Chapitre 8 - Magie et confusion

Par Keina

« Qu'y a-t-il de plus facile que d'oublier un rêve une fois réveillée? »

Lali, Good Night, Amalia…

 

C’était comme une caresse. Un doigt invisible qui frôlait l’épiderme dans un léger courant d’air. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’un contact physique mais d’un toucher virtuel, d’une multitude de pensées qui enrobait petit à petit la silfine et s’infiltrait dans ses veines, dans ses muscles, dans chacun de ses organes. Elle se détendit un peu.

Est-ce que c’est elle ? – Bonjour, jolie petite moitié d’homme… – Elle ? Mais qui donc ? – Oui, oui, c’est bien elle, c’est bien elle ! – Bienvenue, Keina… bienvenue parmi nous ! – Viens-tu nous rencontrer ? – C’est ce que l’homme a dit… – Comme ton esprit est bouillant ! – Laisse-toi guider…

NON !

Keina se recula, paniquée, à nouveau sur la défensive. Ils étaient en train de violer son esprit et son âme, ils…

— Qui Êtes vous ? hurla-t-elle sans comprendre.

Seule au milieu de la clairière, elle percevait pourtant les formes éthérées qui se mouvaient autour d’elle et en elle, comme une vapeur un peu verdâtre qui déformait les contours et troublait la perception.

Tu n’as donc pas compris ? – Nous sommes les elfes… – Tes ancêtres… – Les derniers qui peuplent encore ce Royaume. – Notre race se meurt ! – Ô Keina, ne comprends-tu donc pas ? – Si tu es là, alors il reste un espoir !

— Les elfes ? Mais… je pensais… je pensais que vous étiez… comme nous, balbutia-t-elle en roulant des yeux effarés de droite et de gauche.

— Comme ceci ? fit l’un des spectres en se matérialisant devant elle sous l’aspect d’un vieil homme à l’allure sage, dont la peau translucide luisait d’un léger halo verdâtre. Nous revêtons l’apparence qui vous convient le mieux. Nous sommes des mémorieux, des esprits de l’éther, nous ne possédons pas la même essence que vous.

— « Pas la même essence », murmura Keina, le timbre grave de Dora résonnant de façon incongrue à son oreille. Que cela signifie-t-il ? Que je suis plus humaine qu’elfique ? J’ai pourtant de votre sang qui coule dans mes veines !

— Tu es une silfine…

Dans un écho méditatif, les autres reprirent en chœur :

Une silfine… – Une silfine… – Une silfine…

— Ben voyons, mâchonna la jeune fille, désappointée. Est-on obligé de me le rappeler sans cesse ?

— Nous le sommes, oui, acquiesça l’elfe devant elle, les mains jointes sur son torse dans une attitude pieuse. Ton cœur est en train de l’oublier.

— Mon cœur doit retenir un peu trop d’informations, ces derniers temps. Il ne faut pas lui en vouloir, railla-t-elle.

L’elfe leva un sourcil sans comprendre.

— Il s’agissait d’une plaisanterie, crut bon d’ajouter Keina. (Elle inclina la tête, perplexe.) Vous ne connaissez pas cela, plaisanter ?

L’être en face d’elle mima un signe négatif.

Plaisanter ? – Nous en avons entendu parler – C’est un acte d’imagination, n’est-ce pas ? – Seuls les hommes en sont capables – Les hommes et les silfes – Et les imaginaires… – Bien sûr, bien sûr ! Mais nous sommes des mémorieux. – Yiel, dis lui ! – Dis lui – Dis lui…

— Je ne comprends rien à ce que vous me soufflez, s’excusa la silfine, une moue sincère sur le visage. Que devez-vous me dire ?

Les traits de l’elfe se voilèrent d’une légère contrariété.

— Il n’est pas temps ! prononça-t-il d’une voix solennel, les paumes de ses mains brandies en avant.

Une bourrasque souleva les jupes de la silfines tandis que les elfes s’éparpillaient dans la montagne.

Il n’est pas temps, non, résonna une ultime pensée dans l’esprit de Keina, avant de s’évaporer. Elle cligna des yeux. L’elfe en face d’elle s’effaçait doucement.

— Attendez ! Vous vous appelez Yiel, c’est exact ? Ne seriez-vous pas… ?

Sans lui laisser le temps de poursuivre sa phrase, il opina d’un air grave et disparut dans un tourbillon d’olivine.

— Mon grand-père, acheva la silfine, interdite.

Elle secoua la tête et voulut se détourner, lorsqu’elle perçut une nouvelle douleur qui lui étreignit le ventre, comme un brusque choc dans l’estomac. Elle se replia sur elle-même, les yeux exorbités et le souffle coupé. Ses genoux fléchirent et elle s’écroula dans l’herbe grasse. La souffrance lui vrilla les entrailles et fusa le long de sa trachée. Une main posée sur le sol, elle se redressa légèrement, une grimace sur le visage, puis s’efforça de respirer profondément, une fois, deux fois, comme lorsqu’elle s’exerçait à la magie. Au terme de l’effort, elle toussa à s’en décrocher le poumon et s’affaissa à nouveau. À la hauteur de son visage, les tiges de verdure frémirent. Peu à peu, le mal s’estompa. Ses muscles se relâchèrent et elle resta là quelques secondes, étendue dans l’herbe, le regard fixé sur la végétation qui l’entourait. Que s’était-il passé ?

Et enfin, elle réalisa.

La magie… Stupéfaite, la silfine se releva avec difficulté et dirigea ses mains à la hauteur de ses yeux noisette. Que m’avez-vous fait ? murmura-t-elle dans un souffle, la voix tremblante.

La magie crépitait au bout de ses doigts. Elle esquissa un mouvement et une flèche émeraude fusa du creux de sa paume pour s’abattre dans la verdure, à quelques pas de là. Effrayée, elle plaqua sa dextre sur ses lèvres, les yeux grands ouverts.

Aussi sûrement que le jour où ses premières menstrues l’avaient rendues femme, elle comprit qu’elle était devenue réceptive aux particules magiques.

 

*

 

Les jours passèrent.

Au retour de sa rencontre avec les elfes, Keina ne réalisait pas encore ce que signifiait l’intrusion de la magie dans son organisme. Remise de son initiation, heureuse d’être enfin « comme les autres », elle observait, amusée, les particules danser le long de son épiderme. Ses organes vitaux s’étaient habitués à se laisser baigner par les flots enchantés qui engloutissaient le Royaume et elle ne doutait pas que ses ancêtres y fussent pour quelque chose. Mais une fois dans l’enceinte du Château, la situation se compliqua, et depuis, cette présence perpétuelle qui l’affublait d’un sixième sens la déstabilisait plus que la silfine n’osait se l’avouer. La totalité des esprits qui peuplaient le Royaume s’était ouverts à elle, et les difficultés qu’elle éprouvait à maîtriser ses nouvelles capacités la perturbaient.

À sa grande surprise, Lynn cessa de lui prodiguer des conseils et, lorsque Keina abordait le sujet, gardait même une certaine distance, comme si la magie la répugnait soudain. Luni, qui  semblait peu surpris de ce subit changement, ne lui posa aucune question. Il prit patiemment le relais, offrant ses premières leçons à la silfine décontenancée. Il lui apprit à ne pas laisser son émotivité réguler la magie à sa place, à dissocier la multitude de ses utilités pour en multiplier les compétences et à la modeler à la façon d’une glaise rebelle qu’il fallait dompter.

— Ne t’en fais pas, lui dit-il avec douceur, tandis qu’elle tentait en vain de canaliser la magie dans ses doigts. Une fois que ton corps a assimilé l’énergie, il te faudra encore un long temps d’initiation avant d’arriver à maîtriser correctement tes nouvelles capacités.

— Et c’est censé me rassurer ? ricana la brune tandis qu’une salve verte s’abattait sur le mur en face d’elle.

Les objets se brisaient à son passage, les particules s’agglutinaient sur sa peau lorsqu’elle parcourait les couloirs et elle usait de la télépathie avec une telle brutalité que le silfe, pris d’une effroyable migraine, lui avait défendu d’y recourir pour l’instant sous peine de rendre malade la moitié du Château.

Malgré les nombreux ratés de la jeune fille qui l’emplissaient de honte, le silfe s’étonnait sans cesse de sa promptitude à assimiler les leçons et à les mettre en pratique. Était-elle meilleure que les autres ? Elle n’en savait rien, et s’en moquait, sourde aux félicitations de son accompagnateur. Ses propres lacunes la désespéraient. Pourquoi n’était-elle plus rapide, plus efficace, plus entraînée ? Ne possédait-elle pas du sang elfique en elle ?

 

Keina secoua la tête et se remit en marche. Sa main se promenait le long d’une paroi de granit, attrapant au passage les filaments d’émeraude qui dégoulinaient du plafond voûté en berceau. Un nouveau cours l’attendait, et elle s’y rendait sans réel enthousiasme. La distance que Luni instaurait toujours entre eux deux n’arrangeait rien. Elle n’avait même pas eu le courage de lui parler des elfes.

Les elfes… À chacune de ses introspections ils réapparaissaient au cœur de ses réflexions, donnée fondamentale qu’elle se devait de retenir dans l’équation.

Lorsqu’elle était arrivée à Londres, Gaétane l’avait initiée aux livres illustrés et aux contes qui remplissaient ses étagères, d’Andersen à Lewis Carroll, en passant par les fantaisies visuelles de Parrish, Doyle, Caldecott… Les êtres féeriques s’y voyaient réduits à la taille d’insectes et pourvus d’ailes de papillon. Elle avait d’abord ri devant ces représentations, parce que ses veines charriaient du sang elfique et qu’elle ne concevait pas d’imaginer des ancêtres aussi petits et aussi drôles. Puis, peu à peu, elle s’était faite à cette vision héritée de Shakespeare et l’avait assimilée comme une évidence.

Qu’ils étaient loin de cette image ! Loin et proches à la fois, évoluant dans un univers qui n’appartenait qu’à eux. Comme dans les livres d’images, ils représentaient la nature et ses mille merveilles, esprits volatiles, inaccessibles au commun des mortels. Tout et rien à la fois, dieux et démons entremêlés pour former un esprit de magie hors du temps et de l’espace !

Alors, elle était un peu de ça ?

Cette constatation la frappa avec plus de force que n’importe quel long discours de ses semblables. On ne parlait pas d’eux au Royaume, et la silfine ignorait la raison de ce silence. Qu’avait donc écrit Alderick à leur sujet ? Elle n’arrivait guère à se le remémorer…

Plus que jamais, elle brûlait de comprendre, de découvrir.

Le choc la ramena à la réalité et elle poussa un cri.

— Vous ne pourriez pas faire attention, petite sotte ? fit une voix rauque que Keina reconnut aussitôt.

— Je m’excuse, Erich. Aussi, j’ignorais que les couloirs vous appartenaient !

Il se tenait devant elle, le buste légèrement incliné vers l’avant, et époussetait sa veste d’un air sombre, légèrement nerveux. La méfiance s’éveilla dans l’esprit aiguisé de l’ancienne préceptrice.

— Pourquoi notre Reine a-t-elle acceptée une telle godiche dans son organisation, voilà qui ne cesse de me surprendre.

— Qu’elle accepte des hommes qui n’ont aucune parole, voilà qui, moi, me surprend ! cracha la silfine, incapable de se contenir.

Erich leva un sourcil.

— Ne souhaitiez-vous pas une trêve lors du bal ? lui rappela-t-elle d’un ton mauvais.

 Il tressaillit, de façon quasi imperceptible.

— Je vous avais mal jugée. La trêve est terminée, dit-il en dégageant le passage, avant de s’éloigner à la hâte.

Soupçonneuse, elle lui jeta un regard en biais. Il étreignait le côté de sa veste d’une bien drôle de manière… Tentait-il de lui dissimuler quelque chose ? Le journal d’Alderick, peut-être, ou bien quelque vilaine blessure ?

Elle secoua la tête et reprit sa marche. Garder son sang-froid, voilà une qualité qui lui faisait défaut ! Erich possédait bien trop d’influence sur ses semblables pour qu’elle se permette de l’accuser sans preuve, mais elle se promit en elle-même de le surveiller de près. S’il lui avait ravi le journal, il faudrait dans ce cas trouver un moyen de le lui reprendre sans éveiller les soupçons des autres silfes.

Elle accéléra l’allure. Un couloir, quelques marches, un autre couloir… Là, elle s’y trouvait. Une haute salle d’arme s’ouvrait devant elle.

La pièce résonnait de cris, de bruits de lutte et de tintements de métal. Un lourd fumet de musc et de transpiration empesait l’atmosphère. Assise sur un banc le long du mur, Lynn bavardait avec son frère debout à ses côtés, un long sabre à la main. Par moment, la blonde jetait un œil distrait sur deux combattants masqués qui s’exerçaient au fleuret. Keina s’arrêta sur le pas de la porte, perdue dans la contemplation des deux seuls amis qu’elle possédait au Royaume. Dans une bouffée de nostalgie, elle revit Gaétane et Edward en train de se chamailler et sentit le vide se creuser dans son cœur. À cet instant, Luni se tourna et l’aperçut, les yeux brillants. 

— Keina ! Alors, tu n’as pas eu trop de mal à trouver ? cria-t-il tandis qu’elle s’avançait vers lui.

Elle haussa les épaules. Sur sa gauche, les duellistes levèrent leurs armes. L’entraînement s’était achevé. Lynn se redressa, rayonnante, tandis qu’ils enlevaient leur masque, révélant le visage mince de Caledon et celui plus enfantin d’Eoin.

— Où somme-nous ? s’enquit Keina.

— Dans la salle d’arme de la Noire, expliqua Luni, alors que sa sœur s’était lancée dans une grande discussion avec l’irlandais. De l’autre côté du Château.

— Vraiment ? Étrange. J’ai croisé Erich à l’instant.

— Étrange, en effet, répondit le silfe, sourcils froncés. Il n’est pas dans ses habitudes de se promener par ici.

 

Un silence s’installa. Il passa une main dans ses cheveux blonds et s’efforça de reprendre contenance.

— Il est peut-être l’heure de nous y mettre, fit-il remarquer à sa partenaire en se levant.

Il s’empara de deux lourdes épées posées le long du mur et en donna une à la jeune apprentie, qui s’était levée à son tour.

— Tu es prête ? s’enquit-il, en position d’attaque.

Elle se plaça face à lui, l’arme brandie devant elle, et acquiesça.

— Alors, en garde ! s’exclama le silfe avec un sourire.

 

*

 

Keina s’essuya le front, la concentration à son maximum. Luni s’élança vers elle dans un cri et esquissa une attaque qu’elle para d’un moulinet du bras. Elle ferma les yeux et tenta de se focaliser sur les particules de magie qu’elle voulait diriger. Sa main se laissa guider, fendit l’air et frappa contre le métal froid de son adversaire. Effectuer un demi-tour. Attraper au passage un filament verdâtre. Tenir sa garde haute. Contrer une figure dont elle avait oublié le nom. Concentrer les filaments de magie sur sa main et sur ses jambes. Les laisser mener la danse comme par hypnose. Vite. Toujours plus vite. Elle sauta, retomba en arrière, se redressa, joua de sa lame, évita les coups de Luni, frappa. Recommença, encore. La magie venait à elle avec justesse et facilité. Keina percevait les regards admiratifs qui la transperçaient, mais elle s’en fichait. Bien qu’elle fût consciente que l’entraînement n’avait d’autre but que d’exercer les figures qu’elle avait apprises, elle savait qu’elle n’admettrait pas la défaite. Il en avait toujours été ainsi, depuis l’âge où Gaétane et elle jouaient à chat perché. Un saut – riposte. Magie dansante sur la lame – magie s’enroulant autour de son bras – magie grimpant le long de son buste – magie s’empêtrant dans ses pieds… Patatra !

La jeune silfine s’écroula à terre, empêtrée dans un maëlstrom de tons verts qui s’amoncelait sur elle. Un flottement surplomba la salle, puis tous éclatèrent de rire, tandis que Keina, vexée, essayait de se relever en se débarrassant de cette encombrante magie.

— Pourquoi ce genre d’incident n’arrive-t-il qu’à moi ? grommela-t-elle tandis que Luni se portait à son secours.

— C’est curieux, en effet, répondit celui-ci. Il semble que tu attires la magie beaucoup plus que n’importe quel résident.

— Un véritable aimant à particules ! commenta Eoin du fond de la salle, tandis que Lynn pouffait.

— Le prochain que ça fait rire, je le transperce de mon épée, gronda la Londonienne en colère, pointant l’arme vers l’assistance.  

Luni posa une main bienveillante sur la lame de son amie, la forçant à baisser sa garde.

— Calme-toi, Keina. Pour une débutante, tu as été exceptionnelle durant le combat, ils sont tous ébahis.

Elle leva les yeux vers lui et songea à ce que lui avait dit Pierre.

Je suis persuadé qu’il est fou amoureux de vous…

Comment pouvait-elle seulement le croire ? Il n’y avait rien dans le regard du silfe, rien que ce vide qu’elle haïssait.

Il ne m’aime pas. Il ne m’aimera jamais. À ses yeux, je ne suis que… quoi, au juste ? Une enfant ? Ou bien « celle qui annonce » ?

L’indifférence de Luni torturait son cœur plus que la plus haineuse des attitudes. Le Français, en faisant naître le doute dans son esprit, s’était joué d’elle, évidemment. Mais pourquoi avait-il agi ainsi ?

Elle s’éloigna, tête basse, et reposa l’épée contre le mur. À cet instant, un homme entra dans la salle, l’air ravis.

— Notre Reine Noire vient de diffuser la convocation pour la prochaine Réunion ! Les vacances sont bientôt terminées ! clama-t-il d’une voix forte, brandissant une feuille devant lui.

— Déjà ? geignit Lynn sur son banc.

 

*

 

Déjà, c’était le mot. Un mois s’était écoulé depuis la Grande Arrivée, et la fin de l’été s’approchait doucement.

Keina jeta un œil à la fenêtre et soupira. Il pleuvait à torrent. Elle s’ennuyait, seule dans son petit appartement. Luni lui avait donné son après-midi, et Lynn était partie rendre visite à Maria. Pelotonnée dans une bergère au velours confortable, elle griffonnait sur un petit carnet de notes quelques mots, qu’elle barrait aussitôt. Son esprit cherchait un moyen de confondre Erich et de se venger de lui, mais rien ne lui venait. D’ailleurs, pourquoi aurait-il possédé le journal d’Alderick ? Et comment aurait-il su qu’il se trouvait auparavant chez elle ? D’après Luni, personne au Royaume ne connaissait l’existence de ce journal.

Nouveau soupir. Non, décidemment, tout ceci formait un nœud inextricable. Elle balança le carnet hors de sa vue et, en une impulsion, se mit debout. Pas question de se laisser abattre ! Il lui restait des lieux à explorer, des personnes à rencontrer. Elle se couvrit d’une pèlerine noire doublée de soie et s’engouffra dans le couloir.

 

*

 

Le hall bourdonnait d’agitation. La nouvelle de la convocation s’était largement répandue parmi les résidents et tous réglaient d’ultimes affaires avant de repartir. Une légère bousculade accompagna sa sortie du cercle de transport, mais Keina se dirigea vers le mur d’en face sans même y prendre garde.

Elle franchit le seuil de l’intendance d’un pas décidé, l’esprit obnubilé par une idée fixe. À peine fut-elle entrée qu’une voix fluette dotée d’un fort accent cadjin l’apostropha avec chaleur.

— Oh, b’jou’, miss Keina ! Vous avez b’soin de quelque chose, miss Keina ?

Un tout petit bout de femme, engoncée dans une fastueuse robe à crinoline qui dégoulinait de frou-frou roses, se tenait perchée sur l’extrême bord d’un tabouret, de l’autre côté d’un comptoir verni.

— Bonjour, Hedda ! répondit Keina avec un sourire.

Un volumineux grimoire trônait devant la créature magique, qui s’appliquait à en griffonner les pages à l’aide d’une fine plume d’oie. Son visage en cœur encadré de boucles dorées appuyait en cadence les mots qu’elle inscrivait. Une autre silhouette en tout point identique à la première apparut dans l’ombre de l’arrière-salle. La silfine lui adressa un salut qu’elle retourna à son tour en s’avançant dans la lumière. Les deux intendantes de la Blanche se ressemblaient comme deux gouttes d’eau ; tous supposaient qu’elles fussent jumelles, quoiqu’elles se refusassent à confirmer ou infirmer l’information. C’était la seconde fois depuis son retour que Keina les rencontrait. Lors de son arrivée de Londres, alors qu’elle était encore accompagnée de Luni, elle avait dû faire halte dans cet endroit afin de se trouver un appartement convenable dans les entrailles du Château.

Hedda et Ida, tout comme leurs homologues de la Noire, Edna et Ada, tenaient un journal d’une précision de fourmi sur les arrivées et départs de l’aile de la Blanche. C’était à elles qu’incombait l’attribution des habitations libres, et la moindre erreur pouvait causer une avalanche de remous. Il n’était en effet pas recommandé de donner les clés de l’appartement d’une duchesse de haut rang à un aventurier à la petite semaine !

— Je souhaite obtenir un renseignement, commença la silfine, tandis que les deux intendantes restaient à son écoute. J’aimerais connaître l’adresse de quelqu’un…

— Oh oh, v’là une information du genre confidentiel, miss Keina. N’est-ce pas Ida ?

— Faut voir, faut voir… Tant qu’vous n’cherchez pas à rencontrer miss Atalante, par exemple. Parce que, là, j’sais pas si miste’ Luni serait d’accord…

— Oh pour ça non ! Il nous a bien défendues de… Enfin, quelle adresse vous désirez, miss Keina ?

L’interpellée fronça des sourcils, un peu décontenancée. Ainsi, on lui défendait de rencontrer certaines personnes ? Non, pas « on ». « Il ». Un élan de colère grimpa à nouveau dans l’estomac de la silfine. Les poings serrés, elle se contint cependant, se promettant de régler la question plus tard, et reprit d’une voix qu’elle espérait enjouée :

— Oh, rien de bien important. J’aimerais juste… Voyons, je voudrais bien me rendre chez Anna-Maria, notre ancienne Reine Blanche. (Dans une volonté de s’expliquer, elle continua.[EB8] ) Je l’ai vue lors de la Grande Arrivée et, enfin, je suis un peu curieuse…

Elle se mordit une lèvre. Et si Luni avait également prévenu une seconde entrevue avec elle ? Après tout, il savait, à présent, qu’Anna-Maria avait possédé, durant tout ce temps, le journal d’Alderick, et qu’elle le lui avait transmis.

Les deux alfines se contemplèrent.

— Anna-Maria, v’dites ? J’crois que ça va. Qu’est-ce que t’en dis, Ida ?

La supposée jumelle haussa les épaules.

— Bah, j’pense pas qu’y soit défendu de visiter une femme qu’a plus toute sa tête, m’est avis.

Hedda hocha du chef et feuilleta les pages de son registre. Quelques secondes à peine lui suffirent pour retrouver l’information désirée, et dix minutes plus tard, Keina sortait du cercle de transport le plus proche de la résidence de l’ancienne Reine Blanche.

 

La pluie redoubla d’intensité. La silfine s’engagea sur les pavés luisants d’une ruelle maussade. Un rapide coup d’œil aux alentours la persuada de se trouver proche de là où elle avait pour la première fois rencontré Anna-Maria. Elle resserra les pans de sa pelisse, agacée par un amas de particules enchantées qui s’étaient encore accrochées à son épiderme. Enfin, alors qu’elle agitait ses doigts en tout sens afin de s’en débarrasser, elle repéra une étroite façade à encorbellement mangée de part et d’autre par deux hautes bâtisses de style hausmannien qui se disputaient la lumière.

À peine eut-elle toqué contre le bois usé de la porte qu’elle réalisa soudain qu’il se révélerait difficile de communiquer avec la suédoise, puisque celle-ci avait perdu l’usage de son anglais. Quelle idiote ! jura-t-elle tandis que le seuil s’entrouvrait.

Un visage malingre et grossier, au derme dévoré par la petite vérole, se glissa dans l’embrasure.

— Hem. Je… Euh, suis-je bien au domicile d’Anna-Maria ? balbutia la silfine, décontenancée par cette soudaine apparition, alors qu’elle s’attendait à la venue de l’ex-reine elle-même.

Sans un mot ni un sourire, la servante s’écarta pour la laisser s’introduire dans un sas étroit dont les relents de moisissure lui étreignirent la gorge. Une lampe à pétrole, pendue au plafond, jetait ses tâches de lumière au hasard des lourdes tapisseries qui coulaient le long de l’escalier. Un visage, deux épées, le détail d’une corde… Keina sentit un frisson la saisir tandis qu’elle scrutait l’opacité du logis. Deux arcades écrasées trouaient les parois de part et d’autre de l’entrée, tandis qu’en face d’elle une grimpée de marches se perdait dans les ténèbres d’un étage. La servante, dont les doigts arachnéens s’affairaient à vouloir débarrasser la visiteuse de sa cape, suivit le regard de la silfine et entonna un rire creux qui résonna dans le hall comme le sanglot d’une chouette effraie.

— Pas très accueillant, hein ? Madame est sans doute habituée au faste des appartements. Madame nous pardonnera. Cela fait bien longtemps que l’on ne nous rend plus visite. Nous voilà bien solitaires aujourd’hui, nous que la foule jadis adulait. Mais nous ne sommes plus guère qu’un tas de chair décrépie, n’est-ce pas ?

Keina réprima l’envie de fuir au plus vite cette écrasante demeure dont l’intérieur lui rappelait une nouvelle d’Edgar Allan Poe, La chute de la maison Usher.

Un fantôme apparut en haut de l’escalier, tâche de blanc sali qui tranchait les ténèbres.

— Qu’est-ce donc, Dinah ? Est-ce…

— Non, Ma Dame, fit la servante en s’inclinant. Esteban n’est pas venu, pas encore. Nous avons là une étrangère.

— Étrangère ? Oh. Mais non, ce n’est que Nana !

Une joie soudaine illumina le visage lugubre de la reine déchue. Keina réalisa alors qu’elle comprenait sa langue. Évidemment, puisque la magie s’écoulait à présent dans ses veines !

— Nana, tu es venue me rendre visite ! Comme je suis heureuse !

Elle dévala les marches, soulevant à sa suite une volute de soieries abîmées par le temps. Un instant, une image vieillie, racornie, s’imposa à la jeune fille : elle incarnait cette silhouette menue qui descendait à sa rencontre, et Gaétane l’attendait, paisible, sur le seuil de son foyer. Elle frissonna ; l’iceberg la saisit avec vigueur tandis que les deux bras efflanqués d’Anna-Maria la ceinturaient comme si sa vie en dépendait.

— Je ne comprends pas, murmura la silfine embarrassée. Comment connaissez-vous mon nom ? Pourquoi m’avoir donné le journal ?

La blonde se détacha brusquement de son étreinte et plongea ses pupilles délavées dans le regard confus de Keina.

— Le journal… Tu ne l’as plus, n’est-ce pas ? Je sais… je sais qu’elle te l’a repris. Elle nous épiait, bien sûr. Elle observe, et elle attend. Ce n’est pas bon… Tu devrais t’en aller ! Tu dois partir, Keina. (Les anciens mots de Dora résonnèrent dans son esprit : Tu dois partir… d’ici.) Ils ne veulent pas me croire, mais je sais qu’elle possède toujours des yeux au Royaume, des yeux et… et… des mains aussi. De bonnes petites mains ouvrières pour accomplir ses besognes ! Alderick me l’a affirmé, tout comme il m’a annoncé ta venue ! Keina, va-t-en, va-t-en !

Tout en prononçant ces mots, elle plaqua ses paumes ridées sur le torse de la silfine et la poussa vers le pas de la porte, restée ouverte.

— Attendez ! Vous ne m’avez pas répondu ! Comment… qui… ?

Tandis qu’elle la chassait vers l’extérieur où la pluie tombait dru, une ombre passa sur son visage et elle darda un regard dément sur son vis-à-vis.

— Nephir ! lança-t-elle avec toute la force du désarroi, comme une douloureuse confidence qu’elle répugnait à livrer à haute voix.

— Nephir, répéta la silfine en se reculant jusque sous les trombes d’eau qui la noyèrent une seconde fois.

Encore elle…

Et à l’instar d’un tombeau, la porte se referma doucement sur l’obscure résidence.

Une pitié sourde et insistante la saisit avec force tandis qu’elle se tenait, abasourdie, sur le seuil. Elle hésita à toquer de nouveau. Á quoi bon ? Dans ce foyer ne subsistaient que la folie – la folie et la mort.

Elle se détourna.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
vefree
Posté le 07/11/2010
Gloups ! Quelle drôle de rencontre avec l'ancienne Reine Blanche. Vraiment étrange... Est-elle folle ou sait-elle autant de choses ?... oui, elle sait, mais est-ce qu'elle est encore capable de tout mettre dans le bon sens ? ... elle semble franchement très vieille... Total, Keina ressort de là pas plus avancé qu'avant. Tsss !!!!
Bon, il nous bricole quoi, Luni, là ? Il en pince pour elle ou pas ? Non mais faudrait qu'il se dévoile, un peu, le jeune homme. Il ne va pas laisser Keina dans l'expectative aussi longtemps, si ? D'ailleurs, je me demande si c'est pas intentionnel, cette affaire... avec la complicité de Pierre... tiens tiens... ils nous mijotent quelque chose tous les deux et ça ne me dit rien qui vaille.
Au tout début, la rencontre de Keina avec les elfes de la forêt. J'ai beaucoup aimé ce passage. Etrange... vaporeux... instructif... intrigant... douloureux... surtout pour Keina. Non, vraiment, c'était bien. De plus, la voilà affublée des pouvoirs magiques de ce monde. Si c'est pas top, ça ? Bon, ok, va falloir maîtriser tout ça, parce que ça n'a pas que des avantages, certes. Maintenant, la télépathie est une autre forme de langage comme le serait une autre langue. C'est cool ! Mais faut arrêter de tout entendre ce qui se dit dans le château sinon gare à la migraine !
Ça va être dur d'obtenir des informations, on dirait. Les elfes disent que ce n'est pas le moment, l'ancienne Reine Blanche lui dit de se barrer, hé ! ho ! En plus, si ce Erich continue à comploter des trucs pas clairs, je vais être boucou moins patiente que Keina, moi !
Houlà ! 2h moins le quart du mat'... je crois que la suite sera pour demain entre quelques cartons de déménagement à faire... Cette histoire me plaît décidément beaucoup.
Biz Vef' 
Keina
Posté le 07/11/2010
Est-elle folle ou sait-elle autant de choses ? > Les deux ne sont pas forcément incompatibles... :) Je ne me souviens plus de l'âge exact d'Anna-Maria, il faut que j'aille fouiller dans mes dossiers pour retrouver ça. Mais dans mon souvenir elle n'est pas si vieille que ça, elle est juste très marquée par la vie et sans doute, du coup, elle a vieilli prématurément. 
Quant à Pierre et Luni... ils cachent des choses, c'est certain. Beaucoup beaucoup beaucoup de secrets encore pour la pauvre Keina, mais j'espère qu'il n'y en a pas trop quand même ! Certaines choses vont se dévoiler, promis. C'est vrai que pour le moment elle ne sait pas sur quel pied danser, la pauvre. Mais ce climat est nécessaire pour lui faire prendre certaines décisions par la suite. Keina n'est pas non plus extrêmement patiente, c'est juste qu'elle est trop bien élevée pour exiger des réponses par la manière forte ! ^^
Bisous ! Je dormais moi à cette heure-là... :)
Dragonwing
Posté le 29/12/2010
Et me revoilà. Bon, c'est bête, à force de lire "(Une silfine)" par petits bouts depuis deux mois, je me gâche un peu du plaisir de la lecture. C'est qu'il y en a des choses à découvrir sur cet univers ! Tant de personnages hauts en couleur, de personnalités du passé évoquées en filigrane, de secrets et de mystères... Et Keina au milieu de tout ça, que tout le monde s'acharne à laisser sourde et aveugle. C'est qu'elle ne mène pas une vie paisible, entourée comme elle l'est d'étrangers, avec vissé aux talons le passé dont elle ignore tout mais qui lui colle à la peau. Tu distilles tes informations au compte-gouttes, ce qui fait qu'on est vraiment tout aussi perdu et confus qu'elle !
Même les elfes, qui devraient pourtant être aussi éloignés que possible des intrigues de tout ce petit monde, ne lui simplifient en rien la vie. Mais au moins ils lui ont fait don d'un petit cadeau, et ça fait toujours plaisir de voir Keina prendre un peu plus ses marques, même si c'est juste le fait de pouvoir accéder à la magie. ^^ Bien qu'au final, ça la frustre plus qu'autre chose à ce stade...
Quant à Erich, celui-là, il est vraiment louche. On ne sait vraiment pas sur quel pied danser avec lui... Comme s'il recevait des ordres ?
Keina
Posté le 29/12/2010
Merci pour toutes ces reviews Drago ! Je m'attaque enfin aux RAR, c'est pas trop tôt. ^^' Effectivement, j'ai choisi de rester du point de vue de l'héroïne tout au long du récit, ce qui implique pas mal de choses. Notamment le fait que tout est vu et interprété selon sa propre perception... ^^ Notamment dans toutes ces interactions avec Erich. Mais tu as un sacré esprit de déduction en tout cas ! Ceci dit, je dévoilerai le mystère du comportement d'Erich un jour, peut-être... :) 
Seja Administratrice
Posté le 24/08/2010
Aloooors...<br /><br />J'avais oublié que c'était l'oevre des elfes le fait que Keina est devenue réceptive à la magie tout d'un coup. Les imaginaires par contre, j'en ai un vague souvenir. Me semble que ça revient sur le tapis plus tard, non ?<br /><br />Enfin, voilà donc Keina qui est bien partie pour apprendre à se battre. Forcément, avec la magie, ça prend une toute autre dimension ^^ Et puis, toutes ces particules vertes, partout, ça donne une atmosphère assez particulière à l'endroit quand même. Une sorte de marécage grandeur nature. Côôôôôa.<br /><br />Quant à la visite chez Anna-Maria, pour être bizarre, c'est bizarre. En même temps, c'est ça d'aller taper la causette à une folle ^^ Pauvre Anna-Maria quand même... Par curiosité, t'as combien de meurtres de personnages sur la conscience ? :P<br /><br />Bref, sur ce, je voulais enchainer sur le chapitre 9. D'après mes souvenirs, il est plutôt *o* Mais va falloir reporter à demain -_-
Keina
Posté le 24/08/2010
Les imaginaires reviennent sur le tapis, tout à fait. Ils sont même très importants. Ici j'ai commencé à aborder le principe de fonctionnement de la magie mais ça se corse plus tard (notamment dans le chapitre 14). 
Bah oui, avec toutes ces particules vertes, en tant que grenouille réincarnée en humaine tu dois te sentir chez toi ! :D J'ai vraiment voulu donner à la magie une substance tangible, presque transposable dans un univers SF (on pourrait imaginer que c'est une substance extra-terrestre qui booste les capacités intellectuelles et physique), et pas forcément très agréable. :) 
Concernant les meurtres, comme je l'ai dit plus tôt, j'ai un génocide sur la conscience, puisque c'est moi ai déclenché la guerre et tué des tas de personnages que je chérissais ! xD Et il y en aura d'autres, eh oui... é_è
Prends le temps de le redécouvrir, le 9 ! J'espère qu'il va te causer tout plein de nouvelles palpitations ! :)
Merci et bisous ! 
Vous lisez