22. Éruptions

À la nuit tombée, Diane mit ses mains dans celles de Siloë. Assises entre les deux dragons, elles fermèrent les yeux et appelèrent Dūmaï et Koraljni. Elles furent projetées dans une éruption volcanique dont Diane sentait la chaleur lui brûler la peau et les yeux.

— Ne cède pas, Diane, sois comme le champignon qui lentement, lentement, s’infiltre dans l’arbre. Avance dans leur conscience un millimètre à la fois et ne te laisse pas intimider par leur mauvaise humeur. Dūmaï déteste qu’on le réveille.

La marnée obéit malgré les secousses bien plus fortes qu’un navire en pleine tempête ou qu’un arbre qui ploie sous le vent, les branches prêtes à craquer. La nausée devenait insurmontable. Un grognement gronda dans ses oreilles, piétinant ses tympans sans pitié. Elle cria mais n’entendait plus sa propre voix, dans le boucan infernal que la créature légendaire déployait pour la persuader de le laisser tranquille. À côté d’elle, une source de lumière se mit à briller, claire comme le soleil sur les lacs, transparente comme un matin clair, puissante, si puissante que le reste sembla étouffé sous son ampleur.

— Comment oses-tu utiliser la cynée que nous t’accordons contre nous ? grommela enfin Dūmaï.

Diane sentit un tremblement qui ne provenait pas du paysage dans lequel toute forme s’estompait, mais de la réalité nue dans laquelle son corps était resté. Elle ouvrit doucement les yeux, constata qu’elle avait vomi sur l’herbe, et leva lentement la tête. Au-dessus d’elle, Koraljni la regardait de ses yeux pétillants de malice et amusement. Elle ne lui dit rien, cependant, car son compagnon continuait d’accabler Siloë de ses complaintes, et celle-ci attendait patiemment son tour, bien trop sage pour oser interrompre un dragon. Diane contempla comment Koraljni dépliait son long cou, pareil à celui d’une girafe, et ébrouait ses écailles, dont certaines avaient recueilli l’eau des dernières pluies d’automne. Elle n’écouta qu’à peine la chamane, lorsque celle-ci enfin expliqua que l’heure était grave et qu’il était temps de partir. Ils iraient en bateau, loin des regards humains, jusqu’au berceau nordique. C’était la seule issue qu’elle avait trouvé pour leur progéniture.

Dūmaï protesta et menaça, mais il finit par se résigner. Lorsqu’il se tut, ce fut au tour de la voix chantante de Koraljni de s’élever. Quand elle parlait, c’était comme si mille cascades se déversaient sur le crâne de Diane. Pourtant, remarqua celle-ci, les lèvres de la dragonne ne bougeaient pas d’un millimètre.

— Vous parlez dans nos têtes, découvrit Diane avec stupeur.

Que cela ait pu se produire en rêve, même éveillé, ne l’étonnait guère : elle savait que les songes étaient le royaume magique le plus mystérieux et puissant ; mais que cela soit possible en éveil ? L’esprit des dragons existait-il en tout et partout, comme le professaient les anciens prêtres ? En leur présence, n’y avait-il aucun secret possible ?

— Oh, si, petite chouette, dit Koraljni, mais tes yeux n’ont encore jamais rencontré d’être capable d’une illusion telle. Il y en a eu très peu dans l’histoire qui ont osé s’y essayer.

— Ou très peu qui y ont survécu, en tout cas, sourit Siloë.

La dragonne ne la contredit pas, et Diane se dit qu’elle était dans l’étrange situation de se tenir avec trois meurtriers centenaires. À côté, elle était encore une funambule qui courait à l’école les bras en l’air, imitant l’hirondelle. Elle était une plume légère qui ne connaissait rien du monde et se contentait de voleter de-ci, de-là.

Contrairement à sa crainte, la troupe ne se fit pas remarquer en chemin vers la rivière. Les dragons avaient une forme de se couler dans l’espace qui était tout à fait invraisemblable et lui rappelait son propre animal totémique, la pieuvre. Ils semblaient eau et mollusque, tellement ils parvenaient à plier et contorsionner leurs vertèbres, et leurs écailles suivaient le mouvement sans s’entrechoquer. Il y avait une délicatesse et une agilité inouïes dans leur façon de poser les pattes au sol, comme s’ils craignaient de nuire à la vie forestière. Elle les aurait cru déplacés et ils étaient en fait bien plus chez eux que quiconque, même les animaux endémiques.

 

Malgré leur discrétion, lorsqu’ils arrivèrent à la rivière, Koraljni tourna sa tête, soudain alerte et préoccupée.

— Siloë, ils nous ont trouvés.

— Je m’en occupe, répondit celle-ci, en leur faisant signe de continuer sans elle.

Diane connaissait bien les histoires où la personne la plus sage de la troupe protège les autres et y laisse ses plumes. Pourtant, elle sentait que Siloë ne prenait jamais de risque inconsidéré et qu’elle avait toutes les intentions du monde de survivre quelques siècles de plus. Si elle choisissait de rester seule en arrière, c’était qu’elle ne craignait pas les soldats qui s’amassaient dans une avancée furtive.

Les premières flèches firent frémir Diane, qui pressa le pas derrière les dragons, bien plus rapides qu’elle. Lorsque vinrent des projectiles enflammés, elle ne put retenir un cri. Elle plaqua une main sur sa bouche. Le navire n’était plus très loin. Une trappe qu’elle n’avait jamais vue était ouverte sur le côté de la cale, pour permettre l’entrée, par un tunnel, des dragons. Les deux eurent un mouvement d’arrêt.

— Je comprends de quoi ça a l’air, dit Diane, pantelante, mais je vous promets que c’est pour votre sécurité.

Un crissement dans sa tête lui fit comprendre que Dūmaï n’était pas du tout intéressé par ses promesses et assurances. Koraljni elle-même était tendue, réfractaire à l’idée d’entrer dans ce qui pourrait si vite devenir une prison. Derrière eux, le cri d’un soldat leur indiqua que Siloë contre-attaquait pour leur donner du temps, de précieuses minutes pour qu’ils partent. Impossible de les faire bouger, cependant.

Oren descendit du bateau, seul. Il s’avança vers le couple de dragons, mit un genou à terre, et le toucha avec son front. Ainsi recroquevillé, il leur présentait sa nuque, dans un geste de confiance qui avait été traditionnel des siècles auparavant, et qu’on retrouvait encore dans certains livres de contes pour les enfants. Libre à eux de le tuer ou le suivre, désormais.

Après quelques secondes qui passèrent avec la lenteur du dégel, les dragons enfin marchèrent à côté de lui, touchant chacun sa nuque de leur museau, scellant un accord secret et ancien. Ils s’engouffrèrent ensuite dans le tunnel et disparurent à l’intérieur du bateau.

Diane et Oren se hâtèrent de monter à bord, tandis que l’équipage tirait la porte de la trappe pour la clôturer. Ulysse et Camélia révélèrent toute la puissance de leur magie du bois en multipliant les conjurations pour que la porte se scelle, soit étanche, les protège des sorts funestes, et leur apporte repos et calme. Oren convoqua le vent. Félix et Malo libérèrent la grande voile. Le navire fila sur la rivière sans un regard vers Siloë, qui cavalait d’arbre en arbre, semant la panique parmi les soldats, leur échappant toujours et surgissant là où l’attendait le moins.

Le long de la rivière, les vents les portèrent, comme complices de leur fuite. Dans l’obscurité, les arbres semblaient toucher les étoiles. De savoir qu’ils transportaient des dragons grisait l’équipage, qui ne ressentait pas une once de sommeil. Diane s’interrogeait cependant sur l’embouchure du fleuve, lorsqu’ils atteindraient les Rondins et voudraient en sortir. C’était là qu’ils s’étaient fait contrôler à l’arrivée. Combien de navires casqués attendaient là-bas ? Les Voltigeurs étaient rapides, mais s’y connaissaient-ils en combat ?

 

Diane n’avait jamais vu de batailles et n’avait prêté qu’une oreille distraite aux classes d’histoire à leur sujet. Malgré toute la violence qu’elle portait en elle, désordonnée, chaotique, elle n’avait jamais levé la main sur quelqu’un, serré son poing pour se battre, ou appris à donner des coups de pied. Grandir avec Hortense avait joué un rôle là-dedans : elle était farouchement contre les gifles, claques, coups, pichenettes. Ludivine, au contraire, avait une passion secrète pour les lutteurs masqués de la capitale, qui s’affrontaient dans des arènes souterraines où la constitution même des murs les empêchait d’utiliser leur magie. Hommes et femmes s’affrontaient là-bas à la puissance de leurs bras. Quand Diane était partie à la capitale, sa grand-mère lui avait remis une somme d’agent destinée uniquement à se rendre à une mascarade. Debout parmi les autres spectateurs, elle avait contemplé les masqués s’envoyer au sol, chacun avec ses techniques, ses récits, ses tenues. Si elle y était allée chaque quart, peut-être qu’elle aurait appris à se défendre, mais en l’état elle aurait juste su réciter les slogans des principaux clans de masqués.

— En formation ! cria Oren, élevant la voix pour la première fois depuis que Diane l’avait rencontré.

— Diane, tiens cette corde !

La marnée sursauta et prit la corde que lui tendait Félix tandis qu’il continuait de courir vers le mât.

— Tu ne la lâches sous aucun prétexte, cria-t-il derrière son épaule.

Basile et Éléonore jetèrent un œil depuis l’escalier qui descendait, mais l’ilyenne leur fit signe de rester en bas s’ils le pouvaient. Sinon, ils se retrouveraient comme elle : plantés là avec une corde dans les bras, pétrifiés à l’idée de ce qui arrivait.

Ils atteignirent les Rondins.

Six petits navires les attendaient là où l’horizon s’ouvrait enfin sur la pleine mer.

Diane eut un hoquet de frayeur en voyant l’un d’entre eux se faire retourner par une bourrasque. Elle voyait les marins des autres embarcations s’agiter et s’époumoner d’un bateau à l’autre, mais personne ne s’entendait et tous suivirent des directives différentes. La guerre était terminée depuis longtemps : plus rien n’était organisé comme il l’aurait fallu. Le second rafiot se précipita droit vers eux et l’eau grimpa autour de lui jusqu’à se hisser dans la coque et le couler. Deux s’enfuirent. Ceux qui restaient lancèrent un sort de feu sur les Voltigeurs, qu’Oren éteignit. Une pluie de flammes s’éleva vers eux.

— Idris ! Malo ! cria le capitaine.

Les jumeaux levèrent la tête. Malo, sidérée, secoua la tête. Elle prononça à toute vitesse des incantations qui composèrent un bouclier fin au-dessus de leurs têtes.

— Ça ne suffira pas, Malo ! Il faut que tu contres le feu par le feu !

Elle secoua la tête de plus belle, tandis que son frère s’avançait vers la proue, tendait les paumes levées devant lui, soufflait profondément, et envoyait des salves dans l’air. Toutes les flammes qu’il put envoyer s’entrechoquèrent contre celles qui arrivaient, et provoquèrent des crépitements et explosions dans le ciel. On aurait pu croire à des feux d’artifice.

Les pyromanes en face devaient être plus nombreux, car des boules de feu passèrent sa ligne de défense, transpercèrent le bouclier de Malo, échappèrent aux sortilèges de vent d’Oren, et s’écrasèrent lourdement sur le pont. Une flamme brûlait tout près de Diane, qui resserra les mains sur la corde : ne pas lâcher, ne pas lâcher, ne pas lâcher. Sa respiration s’emballait au point de devenir douloureuse. Elle fixait le feu sans la moindre idée de comment y remédier. Qu’avait-elle appris ? Pouvait-elle appeler l’eau d’aussi loin ? Qu’était-elle ? Aquamane ? Pyromane ? Pourquoi est-ce qu’elle ne se souvenait pas de sa stupide essence ? Myfyr. Elle était myfyr. Elle se força à inspirer profondément. Dans sa vision périphérique, elle voyait que Camélia courait vers une autre flamme pour l’éteindre, tandis qu’Ulysse prêtait main-forte à la création d’un bouclier plus solide. Diane se concentra uniquement sur la flamboyante rouge et jaune qui s’agitait sous ses yeux. Elle bascula sur la toile et examina les particules. Il fallait les décomposer et les recomposer autrement. De quoi était fait le feu ? C’était comme une chaîne violette, qui s’entrelaçait et se propageait par bouffées, par éternuements. Diane se concentra sur dénouer la liane, mais elle était solidement amarrée et résistait à ses efforts. Sa puissance était moindre par rapport au sortilège qui avait été envoyé, et sa panique n’aidait pas.

Soudain, elle reçut un jet de cynée comme jamais elle n’en avait éprouvé. Elle faillit tomber à la renverse mais se força à rester sur ses pieds. L’énergie était insupportable dans son corps, beaucoup trop grande pour elle. Il fallait qu’elle sorte immédiatement. Concentrant toutes ses forces sur la tresse de feu, Diane parvint cette fois à dénouer les premiers filaments, et, de là, décoller le reste devenait beaucoup plus facile. Déchirées de leur âme sœur, les particules retombèrent au sol : des cendres.

— Non ! cria Félix sur le mât, en se recroquevillant pour échapper à une corde qui revenait de plein fouet.

Diane se rendit compte qu’elle l’avait lâchée, trop concentrée sur la flamme. Elle bredouilla une excuse que personne n’entendit et vit, stupéfaite, une deuxième voile se déployer, immédiatement visée par les salves de feu des casqués.

Idris, à l’avant du bateau, sentait ses muscles se contracter, tous ses nerfs s’éveiller, le moindre neurone s’éclairer. Il était hors de question que sa maison soit détruite. Il en avait déjà vu une s’écrouler après avoir été dévorée par le feu. Cela ne se reproduirait pas. Les yeux fermés, il expira tout le feu qu’il avait contenu depuis des voltes.

Il ne vit pas l’embouchure se couvrir d’étincelles qui dansaient, telles des herbes hautes, au vent. Il ne vit pas non plus le pont des navires en face s’illuminer et crépiter, tandis que les marins s’amassaient sur le mât. Il sentit en revanche les Voltigeurs reprendre de la vitesse et déguerpir.

L’océan Jaän accueillit l’équipage épuisé et hâta leur progression loin du continent, vers la mer haute et sombre où rien ni personne n’était retrouvé si une tempête survenait. Gourmande et facétieuse, Jaän ne s’en prit pas à eux, pourtant ; elle avait été, après tout, même si la plupart des humains l’avaient oubliée, la déesse de l’intrigue et de la fugue. Elle les berça donc pendant leur premier repos loin de tout, soufflant dans le vent des comptines qui parlaient de vagabonds et d’errants.

 

Au matin, Diane se réveilla avec la sensation d’avoir été assommée. Nauséeuse, une migraine entre les yeux, elle toqua néanmoins à la cabine d’Oren, qui lui ouvrit. Il était inutile d’avoir une conversation à cette heure-là. Elle se faufila dans la cale, referma la trappe derrière elle et descendit doucement dans la caverne arc-en-ciel.

Les écailles des dragons brillaient, phosphorescentes, dans l’obscurité. Les couleurs changeaient au rythme de leur respiration, leurs pensées, leurs émotions, formant un ballet sublime.

Avant le départ, Diane avait demandé conseil à Éléonore sur comment ausculter un patient. Gardienne de deux créatures enceintes, elle devait veiller à leur santé, aussi incongru que cela pût sembler étant donné leur sagesse ancestrale et l’étrangeté de leur corps.

— Étrangeté ? répéta Koraljni avec un grondement qui se voulait à la fois intimidant et drôle. Vous nous avez bien chahutés, hier soir, mais tu as l’air d’être en un seul morceau.

Elle disait cela paisiblement, les yeux fermés, dans un demi-sommeil dont elle daignait sortir pour l’accueillir.

— Koral, Düm, est-ce que je peux vous examiner ? demanda-t-elle en retour d’une voix chevrotante.

— Avec ces petites mains tremblantes, certainement pas, rétorqua Dūmaï, d’une voix qui n’encourageait pas à la négociation.

Diane s’allongea par terre et bascula. Contempler la toile sans bouger lui permettait toujours de s’apaiser. Elle pouvait la voir comme un circuit électrique, mais aussi comme des bulles, collées les unes aux autres, se frottant à droite et à gauche, au-dessus et au-dessous. Les couleurs devenaient odeurs. Le feu devenait eau. Elle pencha les yeux vers sa main, dont la peau avait disparu pour laisser place à des milliards de particules flottantes. Elles s’agglutinaient pour donner consistance à sa silhouette. C’était miraculeux. Tout était déjà un miracle. Il n’y avait pas besoin de le poursuivre.

— Ce que tu peux être mièvre, grommela Dūmaï.

— Ne fais pas ton blasé, rétorqua Koraljni, tu es tout aussi touché que moi. Cette petite est loin d’être idiote.

Diane accepta qu’elle n’obtiendrait pas de compliments plus élevés que des demi-insultes. Rassérénée, elle se releva et se dirigea, confiante cette fois, vers les écailles géantes. Elle examina qu’il n’y ait aucune fissure et fit des allers et retours avec la toile pour observer chaque millimètre des nerfs et muscles. Lorsqu’elle eut terminé la première patte de Koraljni, elle était déjà épuisée. Comme elle aurait aimé vivre deux siècles plus tôt, lorsque c’était encore une profession de soigner les dragons. Elle n’aurait jamais souhaité les chevaucher : simplement les accueillir et en prendre soin lorsqu’ils rentraient de leurs explorations.

— Nous ne sommes pas des poupées, remarqua Dūmaï, ni les petits animaux que tu torturais quand tu étais enfant.

— Je ne les torturais pas !

— Pourquoi tu n’as pas appris l’art de la guérison animale si c’est ça qui te plaisait ?

— Parce qu’il faut de la magie pour ça.

— Peur de ton ombre, souffla-t-il sur un ton dédaigneux.

Diane sentait sa colère monter et savait qu’elle ne pourrait pas gagner de débat avec des êtres qui héritaient de la sagesse millénaire de leur espèce — contrairement aux humains. Elle les interrogea plutôt sur leur future parentalité. Est-ce qu’ils n’étaient pas inquiets ? Ils n’avaient jamais vécu en famille, si ? Avaient-ils grandi avec leurs parents avant la séparation ? Dūmaï jugea qu’elle posait trop de questions, mais Koraljni répondit, tout en esquivant ce qui pourrait leur porter préjudice. Elle ne parla pas de ses origines ni de ceux qui l’avaient élevée.

— Les dragons ne conçoivent pas les enfants comme vous. Nous les créons dans notre esprit avant qu’ils deviennent matière. Nous les façonnons dans nos rêves, nous leur parlons chaque fois que nous dormons.

C’était donc pour ça qu’il leur fallait autant de sommeil ! Diane examina les autres pattes de Koraljni doucement, attentive à ne pas s’épuiser trop vite. Elle buvait de l’eau citronnée au gingembre et à la rose, une mixture que lui avait recommandée Basile pour renouveler sa cynée.

— Certains dragons ne deviennent jamais parents, parce qu’ils ne parviennent pas à tisser ensemble. C’est difficile à expliquer.

— Non, je crois que je vois, dit Diane. C’est comme si vous faisiez une sculpture à deux ? Mais dans votre esprit ? Pendant que vous dormez ? Avant que l’enfant soit né ?

— En quelque sorte, oui. Et si l’océan est convaincu par notre création, il fait un échange.

— Assez, trancha Dūmaï.

Koraljni acquiesça : c’était effectivement tout ce qu’elle pouvait dire. Ce n’était pas par principe mais par expérience que les dragons étaient devenus méfiants, et avec un enfant sur le point d’arriver, elle comprenait plus que jamais le principe de prudence.

— Je n’étais pas comme ça jeune, songea-t-elle, j’étais convaincue que les humains pouvaient être nos alliés encore.

— Tu n’avais pas forcément tort, chuchota Dūmaï si doucement que Diane douta d’avoir bien entendu.

Lorsqu’elle vit ses yeux sur elle, cependant, elle en fut certaine, et fut si émue que ses mains se remirent à trembler. Un grand rire les secoua tous les trois, si profond et rauque que le bateau trembla sur les vagues. Le capitaine ouvrit la trappe pour leur lancer un :

— Eh, doucement, là-dessous !

Cela ne fit que les rendre plus hilares encore.

 

Solède après solède, Diane revint s’occuper des dragons, chaque fois un peu plus détendue. Sur l’insistance d’Idris, elle demanda s’il pouvait l’accompagner. Dūmaï accepta étonnamment vite (« un humain de plus ou de moins »). Elle enseigna au pyromane les gestes précis autour des écailles, les précautions, les rythmes. Bien sûr, il ne pouvait pas accéder à la toile aussi facilement qu’elle, alors ils se divisèrent les tâches. Il examina la surface de leurs griffes, pattes, ventres et visage. Diane analysait les organes, nerfs, muscles et la cynée. Leur magie avait semblé multicolore et chaotique au début mais la marnée pouvait désormais y déceler des prédominances. Cela dépendait de mille facteurs : leur humeur, les émotions de l’équipage, le temps qu’il faisait dehors, mais aussi la profondeur de l’océan, la proximité des esprits, les repas. Un matin, pourtant, elle s’étonna que leur cynée semblât aussi rose pâle. C’était trop uniforme, trop calme.

— Elle arrive, chuchota-t-elle.

Les dragons ne firent aucun commentaire. Nacre n’allait plus tarder. Diane n’en parla à personne, n’expliqua même pas à Idris. Elle sentait que c’était un moment délicat, suspendu, qu’il y avait une grâce que les mots, pour une fois, ne devaient pas corrompre.

Des jours passèrent encore, jusqu’à ce qu’un matin, Diane fût réveillée à l’aube par les cris de Félix. Tout l’équipage le rejoignit sur le pont. Des centaines d’animaux tournoyaient en spirale autour du navire : des baleines, dauphins, pieuvres, espadons, raies, hippocampes, requins ; et aussi des mouettes, goélands, toucans. Certains d’entre eux étaient vivants, d’autres avaient cette phosphorescence des esprits et s’estompèrent lorsque le soleil se leva.

Le vent s’était figé. Le navire était immobile parmi cette procession circulaire.

Diane courut dans la cale, seule. À travers la toile, elle vit le plancher et les murs perdre de leur dureté. Des milliers de filons les traversaient : les dragons aspiraient la cynée que leur offraient les animaux et esprits. L’accouchement avait commencé.

Diane ne demanda pas si elle pouvait faire quelque chose. Elle n’était là qu’en gardienne, qu’en mesure d’urgence, si quelque chose tournait mal. Pour le reste, les dragons s’en étaient sortis magnifiquement bien seuls bien avant l’arrivée des humains. Elle s’assit donc, jambes croisées et mains sur le ventre pour que sa respiration reste lente et profonde. Elle devait être en pleine maîtrise de ses émotions et de sa puissance si le besoin s’en faisait sentir. Elle observa le transfert de cynée avec attention, vérifiant qu’aucun parasite ne vienne s’y glisser, que tous les canaux restaient bien ouverts, que l’apport était lent, progressif, varié.

Elle sursauta lorsqu’une nouvelle source de cynée apparut. C’était un œuf blanc immaculé, couvert d’un liquide gluant transparent. Les quatre ailes des parents l’entourèrent. Tous les dons de cynée s’arrêtèrent. Un grand silence se fit. Tous étaient absolument immobiles, désormais. La spirale était inerte.

Soudain, une écaille de l’œuf s’alluma. Puis, une autre. Puis, toutes. Elles brillaient chacune de couleurs différentes. Toutes les teintes de l’univers entier se logèrent sur cette surface. Pendant un instant fugitif, elles montrèrent une île au milieu d’un océan, puis tout s’éteignit de nouveau. Les créatures hors du bateau reprirent leur ronde autour du navire, acclamant la ponte.

Dans la cale du navire existait désormais un œuf de dragon. Nacre, recroquevillée sur elle-même, rêvait le monde avant d’y éclore. Elle imaginait ce que serait sa réalité, ses envols, et ne s’ouvrirait que lorsqu’elle serait prête à naître.

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