante devait certainement dépérir loin de la magie. Êtes-vous heureuse de retrouver vos semblables ?

Amusée par les manières surannées de Pierre, Keina répondit poliment, un sourire sur les lèvres.

— Cela n’a pas été facile au début, car je laissais de bonnes camarades de l’autre côté de la Trouée, mais…

 — Lûûûni ! Quel plaisiiiirrr de te rrrevôar, cheeeeerrr ami !

Keina s’arrêta, surprise par l’intervention inopinée d’une immense brune vêtue comme un homme, à l’accent russe prononcé. Elle jeta un coup d’œil à Luni, et le vit présenter ses hommages avec chaleur.

— Olga, ma chère, la mission ne semble pas vous avoir éprouvée. Vous êtes fraîche comme une rose !

La silfine se pinça une lèvre. À l’instar de Pierre, Luni maniait le compliment comme un escrimeur manipule son fleuret. Pourquoi ne lui disait-il pas ces jolies choses, à elle ? Idiote ! se morigéna-t-elle.

— Viiiiile flateurrr.

Olga ramena une main devant sa bouche démesurée, dans une posture timide qui jurait avec son allure dégourdie. Est-ce que Luni et elle ? Toute à ses conjectures, Keina sursauta lorsque les doigts de Lynn se posèrent sur son épaule.

— Keina, as-tu fait la connaissance de la cellule trente-deux ?

— En réalité, je n’ai été présentée qu’à Pierre, fit-elle en désignant le concerné, qui répondit par un mouvement de tête courtois.

— Oh ! Je vais donc terminer la tâche. Voici Felix, enchaîna la blonde. Là-bas, Tobias en pleines retrouvailles avec Maria. (Elle se pencha sur la silfine et lui murmura à l’oreille.) Ils se sont fiancés en secret. Mais je ne t’ai rien dit, n’est-ce pas ! se rattrapa-t-elle à haute voix. Elle continua : Enfin, la grande dame qui fait les yeux doux à Luni n’est autre que la duchesse Olga Filipovna Alexeïeva, qui fut proche de la tsarine Alexandra avant d’arriver au Royaume. (Elle soupira puis reprit comme si de rien n’était.) Quoi qu'il en soit, ici, elle est Olga, simplement.

Keina les salua un par un, fidèle aux bonnes manières que lui avait inculquées Mrs Richardson. Le dernier rayon de soleil disparut derrière les cimes, et visages et silhouettes se fondirent dans l’ombre de la nuit. Olga décida qu’il était temps de rentrer.

Peu à peu, l’espace s’éclaircissait ; les habitants du Royaume se repliaient progressivement dans la sécurité du Château, abandonnant les vallées herbeuses aux elfides qui s’ébattaient en petits groupes.

La duchesse offrit son bras à Luni, Lynn accepta celui de Felix et Maria, naturellement, celui de Tobias. Ne restaient que Pierre et Keina, qui suivirent à leur tour. Dans un état second, la silfine se laissa guider par son cavalier. Quelques bribes de la conversation entre Luni et Olga parvinrent à son oreille.

— Figurrre-toi, cherrr ami, que nous avons eu le plaiiisiiiirrr de trrravailler avec la délicieuuuse Domenikkka. Une sorrrdide histoirrre de sorrrcelerrrie à Saint Peterrrsbourrrg.

— Vraiment ? Comment va-t-elle ?

— Admirrrablement bien, depuis que je lui ai prrrocurrré cette place au Palais. Quelle charrrrmante dame !  (Un ton en dessous, quasi en confidence.) Et le petit Fiodorrrr est prrresque un homme, aujourrrd’hui !

— J’en suis heureux.

La silfine crut percevoir une légère émotion dans la voix de Luni. Elle se crispa sur le bras de Pierre. 

— Avez-vous déjà un cavalier, pour le bal de l’Arrivée ? s’enquit celui-ci avec naturel.

— Pardon ? Euh, non… Pas encore, non.

— Alors, accepteriez-vous de m’y accorder la première danse ? Excusez ma témérité.

— Je ne sais pas… Il faudra que je demande à mes tuteurs.

Un sourire fin se dessina sur les lèvres du jeune homme.

— N’êtes-vous pas en âge de prendre vos propres décisions, à présent ?

— À dire vrai, j’ignore à quel âge un silfe peut-il gagner son indépendance, répondit-elle.

Une impression fugace la saisit à l’instant où leurs yeux se croisèrent. Une étincelle de glace vacillait au fond des pupilles de Pierre, comme un (visage) reflet lointain qu’elle n’arrivait pas à détailler. La sensation ne dura pas, mais suffit à semer le trouble dans ses pensées. Keina cligna des paupières. À quelques pas, Olga riait à gorge déployée des plaisanteries de Luni. Cette vision balaya ses pressentiments à la vitesse d’une bourrasque.

— Je serais ravie de danser avec vous, Pierre, annonça-t-elle avec fermeté.

À ses côtés, le visage du Français s’éclaira. La silfine se mordit une lèvre. Elle songea au récit d’Alderick et à ce qu’il relatait à propos du livre mystérieux de Keneros. La magie qui en émanait s’était-elle emparée de son esprit ? Était-elle en train de perdre la raison ? Bien sûr que non. Tu es ridicule, voyons. Cette journée a été bien trop longue, voilà ce qu’il se passe. Cette journée a été trop longue et tu es épuisée.

— Je pense que je ne vais pas vous accompagner dans le salon, murmura-t-elle à son cavalier, tandis qu’ils s’approchaient d’un Cercle de Transport. Pierre leva un sourcil interrogateur.

— Je suis vraiment fatiguée, s’expliqua la silfine. Je souhaite me retirer dans mes appartements, si cela ne vous dérange pas.

Le Français s’inclina.

— Comme il vous plaira. J’espère au moins vous revoir avant le bal.

— Je ferai de mon mieux, sourit-elle en entrant dans le Cercle. Vous m’excuserez auprès des autres.

Elle ferma les yeux et chuchota « chez moi ». Les conversations se turent pour laisser place au silence. Lorsqu’elle rouvrit les paupières, la solitude d’un couloir aux arches romanes l’accueillit comme une vieille compagne.

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Dragonwing
Posté le 05/12/2021
Hello Keina ! Il me semble que j'avais commencé à lire la version précédente d'(Une Silfine), mais c'était à une époque si lointaine que je ne saurais plus dire jusqu'où j'étais allée... Alors me revoici !

Je m'excuse de ne commencer que maintenant à laisser des commentaires. Pour tout te dire, j'ai eu un peu de mal à accrocher au début de cette version ; j'ai craint de ne pas aller très loin dans ma lecture. J'aimerais te dire ce qui m'a posé souci, mais je crois que mon ressenti ne va pas t'être d'un grand secours. J'ai simplement du mal à m'attacher aux personnages, sans trop savoir pourquoi. Peut-être à cause de l'ellipse temporelle entre le chapitre 3 et le chapitre 4 ? On est un peu mis devant le fait accompli de tous ces gens que Keina a retrouvé depuis une semaine. Mais de manière générale, l'histoire a beaucoup de personnages, et je comprends que tu ne veuilles pas passer 10 chapitres à détailler toutes les retrouvailles de Keina avant d'entrer dans le vif du sujet.

Quoi qu'il en soit, malgré mes doutes, je me sens vraiment happée par tous les mystères du Royaume Caché et j'ai envie de connaître la suite ! La guerre m'intrigue. Le peu que Keina a lu du journal d'Alderick pour l'instant ne me semble pas spécialement annoncer un fanatique. Je suis aussi curieuse d'en apprendre plus sur les reines.
Keina
Posté le 13/02/2022
Coucou Drago ! Je prends enfin mon courage à deux mains pour te répondre, mais sache que j'ai lu tous tes commentaires avec beaucoup d'attention. Cette histoire est vieille dans ma tête maintenant, et lire tes commentaires m'a donné envie de remettre les mains dans le cambouis ! Déjà, tu as raison : ce début de roman est foiré. Je passe trop rapidement sur les débuts de Keina au Royaume Caché, je présente à peine les personnages qui seront importants et passe trop de temps sur ceux qui resteront anecdotiques. J'ai déjà des idées de comment changer tout ça, même si ça ne sera pas pour tout de suite ! (pour l'anecdote, pour le moment je souffre sur le final des Chimères d'Atalaya que j'ai repris v'là 3 ans et que j'essaie de ne pas lâcher malgré un boulot stressant et chronophage) Bref, (Une Silfine) retravail risque prochainement d'être re-re-travaillée grâce à toi, hihi !
sarah love
Posté le 22/06/2016
J'ai pris un peu de temps a me lancer dans celuici même si le chapitre est sorti depuis au minimum quelques jours. En tous cas, il est super. Ton personnage principal est toujours aussi attachante avec ses jalousies, ses choix... Ton monde est super...
Ton histoire ne peut être que trop bien. 
Keina
Posté le 22/06/2016
Merci sarah love ! Je suis heureuse que tu trouves Keina toujours attachante, et j'espère que tu n'as pas été trop perdue avec l'arrivée de tous ces nouveaux personnages. Dis-le moi si par moment tu trouves l'histoire trop complexe ou obscure, ça m'aidera pour la remanier encore !
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