24. Au Marché Flottant

Diane bondissait de haut en bas comme sur un ressort. Le capitaine tentait de prendre un air blasé mais son sourire pointait face à l’enthousiasme de la marnée. Il était rare de la voir tout à fait sortir de sa coquille — ce qui était le cas de le dire, maintenant qu’ils avaient un œuf de dragonnelle à bord.

— Le Marché Flottant, répétait Diane dans un murmure mystérieux, celui que le nom avait acquis pour elle dans les romans d’aventures.

Il existait depuis la nuit des temps, selon les hypothèses contradictoires des atlas qu’elle avait consultés, et avait porté tous les noms : Saint-Blaise, Koï, Mélaphérynidée, Callome, Foire d’Art Océanique, Aux Nœuds Coulants, et des centaines d’autres encore. Chacun portait la marque d’une époque, depuis celle du grand banditisme sur les routes maritimes jusqu’à celles où les bardes et artistes traversaient seuls les mers pour réaliser leur vision. Il y avait eu le temps des prophètes, aussi, quand ils se multipliaient comme des grêlons dans l’hiver salméen. La Triade faisait croire qu’ils avaient lancé le commerce international en unissant leurs trois pays, mais en réalité, avant la guerre qu’ils avaient déclarée aux dragons, ils avaient toujours vogué. Pendant le conflit, c’était devenu impossible, car un bateau seul était une cible trop évidente pour les créatures de feu, notamment un bateau du gouvernement — et s’ils ne pouvaient pas prendre le large, ils n’autoriseraient personne à le faire, « pour leur propre sécurité ».

Diane secoua la tête : assez. Elle était inquiète d’observer que plus elle s’éloignait d’Ilyn, et plus sa mémoire faisait remonter des incohérences, des frustrations. Pendant les cours d’histoire et de géographie à l’Académie, elle avait toujours frétillé sur sa chaise avec la panique montante de constater l’absurdité de ce qu’on lui racontait. Pourquoi les autres élèves restaient silencieux ? Heureusement, certains avaient croisé son regard comme pour dire : je sais, moi aussi. Mais personne n’avait rien dit quand elle s’était fait punir pour insubordination. Et personne n’avait pris le relais de ses questions quand elle avait appris à se taire, sous la menace à peine voilée d’être renvoyée et démigrée.

Qu’allait-elle faire de toute cette colère qui grandissait en elle ? Comment réussirait-elle à vivre à Ilyn de nouveau si elle ouvrait trop les yeux ?

— Le Marché Flottant, répéta-t-elle, comme pour dissiper les ombres, cette fois.

Elle ne proposa pas son aide à Ulysse et Camélia pour les manœuvres avec la voile, car elle avait compris que l’équipage avait une routine bien huilée qu’ils devaient absolument respecter. Ils ne pouvaient pas se mettre à compter sur elle, pour ensuite être dans l’embarras lorsqu’elle serait repartie. Elle n’était que de passage parmi eux. Cela ne l’empêchait pas de zoner sur le pont, de façon bien plus discrète que la première solède, et de les observer attentivement. Elle apprenait par la contemplation minutieuse, puis par les séries de questions qu’elle posait, notamment à Camélia, qui donnait des réponses ni trop digressives, ni trop abruptes.

L’équipage rangea la voile, alors que Diane ne voyait toujours pas de signe du Marché Flottant. Digne de sa réputation, il ne se révéla que lorsqu’ils l’atteignirent, comme s’il sortait de l’océan lui-même pour les accueillir. Le bateau avançait lentement, désormais.

— C’est vous qui faites du vent ? demanda Diane à Oren.

Il secoua la tête et fit un geste vers ce qui les entourait : c’était un enchantement local, qui guidait les navires selon une route bien déterminée. Ils entraient dans une première allée du marché. De chaque côté, il y avait des maisons sur pilotis et des boutiques sur pirogues. Un vendeur noir de coquillages ensorcelés négociait âprement avec un mage, dont le bonnet se dévissa tellement il s’agitait ; Diane aperçut les oreilles velues qui pointaient sous sa crinière noire. Un ligre ! Elle crut que son cœur ne redémarrerait jamais. Elle eut encore plus le souffle coupé lorsqu’elle aperçut une fée, de celles sylvestres qui font la taille des lutins et peuvent vous mener à votre mort sans se départir de leur sourire, qui cajolait de près une vendeuse de châles.

Sur les porches des maisons, au-dessus des pilotis bruns et verts, des locaux sirotaient des noix de coco en observant les passants et les étals. Ils se montraient du doigt les esclandres les plus drôles ou s’allongeaient pour observer les nuages blancs qui traversaient le bleu du ciel.

Diane aurait adoré naître là, faire partie de ce clan chez qui on venait, où on déboursait ses économies et d’où on repartait aussi sec. Certes, les capitalins faisaient souvent exactement cela aux Lacs, mais c’était différent, car ils méprisaient les septains. Personne ne méprisait les marchants : on savait qu’ils faisaient de redoutables ennemis et de plus féroces amis encore. Surtout, il était de notoriété publique qu’ils étaient la tribu la plus solide de la planète : aucun crime n’était jamais commis entre les membres de cette société restreinte, et à l’inverse tout crime commis envers quelqu’un d’extérieur ne les regardait pas ; ils pardonnaient tout aux leurs et rien aux autres. C’était peut-être injuste, mais ça leur avait permis de survivre depuis des siècles.

— Pourquoi on ne s’arrête nulle part ? demanda Diane.

— Ils nous font d’abord faire le tour du marché, expliqua Félix. Comme ça, on voit bien ce qu’on veut acheter, et ça ne prend pas des plombes quand on est au magasin, tu comprends ? Ils n’ont pas la patience dans le sang, les marchants.

La myfyr constata que son ami tremblait et elle leva les yeux au ciel. Elle récupéra dans la cabine le manteau d’hiver qu’elle s’était acheté et le lui tendit.

— Bah, et toi ? demanda le non-mousse.

— T’occupe.

Ils contemplèrent, allée après allée, toutes les marchandises qu’offraient les lieux. Félix et Diane voulaient de tout : des canifs, des friandises faites maison, un sabre couvert de runes, une selle pour dragons (ce qu’ils chuchotèrent, car cela faisait bien longtemps que les humains ne montaient plus les dragons), un sifflet qui apaisait les félins sauvages, un ventre de méduse pour respirer sous l’eau.

— Elle était déjà morte, expliqua Idris en parlant de la méduse. Les marchants ne se servent pas d’animaux vivants.

— Ah, ce sont tes amis, alors ? demanda Diane. Tu es content d’être ici ?

— C’est joli, dit-il sans avoir l’air de le penser. Est-ce que je peux rester dans la cale avec les dragons pendant les courses ?

Diane hésita, car la responsabilité de ces créatures lui incombait et elle ne souhaitait pas qu’il leur arrive quoi que ce soit. Pour autant, elle avait une confiance absolue dans Idris, et ce dès la première fois qu’elle l’avait entendu parler ; et puis, elle savait que les deux parents n’hésiteraient pas à le paralyser d’un enchantement puissant s’il dépassait leurs limites. C’était Nacre qui la faisait douter. Nacre était l’être le plus précieux qui existait pour elle au monde, désormais. Elle sentait confusément qu’elle ne survivrait pas si la dragonnelle mourait.

— Il ne va rien lui faire, lui chuchota Félix. Il n’osera même pas l’approcher, tu le connais. Il va juste la regarder de loin.

— D’accord, dit-elle finalement.

Idris bondit de joie et disparut immédiatement dans les dessous du navire. Malo jeta un regard reconnaissant à Diane, puis se détourna pour continuer sa discussion avec Ulysse sur les vivres qu’ils voulaient emporter à la côte fantôme.

 

Lorsque le navire entama son deuxième tour du marché, Oren fit signe au tout premier marchand, un homme qui semblait âgé de cent trente voltes. Le capitaine s’inclina devant lui jusqu’à ce que ses doigts touchent le plancher du bateau, puis se releva doucement. L’autre lui fit un sourire malicieux et acquiesça, leur ouvrant la voie d’un geste du bras.

Chaque membre de l’équipage pouvait héler l’étal dont ils voulaient s’approcher et les marchands s’occupaient de faire ralentir l’embarcation des Voltigeurs. Ralentir, mais pas s’arrêter : il n’y avait pas de place pour de longues négociations. Camélia tentait quand même, farouche et la voix inflexible. Elle réussit à obtenir des prix avantageux sur une voile de rechange, un sublime travail fait main et qui résisterait, assurait la marchande, au feu le plus persistant. En revanche, elle eut moins de succès avec un armurier, qui non seulement refusa son offre, mais l’ignora ensuite complètement tandis que le navire s’éloignait de lui.

— Dans le temps, on ne pratiquait pas du tout la négociation, expliqua Diane à Félix dans un murmure. Certains marchands continuent de trouver que c’est une insulte à leur travail.

— Tu es devenue historienne, toi ?

— Des lectures d’enfance, se justifia-t-elle en haussant les épaules.

— On n’a pas eu la même enfance.

— Dites donc, dit Oren, vous ne voudriez pas vous concentrer sur nos provisions, vous ? Malo vous a donné une liste longue comme le bras, non ?

— Pourquoi elle n’achète pas ses trucs elle-même ? persifla Félix.

— Ses trucs, comme tu dis, sont ta nourriture, répondit Ulysse d’un ton sévère. Et Malo prépare un dîner pour ce soir, figure-toi. Un festin, parce qu’on devra partager avec quiconque voudra bien nous héberger.

— Nous héberger ? s’étonna Diane.

— On doit payer nos hommages à la frontière du nord. On entre dans les terres gelées, où il ne fait pas bon s’aventurer sans repos et protection.

Elle scruta son visage, perplexe. Pourquoi parlait-il soudain comme un livre ? Certes, la côte avait été laissée à l’abandon suite à de terribles batailles entre les humains et les dragons, mais y avait-il autre chose dans son histoire ? Avait-elle toujours été maudite ? Ou tout du moins hantée ?

Elle se concentra sur les pirogues de primeurs et d’ustensiles. Avec Félix, ils récupérèrent, en s’interrompant mutuellement toutes les cinq secondes, des fruits séchés, des légumes en conserve, de la viande fumée, de la farine, et des couteaux extrêmement affilés. La marmite fut un sujet plus ardu, parce qu’elles étaient hors de prix, et qu’ils se firent houspiller par les deux premiers marchands avec lesquels ils essayèrent de négocier un prix un peu plus abordable.

— On ne va pas rabaisser notre travail parce que vous voulez nourrir des créatures contre-nature.

— Pardon ? s’indigna Diane, avec une envie prononcée de mettre son poing dans la figure de la dame qui lui avait craché ça. Contre-nature ?

Félix la ramena en arrière avec un regard inquiet vers les balcons et autres étals, qui avaient tourné leurs yeux menaçants vers Les Voltigeurs. On ne haussait pas le ton dans le Marché Flottant. On ne se montrait pas agressifs entre les marchands si on tenait à sa survie. Ils savaient parler à l’océan depuis des siècles, dans des langages qui étaient bien plus les siens que les nouveaux dialectes de la Triade.

Diane serra la mâchoire tandis qu’elle s’inclinait devant la marchande pour se faire pardonner. Elle n’était plus la jeune femme solitaire qui louvoyait dans le port d’Arroyos à la recherche d’un travail et pouvait haranguer quelqu’un de désagréable si elle le souhaitait. Elle menait une expédition avec trois dragons et un équipage auquel elle tenait. Son orgueil ne valait pas leur sécurité.

Elle n’alla pas jusqu’à acheter la marmite à cette bonne femme dont elle haïssait chaque molécule, ceci dit. Elle attendit de parler avec un troisième homme, qui lui confirma le prix. Cette fois-ci, elle sortit la somme de sa propre bourse, qui diminuait chaque fois un peu plus. Ce serait son cadeau aux Voltigeurs, qui ne sauraient peut-être pas qu’en faire une fois qu’ils seraient délestés de leurs invités surprises dans la cale. Peut-être qu’elle pourrait la revendre à des marins des Rondins, sinon. Ou bien à La Pince et l’écaille. Ou est-ce que sa grand-mère serait contente d’en recevoir une ? Non, elle dirait que c’était une dépense inutile et grotesque. Ludivina avait beau être fantasque sur certaines choses, comme la croyance dans la moindre superstition, presque par curiosité, sur d’autres elle était implacablement pragmatique.

Comme c’était le dernier élément sur la liste, Diane pouvait désormais s’occuper de deux autres choses qui lui tenaient à cœur : une arme et une lettre.

Elle était partie d’Arroyos sans même un canif et se rendait chaque solède compte qu’elle avait besoin de quelque chose qui coupait, même petit. Bien sûr, elle fixa avec envie les magnifiques dagues courtes avec des manches qui reproduisaient les queues des sirènes ou les ailes des fées. Il ne lui était cependant plus possible de faire une dépense déraisonnable et elle choisit donc une lame d’acier dans un manche d’argent. Elle la purifierait pour exorciser toutes les énergies dont elle s’était affublée à Fedha et pour la rendre sienne.

 

Quant à la lettre, elle mit plus de temps à comprendre comment le courrier fonctionnait ici. Elle avait entendu parler de la Poste du Marché Flottant, comme toute personne qui vogue ou en rêve, mais elle mit du temps à comprendre que c’était bien la jeune fille au béret rouge qui s’en chargeait. Elle ne devait pas avoir plus de douze voltes, et entre son sourire et ses taches de rousseur, Diane lui trouvait l’air bien trop innocent pour avoir une telle responsabilité. La jeune fille lui expliqua que c’était sa première volte d’apprentissage, mais qu’on était postière de mère en fille et que la sienne avait été particulièrement rude pendant l’enfance, punissant chaque erreur au prix fort. Elle savait ce qu’elle faisait, lui assura-t-elle. Diane lui confia donc l’enveloppe bleue dans laquelle s’alignaient ses mots, les premiers qu’elle réussissait à envoyer — car elle avait du mal à compter la missive factuelle qu’elle avait rédigée pour sa famille. Une lettre, c’était quelque chose qui s’écrivait avec le cœur.

Celle-ci, elle ne l’avait pas rédigée pour sa mère, ni pour sa grand-mère, ni pour son frère.

Elle l’avait écrite à Merle. De l’imaginer si loin, dans un environnement qu’elle connaissait par cœur pour l’avoir tant exploré, ça l’avait soudain débloquée. Est-ce que ça avait été cette superposition de son visage et des lacs ? Ou est-ce que ça avait été plutôt ce sentiment qu’elle avait depuis la toute première solède où elle était entrée dans sa boutique, quand elle avait découvert ses jouets et sa douceur ? Elle avait senti qu’il ne la jugerait jamais et qu’il pouvait tout accueillir, tant que ça venait avec la même bienveillance qu’il exhalait. Elle n’avait plus eu honte de ses phrases maladroites ou des pensées qui pouvaient paraître tour à tour furieuses ou naïves.

Cela lui fit drôle de voir l’enveloppe partir dans d’autres mains. Elle pria pour que personne d’autre ne lise la missive, tenant à sauvegarder le peu de dignité que la vendeuse de marmite ne lui avait pas dérobée.

Lorsqu’ils eurent terminé les emplettes, Diane jeta un regard nostalgique au Marché. À peine arrivée, elle repartait déjà, refoulée à ses portes par le sort qui les protégeait. Elle sentait bien qu’ils auraient pu la tuer sans un seul regret, ou condamner sa progéniture pour les siècles à venir, mais elle ne parvenait pas à leur en vouloir.

Ce qu’elle détestait, en revanche, c’était la réputation qu’avaient les dragons.

 

Oren avait demandé l’hospitalité à plusieurs reprises, et toujours elle leur avait été refusée.

— Allez donc voir les pêcheurs, plutôt, lui avait-on répondu avec un signe de menton vers l’est. Ils n’ont plus rien à perdre. Nous, on ne fraternise pas avec les ennemis de l'Illuminé.

Félix pâlit lorsque le capitaine rapporta ce dialogue, tandis que Camélia et Malo reniflaient de dégoût. Chacun avait ses opinions sur les dragons, mais elles méprisaient ceux qui se rangeaient du côté de Brumgar.

— Ce n’est qu’un gourou de pacotille, qui se prétend grand sorcier parce qu’on ne l’a pas assez aimé bébé, pesta Malo.

— Son influence s’étend, commenta Oren, préoccupé. Il ne chassait les dragons que vers les Terres d’Exil. Quand est-il passé sur Jaän ?

La voile reprenait du souffle au-dessus de leurs têtes et ils s’acheminaient doucement vers une maison de pilotis qui surgissait de l’eau seule. Il y avait quelque chose de déchirant dans ce paysage d’une hutte à l’écart, où vivaient des réprouvés, ceux qui n’avaient pas pu s’intégrer à leur famille, leur tribu, mais ne parvenaient pas à s’en éloigner non plus.

— Moi, je serais partie, dit Diane.

Malo acquiesça : elle aussi.

— Moi, je ne sais pas, dit Félix. Si j’avais pu rester plus proche de ma famille, je l’aurais fait, même d’un peu loin, même pour juste voir mes frères et sœurs grandir.

Félix ne parlait jamais de son passé. Aucun Voltigeur ne le faisait mais il avait une façon particulière, que Diane avait observée, des pirouettes acrobatiques pour éviter le sujet, plaisanter. Pourquoi décidait-il soudain de s’ouvrir ? Il croisa son regard et essaya de lui transmettre des voltes de récits qu’il ne voulait pas raconter, mais elle ne fit que froncer les sourcils, appelant des mots, toujours des mots. Il se détourna et rentra dans sa cabine.

Sur le porche de la maison, deux très vieilles femmes se balançaient sur des fauteuils en osier, tout en tricotant des bonnets en laine.

— C’est pour les vents glacés que vous ferez venir bientôt, leur dit l’une d’elles avec un sourire doux.

Tout l’équipage resta perplexe, sauf Oren, qui s’inclina comme il l’avait fait au Marché.

— Je ne suis pas marchande, répliqua-t-elle d’un ton ferme.

— Nous avons besoin d’hospitalité, dit-il immédiatement.

— Et vous n’en trouverez nulle part ailleurs, conclut-elle.

Elle jeta un regard vers la cale et ses yeux semblèrent traverser le bois.

— Elle n’est même pas née qu’elle brille déjà autant qu’un soleil, sourit-elle, et ça sonnait comme une bénédiction.

Diane se détendit : elle n’aurait pas besoin de défendre l’honneur des dragons ici. Ils étaient les bienvenus. L’autre vieille dame plongea son regard dans le sien et y resta accrochée en silence. Diane s’entendit crier mais ce n’était pas ici, elle entendit l’air grésiller de magie si puissante, le bruit de vagues sur une plage de galets, le silence ouaté de la neige sur des landes désertes.

— Arrête, dit la première tricoteuse en donnant un coup de coude gentil à son amie. Tu vas lui faire peur. Faudrait pas qu’elle nous dépose les dragons ici, quand même.

Et elle partit d’un éclat de rire sonore.

— Venez, venez, les invita-t-elle. Je vais prévenir les enfants.

Dans la maison, l’équipage au complet était installé au hasard, certains sur des chaises, d’autres des poufs, d’autres par terre, et Malo et Idris comme à leur habitude sur des marches d’escalier qui menaient à un deuxième étage. Les deux vieilles femmes, Anièle et Daniz, leur présentèrent un homme âgé (« mon mari », annonça Anièle avec bonheur), un couple marié (« ma fille et mon beau-fils ») et leurs deux enfants. Tout ce petit monde fonctionnait dans une harmonie déroutante, de chuchotements, de chaises qui glissent, de caresses au passage, de câlins sans prévenir. En les observant, Diane sentit combien Merle se serait senti serein dans cet endroit. Cela la rassura et l’encouragea à poser des questions à leurs hôtes.

Tandis qu’ils dégustaient la meilleure soupe de poissons de leur vie, sauf Idris et Malo — qui avaient eu le droit à un velouté d’algues marines —, la fille, à la peau ébène et aux quarante voltes passés, raconta comment ils étaient devenus des réprouvés. Comme presque tout en ce bas monde, c’était lié aux dragons.

— Voyez Daniz ?

Diane acquiesça mais évita soigneusement de regarder de nouveau la vieille muette, car elle avait peur des visions que celle-ci semblait savoir provoquer.

— Elle était jeune lorsque la guerre a éclaté.

La myfyr fronça les sourcils et inévitablement ses yeux vrillèrent sur le visage qui était certes ridé, mais pas tant que ça. Il y avait trop de décennies entre elle et le début du conflit, pourtant. Des bruits remontèrent immédiatement à ses oreilles, mais pas du futur. Cette fois, c’était des bourrasques, comme la queue d’un dragon qui vrillerait dans le ciel, des hurlements de tous côtés, les clapotis des vagues toujours, jusqu’à une grande, quelqu’un qui se débattait pour respirer. Diane avait l’impression d’elle-même se noyer, donc elle se força à reprendre son souffle pour reprendre le fil du récit.

— … et quand elle a été sauvée de l’eau par la dragonne, elle lui a offert le refuge de cette maison, qui était encore au cœur du village. En retour, la dragonne l’a guérie de ses blessures en lui offrant des écailles à coudre sur la peau qui avait été trop brûlée.

Du coin de l’œil, Diane remarqua que la vieille femme portait un pantalon et une chemise. Au-dessous, quelque part, des écailles brillaient. Elle pensa aux dragons, qui dormaient dans la cale du navire, et son cœur se serra.

— Daniz a plus d’années que ça devrait être possible. Plus de magie aussi.

La jeune femme interrogea Diane du regard, car celle-ci acquiesçait, mais elle ne raconta pas ce qu’elle avait entendu. Les sons qu’on transmet par la pensée sont comme des chuchotements qu’on se fait derrière un rideau : ils sont privés.

— Bref, les marchands n’ont jamais aimé les dragons. Ils n’aiment pas qu’il y ait plus puissant que la famille.

— Alors ils se sont rangés du côté de Brumgar, dit Oren sobrement.

— Si seulement ça n’avait été que lui. Il vient d’une longue lignée de chasseurs de dragons, infatigables, odieux, dont la magie est travaillée dès le plus jeune âge uniquement dans ce but. Ils prêchent la bonne parole auprès d’orphelins pour récupérer des soldats facilement. Ce n’est pas le malheur qui manque, vous comprenez.

— Et c’est toujours plus facile de dire que c’est la faute des dragons, dit Diane avec un regard en coin vers Malo.

Celle-ci regardait par terre, pour une fois, tout comme Félix. Idris, en revanche, fixait Daniz, les lèvres brûlantes de l’envie de poser une question.

— Je ne pense pas que ce soit possible, lui souffla Diane gentiment.

Mais Daniz, qui regardait Idris elle aussi, sourit et remonta une manche de sa chemise. Autour de son coude, formant une articulation qu’elle avait dû perdre, deux écailles multicolores étincelaient. Personne ne dit un mot tant c’était stupéfiant.

 

Diane dormit profondément après ça, comme sous un enchantement, et fut d’autant plus déconcertée lorsqu’on la secoua pour la réveiller. Daniz la fixait de ses grands yeux d’ailleurs. La myfyr n’hésita pas et se leva, marchant aussi vite qu’elle jusqu’à la porte entrouverte. Un navire s’approchait au loin, illuminé par des chandelles sur tout son pourtour, comme un lustre dans un temple. Qu’est-ce que c’était que ce truc ? Daniz tira la manche de Diane et elle comprit qu’il y avait urgence. Tandis que la vieille femme sonnait l’alerte avec une cloche à l’entrée, l’ilyenne expliqua à l’équipage qu’un bateau arrivait. Félix se leva immédiatement.

— Chandelles ? prononça-t-il d’une voix rauque.

Diane acquiesça et il parut sur le point de s’évanouir. Les lèvres pincées, il jeta un regard à Oren, qui acquiesça imperceptiblement. Hormis Diane, tous les autres étaient encore trop endormis ou confus pour avoir vu cet échange discret.

— Tout le monde à bord, dit Félix d’une voix ferme. Vous ne dites pas au revoir, ni merci. Nous repartons immédiatement. Ulysse et Camélia à la voile. Capitaine et Idris à la proue, nous allons avoir besoin de votre magie. Éléonore et Basile, restez dans le carré du bas et préparez-vous à recevoir des blessés au cas où. Malo et Diane, vous monterez toutes les deux sur le mât : nous devons savoir combien ils sont et de quel type de magie ils disposent, car nous serons sûrement amenés à les recroiser.

Les marins jetèrent un œil furtif à Oren, dont le visage était sérieux. Il acquiesça pour dire qu’il avait compris son rôle et tous le suivirent sur le navire. Diane échangea un regard avec Daniz, où mille mots s’écoulèrent, des décennies et des décennies de remerciements et d’histoires qu’elles auraient eu à se raconter. Elle aperçut le reste de la famille, qui s’habillait et s’étirait, comme pour se préparer au combat. Elle voulait leur demander s’ils allaient en sortir, ce qu’ils comptaient faire, mais elle avait appris que lorsqu’on fait partie d’un équipage, on ne discute jamais les ordres.

Les Voltigeurs prirent la mer immédiatement. La voile s’étira gigantesque dans la nuit. Les chandelles se rapprochaient lentement mais les reflets des flammes sur l’eau rendaient les poursuivants terrifiants.

Diane savait qui ils étaient, elle l’avait deviné, mais ce n’était pas encore l’heure de poser des questions.

À la place, elle grelottait avec Malo tout là-haut, et s’efforçait de ne regarder ni ses compagnons qui s’agitaient en bas, ni la famille qui les avait hébergés, dehors sur le porche, les mains en arabesques pour lancer des sorts de protection. Elle devait fixer l’autre bateau et y voir quelque chose. La lumière ne servait pas seulement à annoncer sa venue, elle avait aussi le mérite de cacher ce qui se passait derrière lorsqu’on était à son niveau. Depuis les hauteurs, tout était un étrange jeu de clair-obscur, on n’y comprenait pas grand-chose.

— Douze ? Treize ? demanda Malo.

— Non, derrière aussi, regarde. Je dirais quinze.

— Quelqu’un maîtrise le feu. Plusieurs, peut-être.

— Ils ont forcément un venteux ou une flaquée avec eux, du coup.

— Un guérisseur ?

— Ça dépend. Ils ont l’air de ne travailler que l’offensive.

Les observations fusaient à toute vitesse. Les Voltigeurs prenaient de la distance et bientôt, elles ne verraient plus rien.

Elles eurent cependant le temps de voir une flamme dressée comme une lance. Elle fila droit depuis le navire aux chandelles jusqu’à la maison de Daniz, qui s’embrasa. Tous les sorts de protection tombèrent. Puis le navire changea de cap pour partir à leur poursuite, mais ils avaient déjà pris une distance suffisante pour s’effacer dans l’obscurité.

 

Quelques heures plus tard, ils ne voyaient plus le crépitement des chandelles derrière et s’allongèrent à même le sol du pont, les yeux ouverts vers l’aube, tandis que la voile les emmenait toujours plus près de la côte fantôme.

— Donc, ça, put enfin demander Diane, c’était l'Illuminé ?

Elle entendit un soupir et sut qu’il venait de Félix. S’il avait pu prendre la place de capitaine pendant quelques heures, cela voulait dire qu’il y avait un intérêt stratégique. Il devait connaître le bateau aux chandelles mieux que personne. Il n’y avait qu’une seule explication possible à cela. Diane frissonna. On ne connaît jamais entièrement les autres.

— C’est un ami ? plaisanta-t-elle faiblement.

— Tu n’es pas obligé de t’expliquer, dit Oren à Félix.

— Avec tout le respect, capitaine, là, je crois bien que si, répondit-il avec un ton piteux.

Il resta silencieux pendant quelques secondes, cherchant sans doute la meilleure formulation.

— J’ai travaillé pour l’Illuminé, dit-il enfin.

Idris se redressa comme un ressort, les yeux furibonds, sans un mot.

— Je suis désolé, Idris, dit précipitamment Félix, j’avais besoin de survivre, j’avais besoin d’un sens, je ne savais pas ce que je faisais, c’était une période compliquée.

Malo posa la main sur celle de son frère, qui la laissa faire malgré la crispation de son visage.

— On a tous dû surmonter des obstacles que les autres ne connaissent pas forcément, lui souffla-t-elle doucement.

Diane, qui ne se serait jamais attendu à autant de tolérance de la part de Malo, se demanda si c’était parce que Brumgar s’en prenait aux dragons, puis chassa cette pensée de sa tête. C’était sûrement parce que Malo avait eu un passé difficile qu’elle faisait preuve de compréhension envers le non-mousse.

Elle sentit cependant une autre source de mécontentement. Le sol vibra très légèrement et dans la toile elle perçut que les dragons avaient entendu et étaient furieux.

— Tu chassais les dragons, comprit-elle, sentant que chaque syllabe l’écorchait.

Félix ne répondit rien.

— L’Illuminé nous suit, continua-t-elle, parce qu’il veut s’emparer de Nacre. S’il la voulait morte, il nous aurait coulés, non ? Il la veut vivante.

— Oui, dit Félix.

— C’est illégal, contra-t-elle précipitamment, comme à la recherche d’un espoir. C’est de la contrebande, du braconnage, il n’a pas le droit de garder un œuf de dragon. Il se fera arrêter.

— Non, dit Félix.

Non, se dit Diane, parce que les gouvernements savaient tout à fait qui était Brumgar. Il était sur l’océan Jaän car on l’avait autorisé à y être.

— C’est Fedha qui le paye ? demanda-t-elle.

— Entre autres, dit-il seulement.

— Félix, j’ai besoin de comprendre, insista-t-elle une dernière fois.

Basile mit sa main sur son bras, pour l’apaiser et l’inciter au silence. Elle le regarda et il fit un signe de tête vers Félix, qui se relevait, l’air bouleversé, et s’éloignait. Il y avait dans son passé des cauchemars dont il n’était pas prêt à parler — pas comme ça, pas après cette nuit.

Diane se demanda si la Couronne d’Ilyn savait qui était Brumgar, si eux aussi finançaient sa traque. Elle se demanda s’ils utilisaient les taxes qu’ils exigeaient à leurs sujets pour subvenir aux besoins du navire aux chandelles. Payaient-ils les flammes qui les poursuivaient désormais ?

Elle passa la matinée auprès des dragons, à les rassurer sur Félix. Elle ne connaissait peut-être pas son passé, mais elle sentait son présent. C’était un être bon. Il était sur le navire de la dernière chance parce qu’il avait touché son propre fond et en remontait. Elle leur expliqua les méandres des vies humaines et leur raconta ainsi des histoires jusqu’à ce qu’ils s’apaisent et s’endorment. Elle aussi s’assoupit près de leurs écailles, épuisée. Elle avait besoin d’échapper pendant quelques heures à la réalité de plus en plus menaçante qui l’attendait hors de la cale.

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