21. La bénédiction de séquoias

Notes de l’auteur : Je tente un nouveau découpage de mon roman, donc à partir d’ici les chapitres ne correspondront plus nécessairement au plan initial (qui imposait une longueur et une alternance des POV strictes) mais dépendront plutôt du récit. Vos retours sur votre ressenti du rythme des chapitres et des diverses intrigues peuvent beaucoup m'aider à cerner ce qui marche bien ou moins bien ♥

— Basile n’est toujours pas rentré, chuchota Félix à Diane.

La première nuit, elle avait décidé de ne pas s’inquiéter. La deuxième, elle ne pouvait s’empêcher de paniquer. Elle retourna à l’Orée, en espérant que la veille, elle était simplement tombée sur des révérends un peu à côté de la plaque.

Après le départ de Merle, elle s’était elle-même donné du temps dans la forêt pour reprendre son souffle et ressentir sa tristesse. Elle n’avait jamais aimé avoir de la compagnie lorsque son cœur se tordait. Elle n’avait prévenu personne et s’était pris un savon en rentrant ; bon. Lorsque Basile avait annoncé qu’il mènerait des expériences plus poussées dans la forêt avant leur propre départ, à prélever de la sève, des racines, des champignons, personne n’avait été surpris. Son âme de scientifique se languissait déjà de la forêt magique de Landamæri. Pourtant, se dit Diane avec une certaine amertume envers elle-même, elle aurait dû insister pour l’accompagner. C’était un garçon de la ville, pas un aventurier. Si elle n’avait pas été aussi préoccupée par ses petites émotions jacassantes, elle aurait été là.

Elle fit le tour de chaque hutte, demanda aux cendrés, aux révérends, aux pèlerins, alla voir Siloë, interrogea même les dragons dans leur sommeil. Elle activa la toile dans la forêt, l’enleva, la remit, observa les troncs, chercha des traces. Rien.

Basile n’était pas dans la forêt.

Elle l’avait senti avant d’y aller mais elle en était désormais certaine.

Il ne jouait pas, ne cherchait pas la compagnie d’hommes ou femmes de la nuit, ne s’était pas fait d’amis hormis Éléonore, qui était sur le navire, et n’était pas particulièrement le bienvenu à l’hôpital ou à l’université. Elle se rendit quand même dans ces institutions et s’attira des sourires narquois, qu’elle choisit d’ignorer. Ce n’était pas le moment de se révolter.

 

Lorsqu’enfin elle n’eut aucun autre choix, elle fit ce qu’elle redoutait depuis le début : elle se rendit à l’ambassade d’Ilyn à Madeira. C’était important pour elle qu’ils ne connaissent pas son visage et son identité, ou du moins qu’ils ne s’intéressent pas à elle de trop près, parce qu’elle craignait terriblement qu’ils lui fassent interdire l’accès à Ilyn après la cavalcade des dragons dans laquelle elle s’apprêtait à embarquer. Elle avait le sentiment de mener deux vies en parallèle : celle de l’héroïne de Landamæri et celle de la jeune femme discrète et médiocre des Sept. Si les deux se croisaient, se juxtaposaient, elle craignait le pire.

Elle avait donc à moitié envie de mentir sur son identité auprès de l’administration, mais elle n’en eut pas la possibilité : la réceptionniste la reconnut immédiatement (« votre traduction du discours du docteur des Rosiers était merveilleuse », s’exclama-t-elle avec une joie inattendue) et lui accorda une entrevue avec l’ambassadeur en personne, le Comte de Fanal.

— Nous n’avons pas pour habitude de nous inquiéter des absences d’adultes, dit celui-ci d’un ton sévère, et d’autant moins lorsqu’ils sont de la famille des Rosiers.

— Pardon ?

— J’ai eu l’insigne honneur de fréquenter les thermes de Smiltë en même temps qu’Antoine, vous comprenez, le cadet, et si j’ai retenu quelque chose de mon séjour, c’est que rien ne sert de poursuivre un rosier pendant des nuits : il finit toujours par atterrir sur votre paillasson un beau matin.

— Non, mais ce n’est pas du tout la même chose, là. Basile n’a rien à voir avec son frère. C’est quelqu’un de sérieux, de stable. Il a une routine. Il n’en bouge pas. Il est d’ailleurs un peu psychorigide là-dessus.

— Ah ? Vous le connaissez donc depuis très longtemps ?

— Nous sommes dans un pays qui traverse manifestement une crise, Monsieur le Comte, donc je m’inquiète.

— Une crise ? pouffa son interlocuteur. Vous semblez avoir une vision bien fantasque de l’échiquier politique, Mademoiselle Meneo. Peut-être que c’est à l’ambassade qu’on devrait vous engager. Vous pourriez nous distraire de l’ennui mortel qui règne dans la Triade depuis la signature de l’Avènement.

Diane accepta qu’elle n’obtiendrait aucune aide de sa part et fit les salutations d’usage avant de se retirer. Jamais la politesse ne lui coûtait autant qu’avec ceux qu’elle aurait préféré voir morts.

 

Elle passa le dîner à raconter cette entrevue, et pour la première fois, Malo l’observait sans haine, d’un œil intrigué. Félix tapa du poing sur la table, Ulysse et Camélia débattirent d’autres canaux d’informations éventuels, mais qui se trouveraient plutôt aux Rondins, et Oren resta songeur. Éléonore décida de quitter le navire aux côtés de Diane pour la guider à travers la ville de nuit : elles en brosseraient chaque recoin, les bars, les cafés, les magasins. Elles demanderaient partout. Félix leur confia un portrait qu’il avait fait de Basile pour ses papiers d’identité. Diane siffla, impressionnée.

— Je sais, répondit-il, je suis un génie.

 

Toute la nuit, les deux femmes errèrent, de plus en plus épuisées. Sur la dernière heure, Diane soutenait la docteure.

— Je pourrai écrire un guide de la région, au moins, plaisanta-t-elle pour détendre l’atmosphère.

Mais Éléonore ne riait pas quand sa peur était trop forte. Elle était angélique quand il s’agissait de réconforter les autres, mais se fermait comme une huître lorsqu’elle-même perdait pied.

— On va le retrouver, dit Diane.

— Je ne sais pas. Quelque chose ne va pas. L’incendie. Les rumeurs. Les casqués. Votre contrôle à la frontière. L’ambassadeur de Fedha qui fait un discours pendant une conférence médicale. Même la proposition de remplacement à la Lisière par Basile me semble maintenant étrange. Ça ne s’était pas fait depuis les premières voltes de l’Avènement, quand on cherchait à tout prix à prouver que nos trois pays étaient unis. Pourquoi maintenant ? Qu’est-ce que je ne vois pas ?

La scientifique regardait dans le vide, comme si elle y cherchait la pièce manquante du casse-tête, celle qui donnerait un sens à tout le reste.

— En général, réfléchit Diane, quand tout le monde s’agite, c’est que quelqu’un a peur de voir son royaume s’effondrer. Comme les fourmis, murmura-t-elle pour elle-même.

Si elles avaient eu cette conversation en pleine journée, peut-être que d’idée en idée, elles auraient trouvé les réponses, qui se nichaient là, minuscules dans l’obscurité, particules dans la toile. La fatigue, cependant, les abrutissait. Il était temps de rentrer.

 

Lorsque l'aube arriva, leur réflexion ne put pas se poursuivre, parce qu’un grand cri les réveilla. Elles entendirent des piétinements dans tous les sens, des ordres lancés, et se forcèrent à se lever, malgré leurs membres douloureux et la migraine qui pointait.

Elles suivirent les voix jusqu’au pont, où était allongé le corps de Basile.

Il était vivant mais éreinté.

Ses yeux s’ouvraient et se fermaient, confus, tandis qu’on lui posait mille questions. Le capitaine Oren n’eut pas besoin de demander le silence : lorsqu’il arriva, les autres chuchotèrent et ce fut lui qui s’adressa au chercheur.

— Où étiez-vous ?

— Je ne sais pas.

— Qui vous a pris ?

— Je ne sais pas.

— Est-ce que vous avez mal quelque part ?

Basile hocha de la tête faiblement. Lorsqu’on lui demanda où était la douleur, sa main fit un geste vague au-dessus de son corps entier. Pourtant, il n’y avait aucune blessure visible : pas d’hématome, pas de saignement, même pas une éraflure. Malo couvrit les yeux de son frère. Félix et Ulysse voulurent porter Basile jusqu’à sa cabine, mais il refusa.

— Je ne veux plus… être enfermé, lâcha-t-il.

Ils l’installèrent donc le plus confortablement possible entre le mat et la cuisine d’appoint, sur une couchette improvisée. Félix resta près de lui et lui prodigua des soins constants.

 

Éléonore, Diane et Oren firent un point rapide dans la salle des cartes fermée à double tour.

— Il est temps, dit Oren, en écho à la phrase de Diane.

— Oui, je vais prévenir Siloë. Ce soir ?

— Maintenant. Partez dans la forêt et nous vous rejoindrons par la rivière. Éléonore, que faites-vous ?

— Je…

Elle eut une pensée pour les patients de l’Orée, qui étaient entre les mains douces et attentives des révérends, puis pour l’hôpital, qui n’avait pas cherché à la protéger ni à lui proposer une nouvelle aile, et enfin pour sa famille, qui depuis longtemps lui avait montré la porte. Elle pensa à Basile, qui souffrait sur le pont parce qu’il était parti en quête de vérité, et à son laboratoire, qu’elle ne verrait plus jamais si elle partait maintenant. Il serait détruit, saccagé. Sa vie à Canopée serait terminée.

— Je vais prévenir les révérends et je vous retrouve à la rivière. L’Allée des Fresques sera le meilleur endroit : c’est assez large pour y faire passer les dragons, et nous aurons bien besoin de la bénédiction des séquoias pour nous en sortir.

Diane eut un sourire face à la superstition madéenne qui demeurait en toutes circonstances. Ce fut décidé ainsi. Oren s’en alla prévenir Ulysse et Camélia et préparer le navire. Les deux femmes filèrent vers la forêt avec les visages que leur prépara Malo, car elles ne pouvaient plus faire confiance à personne à Madeira. C’était comme être dans un bâtiment qui s’effondrait, pierre après pierre, autour d’elles.

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