30. Grotte-berceau

— Un peu plus à droite, capitaine, brailla Félix depuis le haut de la côte, sa voix fouettée par le vent froid.

Oren lui jeta un regard furieux qui le fit éclater de rire. S’il avait accepté de participer aux cours de Félix, il n’en était pas moins réticent à recevoir des ordres de qui que ce soit.

— C’est juste un conseil, marmonna Félix avant de se tourner vers les autres bagarreurs.

Diane avait tendance à sauter sur les gens et à les attaquer fort et vite, ce qui était une technique des rues. Ça méritait de créer un effet de surprise. Malo était la plus douée : elle attaquait de tous les côtés, avec des myriades de techniques différentes ; mais son point faible, c’était Idris : dès qu’il semblait en danger, elle perdait toute concentration. De fait, Idris était catastrophique au combat. Il ne voulait jamais faire de mal à personne et ne semblait pas non plus très fort pour se mettre de côté et se cacher. Éléonore était précise avec ses sortilèges et connaissait le corps humain parfaitement donc elle savait où viser, comment, et combien de temps ça immobiliserait l’adversaire.

— Capitaine, reprit Félix, hilare, vous voyez bien que vous allez tuer Camélia et Ulysse si vous continuez.

Les deux marins esquivaient aussi vite que possible mais n’avaient pas le temps de placer une seule contrattaque.

— Dé-fen-dez-vous, les encourageait Oren entre ses dents, tout en continuant sa salve de bourrasques et tourbillons.

— C’est dangereux de n’utiliser qu’une technique, répéta Félix pour la quinzième fois de la journée. Brumgar — l’Illuminé — ne choisit son équipage que sur un critère : la versatilité. Ils s’adapteront à votre style de combat.

— Ils n’ont pas ma puissance, rétorqua Oren avec un entêtement que Félix ne lui connaissait pas.

Le non-mousse n’eut d’autre choix que de prouver ses dires. Il fit sortir des mauvaises herbes qui poussaient entre les rochers et les enroula autour des chevilles du capitaine, puis souleva des galets pour serrer ses bras contre son corps, et enfin créa un minuscule nuage sombre autour de son visage.

Les dragons, allongés non loin, considérèrent Félix avec une méfiance renouvelée et lui montrèrent les dents.

— C’est pour l’aider qu’il fait ça, le protégea immédiatement Diane.

— Drôles de méthodes, ironisa Dūmaï, toujours aussi exaspéré par les manières humaines. Vous insistez pour avoir des chefs et ensuite vous leur manquez de respect. Aucune cohérence…

Félix descendait vers le capitaine :

— Est-ce que vous comprenez ? Mes sorts sont minuscules et vous les contreriez facilement, mais exécutés vite et de façon diversifiée, ils l’emportent. Le but de Brumgar n’est pas la spécialisation, la connaissance, l’emporter sur la durée. Il veut juste gagner le combat au plus vite, prendre ce qu’il a à récupérer, et repartir. Son maître-mot est l’efficacité.

Ses sorts s’interrompirent, laissant Oren pantelant et le visage sombre. Il paraissait sur le point de punir Félix sévèrement. Il leva une main, qu’il posa sur son épaule.

— Je comprends, dit-il. Montre-moi.

 

Lorsque le cours d’introduction au combat à la façon de Brumgar fut terminé, Diane accompagna Koraljni sous l’eau à la recherche d’une grotte sous-marine. L’œuf avait besoin d’une chambre dans laquelle éclore.

Afin de tenir et respirer dans l’eau glaciale, Diane accepta d’être enroulée au creux des ailes de Koraljni, qui s’était repliée pour être sinueuse et lisse. Les écailles devinrent transparentes, permettant à Diane de contempler les poissons, les rochers, les rares algues.

« C’est magnifique », projeta-t-elle à Koraljni comme elle l’avait fait pendant sa conversation avec Merle, quelques jours plus tôt.

La dragonne ne répondit rien mais plongea encore plus profondément, pour nager à la frontière entre l’eau claire de la surface et les abysses sombres.

Koraljni passa le museau dans plusieurs cavités qui ne convenaient pas : trop vaste ou trop obscure. Il fallait un nid douillet, assez étroit pour passer inaperçu et ne pas laisser entrer des créatures marines, un endroit où Nacre serait en sécurité.

Lorsqu’elle trouva enfin un lieu qui lui paraissait propice, elle y propulsa Diane à travers une saillie qui glissait directement jusqu’à un sol rocheux à l’intérieur de la petite grotte. La pièce était bleue et la roche gris-noir. Tout y résonnait en écho. Le clapotis des vagues dehors et la proximité de la surface faisaient que Diane s’y sentit immédiatement à l’aise.

La myfyr apprit que l’une des missions de la sage-femme pour dragons était de préparer la grotte de l’éclosion. Comme aucun des parents ne pouvait y entrer, c’était à elle d’en prendre soin, puis d’y recueillir Nacre et de lui rendre visite souvent. Idéalement, il fallait qu’elle lui chante les vieilles légendes dans les dialectes d’autrefois, ou qu’elle lui répète les généalogies de dragons depuis l’aube des temps, mais Koraljni et Dūmaï comprenaient bien que Diane n’était pas experte de leur histoire — ce qui semblait d’ailleurs à Dūmaï une aberration absolue.

— Si des êtres vivants m’avaient créé, j’aurais voulu tout savoir sur eux, avait-il décrété.

Diane se dit que c’était effectivement étrange qu’on ne la fasse plus, tout en parcourant la ville fantôme de Yor. Elle avait de plus en plus de repères dans ce lieu : l’enseigne à moitié décrochée d’une ancienne armurerie, la vitrine encore intacte d’une boulangerie aux étals remplis de toiles d’araignées, une petite maison de pierre aux volets rouge et vert. Elle s’habituait même à certaines familles, à force de retourner chez eux et d’observer leurs objets à la recherche de ce qui pourrait leur servir. Éléonore, curieuse, lui avait demandé si elle n’avait pas l’impression de voler aux morts, de désacraliser un mausolée. Diane avait ri avant de lui expliquer gentiment qu’elle avait appris à passer outre le sacré dans le besoin.

Elle retourna dans la demeure des deux parents aux quatre enfants, qui avaient été des collectionneurs invétérés de babioles. Leurs deux grandes chambres étaient couvertes d’étagères où on trouvait, pêle-mêle, des plumes d’oiseaux, des coquillages, des galets, des dessins, des figurines, des plans, des prospectus, des affiches, des autocollants, de la broderie, des instruments de musique, du matériel pour peindre.

Diane fit comme Koraljni lui avait dit : elle se concentra sur Nacre, les émotions qui émanaient de l’œuf en général, ce qu’elle savait de ses parents, les rêves qui existaient autour d’elle, et peu à peu, même sans la connaître encore, elle trouva comme une fréquence. Elle sut alors d’instinct quels objets prendre et quels autres laisser. Il fallait du violet, de l’orange, du jaune, du lilas, des paillettes, des surfaces réfléchissantes, du ruban, du verre de couleur.

Elle trouva un panier, qu’elle remplit de maison en maison, de boutique en boutique. Elle dénicha une boîte à bijoux qui lui rappela sa grand-mère et ses grigris : tous avaient pour but de protéger des énergies sombres et malfaisantes. Elle vida la boîte dans le panier. En revanche, et c’est là qu’elle avait été un peu de mauvaise foi avec Éléonore, elle ne toucha à aucun autel, saluant chacun d’un signe de tête respectueux avant de se servir dans les placards et commodes.

Idris, sous l’œil attentif de Malo, montra à Diane comment allumer des flammes sur sa propre peau, pour résister au froid dans l’eau : comme ça, elle pourrait aller seule jusqu’à la grotte. Elle n’y arriva pas lorsqu’elle essaya mais promit qu’elle s’entraînerait jusqu’à perfectionner cette technique, et le remercia.

Koraljni la déposa dans le cocon vide de Nacre et resta dehors tandis que Diane apposait les ornements un à un sur les parois et le plafond. Tout se reflétait immédiatement dans l’eau qui bougeait doucement au gré des vagues. Le jaune et l’orange dansaient à l’entrée, puis le fond devait lilas pour un repos qu’elle s’imaginait primordial pour une minuscule dragonnelle. Diane se rendit compte d’à quel point elle avait hâte de la rencontrer, et même que d’une certaine façon, même en son absence, elle tenait déjà à elle.

 

— Vous n’avez pas peur pour elle ? demanda Diane à Koraljni, parlant toujours au pluriel quand il s’agissait de parentalité.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Le monde… Les humains qui détestent les dragons, les pourchassent, les rendent interdits. Les guerres ouvertes ou silencieuses. Les secrets.

— Tu savais que nous avons une déesse, nous aussi ?

Diane faillit faire tomber les morceaux de verre qu’elle accrochait au plafond pour qu’ils tournoient et créent des ombres, lueurs et figures.

— Comment c’est possible ? Puisque vous avez tout créé.

— Nous n’avons pas tout créé. Nous sommes nés sur une planète, dans un univers, à l’intérieur d’un océan qui se mêlait au ciel. C’est compliqué à traduire, mais on pourrait dire le Fil, la Fileuse, l’Affilée. Dans notre langue, on dit Gampedulinyeratésie. Notre déesse c’est la frontière, cette ligne mouvante entre l’eau et l’univers. C’est elle qui représente que nous existons dans une immensité que nous ne comprenons pas et que nous respectons tant le haut que le bas, l’aquatique que le vol. Nous vivons sur un fil qui existera toujours, la courbure de l’aile de notre déesse Gam, sa griffe, son cil, et le fil existera avant et après nous.

Le silence se fit et Diane laissa le bruit de l’eau la bercer longtemps tandis qu’elle imaginait, le cœur battant, cette dragonne gigantesque dont l’arête de l’aile formait leur ligne d’horizon depuis toujours. Pourquoi personne ne parlait de la foi des dragons ? Pourquoi personne ne parlait d’autre foi que de celle, si récente, de la Triade ? Qu’avait-on effacé d’autre ? Oublié ? Censuré ?

La grotte devenait somptueuse et accueillante. Ces objets des diverses maisons avaient été aimés, façonnés avec soin, offerts, célébrés, et ils apportaient toute cette tendresse avec eux.

— Alors, tu penses que tout s’équilibre à la fin ? demanda-t-elle à Koraljni tandis qu’elles rentraient à la plage. Que tout ce que j’ai vu dans la toile, tous ces faux-semblants, ces mensonges, ces illusions, ce n’est pas grave ?

— Ce sont deux choses différentes, petite humaine, répondit Dūmaï alors qu’elles débarquaient.

Est-ce qu’il entendait tout ce qu’elle disait à Koraljni ?

— Bien sûr que c’est grave. Les mensonges perpétrés aujourd’hui pèsent lourd. Ils ajoutent de l’obscurité, de la destruction, du chaos. Nous avons essayé d’en soustraire quelques-uns et c’est pour nous faire taire que la dernière guerre a éclaté. Nous savons de quoi sont capables les humains pour continuer d’accroître leur empire et leur gloire. Nous ne comprenons pas pourquoi ils choisissent de mourir couverts d’or plutôt que de vivre pour toujours sur l’aile de Gam, mais ça les regarde. Nous ne participons plus au rétablissement de la vérité.

— Vous vous battez, pourtant.

— Oui, parce que nous défendrons toujours l’équilibre, mais autrement. La mission que nous avons choisie, c’est la préservation de la forêt. Si Inkala tombe, notre planète ne se relèvera pas. Ce n’est pas le seul bastion à défendre, mais nous ne sommes pas les seuls dragons, heureusement.

— C’est Fedha qui vous a déclaré la guerre ?

Dūmaï se détourna d’elle et s’éloigna avec Koraljni.

 

Diane entama le chemin du retour vers la caserne militaire, pensive, et tomba sur Basile, penché sur des plantes.

— Médicinales ? demanda-t-elle sur un ton distrait.

— Qu’est-ce que tu as ? s’enquit-il en retour, la scrutant attentivement.

— Basile, est-ce que les dragons ont maudit les humains avec la cendrure ?

Le chercheur se ferma immédiatement et parut réfléchir quelques instants à la façon de répondre. Il opta finalement pour un haussement d’épaules :

— On ne sait pas vraiment. Pas encore. Mais d’après ce que je vois… je ne pense pas. Je pense que le problème vient d’ailleurs.

— Fedha ? demanda Diane pour la deuxième fois de la journée.

Et, pour la deuxième fois de la journée, Basile tourna la tête et refusa de répondre. À la place, il changea de sujet et expliqua les nombreuses propriétés du nom de plante médicinale nordique.

 

Lorsque la grotte fut prête, Koraljni déposa l’œuf dans la saillie. Nacre glissa jusque dans l’eau à l’intérieur de la caverne. En sécurité, elle continua de dormir là, protégée, sereine.

Au milieu de la nuit, Diane se réveilla avec l’étrange conviction que les dragons l’appelaient. Paniquée, elle crut que la dragonnelle était en danger.

Elle ouvrit sa fenêtre. Dūmaï et Koraljni étaient là, tous les deux, le regard grave.

Elle descendit en courant après avoir enfilé un manteau et ses bottes.

— Siloë a besoin de nous, dit Koraljni.

— Les combats ont repris ? demanda Diane, la gorge nouée.

— Diane, écoute-moi bien, dit Dūmaï sur un ton sérieux. Si tu négliges Nacre, si tu la perds de vue, si tu l’oublies, si tu lui fais du mal, si tu lui fais peur, je te retrouverai, où que tu sois, à l’âge que tu aies.

Cette fois, Koraljni n’intervint pas. Elle n’était pas convaincue que Diane avait besoin d’être menacée, mais elle aimait la clarté de ces propos.

— Chante-lui tes berceuses à toi, dit-elle, raconte-lui les histoires qu’on te racontait. Même si tu n’es pas très forte en histoire et géographie, parle-lui des récits que tu lisais enfant, fais-la rêver sur notre monde. Et récite-lui notre prière : Gäm, à tes ailes je m’en remets, étoile vagabonde, tu reflètes la lumière et insuffles de chaleur, fais comme bon te semble.

Diane promit, jura, s’inclina, et n’eut même pas le temps de paniquer que déjà les deux miracles se redressaient et s’envolaient dans la nuit noire de la côte fantôme. Elle les fixa jusqu’à ce que de créatures, ils deviennent des points dans le ciel, puis disparaissent tout à fait. Ils plongeraient à l’embouchure du fleuve et regagneraient la forêt sous l’eau. D’ici quelques heures, ils pourraient venir en aide à Siloë. Diane espéra qu’il ne serait pas trop tard.

Seule face à la mer obscure, elle frissonna.

 

Tandis que l’équipage continuait l’entraînement avec Félix, Diane passait chaque seconde possible à l’intérieur de la caverne, seule avec l’œuf de Nacre.

Elle lui décrit les goules qui vivaient dans le marais en face de la boulangerie familiale.

Elle raconta un conte que lui avait narré sa grand-mère, sur des jeunes qui avaient trouvé un dragon endormi près du Lac Azuré, et qui avaient voulu devenir son ami.

Elle mentionna la tribu du Marché Flottant et les récits des navigateurs qui étaient passés par là à toutes les époques.

Elle narra aussi Inkala, la naissance du monde, des océans, des forêts, des créatures, les arc-en-ciels, le soleil, les lunes, les crépuscules, les aubes, les buissons, les framboises, les requins-baleines, la pieuvre et le cachalot.

Elle répétait la prière chaque solède, puis tentait des berceuses et chants dont les mélodies lui revenaient peu à peu, cahotantes, hésitantes. Elle savait qu’elle chantait faux mais avait décidé que cela importait peu : il y avait dans les mélodies quelque chose d’entraînant, de magique, qui valait la peine même s’il était de travers.

 

Alors qu’elle décrivait dans les moindres détails le fonctionnement d’une fourmilière, Diane poussa un hurlement aigu, qui se réverbéra longuement dans la caverne : les contours de Merle venaient d’apparaître près d’elle.

— Qu’est-ce que…

Le jeune homme regardait autour de lui, fasciné, puis fixa son visage avec un sourire ravi.

— On m’a appris à me projeter dans la tête des autres.

— Les sablières ? Tu les as rencontrées ?

— J’en ai rencontré une.

— La chance…

Diane éclata de rire, consternée et ravie qu’ils reprennent leur conversation comme s’ils s’étaient quittés la veille et qu’il était tout à fait normal d’apparaître à l’autre bout du continent. Leur dialogue paraissait naturel où qu’ils soient et quel que soit le sujet.

— Comment va ma famille ? demanda Diane pour la première fois de sa vie.

— Bien. Pardo est toujours aussi remonté et il discute pas mal avec des amis pour voir ce qui pourrait être fait.

— Il faut qu’il fasse attention, se préoccupa Diane, la Couronne ne plaisante pas.

— Tu te doutes que Ludivina l’encourage. Elle parle tout le temps de la rébellion des…

— … Sept, qui a eu lieu pendant le règne du dernier monarque ilyen, avant que la Triade advienne. On sait.

Merle rit. Il lui donna des nouvelles d’Aymée, de la cure, des voyages astraux. Il précisa qu’il n’arrivait à se projeter dans aucun autre esprit à distance, ce qui les fit rougir tous les deux, mais ils ne firent aucun commentaire.

Diane parla, sous mots codés, au cas où, des dragons, de ses excursions dans la ville, de la grotte, de l’œuf.

— Elle est ici ? demanda Merle. Je ne la vois pas.

Nacre était gigantesque dans la caverne. On ne voyait que sa coquille blanche, qui se colorait par endroits au fur et à mesure de ses rêves, des volutes abstraites qui parcouraient sa surface.

— Oh, c’est fou, elle doit être protégée, en déduisit Diane, impressionnée.

Merle commençait déjà à s’estomper. Ça lui prenait manifestement une cynée considérable d’apparaître de la sorte.

— Merci d’être venu, eut le temps de lui souffler Diane avant qu’il disparaisse complètement.

Rassérénée, elle reprit de plus belle ses histoires et chants, racontant dans le désordre et avec moult erreurs les histoires des grands royaumes et de la division des continents. Tout ce qu’elle raconta sur les constellations, en revanche, fut juste.

 

Arriva enfin la solède de l’éclosion.

Ça commença par un craquèlement minuscule, qui créa pourtant des remous étranges dans l’eau. La température de la grotte s’éleva. Diane fixa l’œuf, hébétée, tétanisée, ravie.

Cette fois, aucune créature marine ne vint se précipiter vers la grotte — heureusement, d’ailleurs — mais des lumières étranges percèrent par la saillie. Quelque chose avait lieu dans le ciel. En se penchant, Diane vit que l’aurore boréale la plus spectaculaire de son existence se dessinait : d’immenses traînées vertes à perte de vue.

La coquille continua de craquer, jusqu’à ce que Nacre apparaisse, à l’intérieur d’une nappe transparente, qui éclata telle une bulle. Les yeux de la dragonnelle restèrent fermés mais elle trouva le sol à tâtons et vint s’y recroqueviller. Comme elle l’avait promis à Koraljni et Dūmaï, Diane s’avança jusqu’à sa protégée, ce miracle, et posa une main sur le haut de son dos et une main sur son ventre, pour qu’elle sente la chaleur d’un être vivant qui l’aimait.

Ses ailes étaient encore rétractées sous ses écailles et resteraient ainsi jusqu’à ce qu’elle ait la taille et l’agilité suffisante pour les déployer.

Elle émit un mugissement léger, entre le couinement et le ronronnement, et se rendormit tandis que Diane récitait en boucle la prière de la venue au monde.

Dans la caserne militaire, l’équipage interrompit la préparation du repas du soir pour observer les étranges lumières dans le ciel. Perchés sur le toit, ils se pointaient du doigt les écailles qui se dessinaient sur la voûte sombre.

Sur les montagnes d’Alba, les sablières dansèrent pendant une nuit entière après avoir aperçu le ciel vert, pour accueillir au monde le dragon ou la dragonne qui avait rejoint le cosmos.

Dans la forêt de Landamæri, les combats s’interrompirent quelques minutes. Soldats comme dragons imitèrent Siloë : les yeux vers le ciel, ils laissèrent en silence passer la réalisation que l’œuf avait éclos. L’équilibre était maintenu.

— Merci, Gam, soufflèrent Koraljni et Dūmaï.

Sur un navire au milieu de la nuit noire et verte, Brumgar fut si furieux d’apercevoir l’aurore boréale qu’il embrasa l’eau aussi loin que son cynée le permettait. Il avait espéré atteindre la dragonne avant qu’elle naisse, car la tuer dans l’œuf aurait déséquilibré la venue des quatorze. Il n’y en aurait plus eu que treize, si les légendes qu’il avait entendues s’avéraient véritables. Tant pis ; il la tuerait quand même, puis repartirait en quête des autres. Bien entendu, Fedha lui avait promis de l’argent jusqu’à la fin de ses jours s’il la ramenait vivante, mais Brumgar se contrefichait de l’argent. Ce dont il rêvait, c’était un monde sans la terreur constante des dragons.

Il observa le ciel. En bas des arc-en-ciels, on trouvait des trésors. Et en bas des aurores boréales, on trouvait des bébés dragons. Il le savait parce que ce n’était pas la première fois qu’il en atteignait un, et son équipage non plus.

Il se pencha, les coudes appuyés sur la rambarde, puis grogna à ses matelots :

— Suivez les lumières. Le monstre sera au bout.

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