15.Lys

Par Codan

Dans les rues d’Urbaïs régnait une agitation permanente qui gonflait lorsque l’on atteignait le centre de la ville. Dressé au milieu des bâtiments immaculés, flanqué de ses quatre tours, l’Amphithéâtre, épicentre des divertissements de la capitale, rythmait la vie des habitants depuis maintenant plus d’une semaine. Lys regarda dans sa direction et poussa un soupir. Il continua sa route pour rentrer au palais, comme il l’avait prévu. Arrivé à ses hautes portes en bois solide et précieux, il n’eut qu’à faire son plus beau sourire pour que les gardes le reconnaissent et le laissent passer. Ils avaient l’habitude : Lys avait beau posséder une chambre au palais, il ne supportait pas de rester entre ces murs trop longtemps et avait un petit appartement en ville où il se réfugiait souvent. 

Les couloirs s’étaient désemplis depuis le début des épreuves : les serviteurs des quatre dieux avaient rejoint les quartiers de leurs maîtres. Le nord pour Waal, l’est pour Lan, le sud pour Gaïa et l’ouest pour Laosha. Il ne restait au palais que la domesticité de l’empereur, déjà nombreuse, mais l’ambiance était beaucoup plus respirable. Un serviteur vint automatiquement à sa rencontre pour le débarrasser de son long manteau gris, recouvrant sa robe de prestation. Il le remercia et se dirigea vers la salle de répétitions, le son de ses pas résonnant sur le marbre du grand hall. Il toqua à la porte au bois rehaussé de gravures puis la poussa sans attendre de réponse. Après tout, il était maître chanteur, une place importante dans l’orchestre de chambre de l’empereur.

Les musiciens déjà en place dans la petite pièce capitonnée l’accueillirent avec le sourire. Comme lui, tous arboraient déjà la robe longue, en fermeture portefeuille attachée du côté gauche, mais les décorations de celles de Lys étaient encore plus raffinées : elles étaient tissées à l’aide d’un beau fil d’or. Il se mêla sans peine à leurs discussions. 

— Les duels étaient spectaculaires, dit le violoncelliste avec enthousiasme. Quel spectacle ! Je ne m’attendais pas à ce que le Thaelin s’en sorte !

L’excitation secoua la dizaine de musiciens. Le pianiste se tourna vers Lys : 

— Et toi, en as-tu profité ? 

— Il était aux premières loges, Maëlan l’a à la bonne, s’amusa le joueur de hautbois. 

L’espion fut sensible aux relents de jalousie qui perçaient dans la voix de son collègue. Comme de coutume, il choisit de les ignorer pour mieux s’en occuper plus tard.  

— À vrai dire, j’étais trop occupé pour aller voir les combats ! Puis-je avoir un résumé des moments les plus épiques ? 

Il accompagna sa demande d’un joli sourire qui apaisa les tensions. La surprise des musiciens face à celle-ci, car ils étaient très peu nombreux ceux qui n’accouraient pas à l’Amphithéâtre lorsque celui-ci accueillait le public, s’atténua. Lys s’installa au milieu d’eux pour les écouter, plus par diplomatie qu’autre chose : il avait eu le résumé des événements par d’autres, et il savait déjà les choses qui l’intéressaient. Il fallait qu’il garde ses collègues dans la poche, il avait besoin d’eux pour ne pas éveiller les soupçons. Alors il feignit l’étonnement, et joua à la perfection son rôle alors qu’ils lui décrivaient avec force de détails certaines scènes qui les avaient choqués. D’un œil, Lys s’aperçut que Dassoï, le joueur de hautbois, le couvait d’un air plutôt mauvais où se mêlait jalousie et désir. Cela faisait un moment que Lys constatait ce paradoxe chez le jeune homme. 

Le chef d’orchestre arriva enfin, arrêtant leurs bavardages, et leur demanda de s’installer. Avant de rejoindre sa place, Lys se glissa près de Dassoï pour lui chuchoter : 

— Retrouve-moi ici après la prestation. 

Le visage du gamin s’empourpra. Lys avait deviné juste. La répétition se déroula comme prévu, jusqu’à ce que sonne l’heure du repas de l’empereur. L’orchestre de chambre traversa alors le couloir pour se rendre dans la salle à manger du palais, la plus petite, où Maëlan avait ses habitudes. L’empereur aimait manger seul et profiter de sa musique. Lorsqu’il avait un invité à sa table, chose assez rare, il lui demandait souvent de garder le silence pour qu’il puisse les écouter. Chacun installa son instrument alors que Lys enchaînait les vocalises pour continuer de chauffer ses cordes vocales. L’empereur adorait sa voix. La lui donner en spectacle à chaque repas était la moindre des choses que pouvait faire Lys. 

Tout était prêt quand Maëlan vint s’asseoir, aidé par une servante zélée. Il joignit ses mains devant lui et son visage fatigué s’illumina. Dans ses yeux d’un bleu clair, presque aussi clair que celui de Lys, il y avait toujours cette étincelle de bonheur qui rendait les musiciens très fiers de leur art.

— Qu’avez-vous à me proposer aujourd’hui, Gahëan ? 

Le chef d’orchestre salua avant de répondre d’une voix enjouée : 

— Le premier mouvement de la cantate du printemps. 

— Ma préférée ! Vous avez été long à la rejouer. 

Gahëan esquissa un sourire complice. 

— Les bonnes choses sont précieuses, monseigneur, et on ne doit pas en gaspiller. 

— Vous avez bien raison, confirma Maëla dans un rire. Je vous écoute ! 

Le violoncelle commença, puis la flûte, et enfin Lys les accompagna. Son regard croisa celui de Maëlan. Dans l’azur de ses yeux, il reconnut la fierté de le voir ici, après tout ce chemin parcouru. De tous les talents de Lys, c’était sa voix et toute l’émotion qu’elle charriait qui avait séduit Maëlan, devenu son mécène, son protecteur. Avec toute la reconnaissance qu’il ressentait à chaque instant de sa vie envers ce grand homme, Lys chanta. Les prouesses de ses cordes vocales ne seraient rien sans l’acharnement que Gahëan avait eu à lui apprendre à les manier car, même s’il avait du talent, à l’époque Lys n’était pas moins qu’un gamin grossier. Un bijou mal taillé, avait dit Maëlan. À présent, Lys était capable d’envoûter les oreilles les plus difficiles.

— Bravo, applaudit Maëlan à la fin du repas. 

Après une heure et demie à se produire sans pause, les musiciens furent satisfaits d’avoir comblé une fois de plus leur maître. Lys également. Tandis qu’ils quittaient la pièce, Maëlan fit signe d’approcher à Lys, ce qu’il fit sans se poser de question. Comme d’habitude, Maëlan demanda à tous les servants encore présents de les laisser. Le bruit des portes se refermant sur eux résonna dans la pièce désormais vide.

— J’ai l’impression que ta voix s’harmonise d’année en année, mon cher petit Lys. 

Les paroles de Maëlan générèrent un léger écho. Même s’il appréciait le compliment, Lys se doutait que ce n’était pas le sujet de conversation que voulait aborder l’empereur. Il le remercia d’un sourire chaleureux, tandis que Maëlan continua : 

— As-tu de nouvelles choses à m’apprendre ? 

Lys fit le résumé de ce qui intéressait Maëlan. L’autre talent pour lequel l’empereur le protégeait était sa fabuleuse faculté à récolter les informations par quelque moyen que ce soit. Quand il arriva au bout de son récit, Maëlan assentit sobrement sans lui donner de nouvelle directive. 

L’espion quitta son maître lorsque celui-ci le congédia et retourna avec une certaine anticipation dans la salle de répétitions. Une immense satisfaction explosa dans sa poitrine lorsqu’il constata que Dassoï l’y attendait, clairement pas à son aise malgré l’assurance qu’il tentait d’afficher.

— Que voulais-tu que… 

Lys le coupa en attrapant sa nuque et en lui délivrant un baiser. Comme il l’avait espéré, le jeune homme se laissa faire et y répondit. Leur énergie commencèrent à se mêler. Le maître chanteur accéléra rapidement les choses pour faire taire son besoin, et dévêtit son partenaire en détachant sa robe qui fondit à terre dans un bruit de froufrous. 

Durant tout le temps passé dans ses bras, Lys ne put s’empêcher de penser à son soldat orgoï que sa fierté l’empêchait de revoir. Où était-ce cette peur irrépressible qu’il avait de s’attacher ? Lys choisit de ne pas y penser et de s’abandonner à l’étreinte que lui offrait le jeune musicien.

 

La nuit avait fait tomber son sombre manteau sur Urbaïs quelques heures plus tôt, percé par les lampadaires à huile dispersés régulièrement le long des rues. Ayant abandonné les longues robes d’apparat, Lys se mouvait avec la discrétion d’un chat, le visage dissimulé sous une large capuche. Arrivé près de l’Amphithéâtre, dans une rue adjacente, il fit mine de se soulager contre un mur. Du coin de l’œil, il surveillait les rondes des gardes impériaux en poste à la tour nord. D’autres gardes apparurent, leur livrée immaculée reflétant les lumières orangées des lampadaires à huile.

Nos rondes ont été allongées, je termine la mienne vers la cinquième heure de Laosha, jusqu’à la sixième heure de Waal. 

 Lys eut un sourire lorsqu’il constata que leur démarche n’était pas si assurée qu’ils voulaient le faire croire. Il y eut un moment de discussion entre les deux soldats qui quittaient leur poste et ceux qui venaient les remplacer. Les partants finirent par se retirer. Les nouveaux venus s’adossèrent contre les piliers de pierre et, se regardant, eurent un fou-rire. 

En même temps, avec ce que je leur ai mis…

Lys s’approcha, la démarche assurée. Les gardes, trop perdus dans leur folie, ne l’arrêtèrent pas. Ils ne s’aperçurent même pas qu’il passait l’entrée de la tour nord qu’ils étaient censés surveiller. 

Dans la tour nord, où sont logés les Fils et Filles de Waal, troisième étage, chambre 32. 

Avec une démarche féline, il grimpa les escaliers qui ne grincèrent pas sous son poids. Son enfance dans un cirque avait éduqué son corps à la légèreté et à la précaution qui étaient devenues des réflexes. Le mouvement qu’il entendit au rez-de-chaussée le fit s’arrêter et se plaquer contre le mur. Il retint sa respiration, toute ouïe. Y’avait-il quelqu’un qui ne dormait pas ? Après tout, il n’était pas si tard que cela dans la nuit, et même si l’espion avait compté sur les entraînements pour les fatiguer, peut-être que… Quand il fut certain que c’était une fausse alerte, il se retourna pour reprendre sa route.

En face de lui, une jeune fille lui barra la route. Elle ouvrait de grands yeux ronds. Elle prit une grande inspiration, mais Lys, dans l’urgence, claqua des doigts pour faire apparaître une bulle sans air autour de son visage. Elle perdit connaissance rapidement et il la rattrapa avant qu’elle ne s’écroule. 

Ça ne s’était pas passé comme prévu. Il devait revenir avec un jeune homme, pas elle. Tant pis. Il cala la jeune Orgoï sur ses épaules et rebroussa chemin. Les deux gardes étaient toujours secoués par leur rire hystérique, provoqué par cette poudre que Zaya lui avait donné et qu’il avait glissé dans leur bière, une heure plus tôt avant leur service. Son complice l’attendait au coin de la rue, avec une petite charrette à bras. Lys y posa sa victime, avant de la recouvrir de la grossière bâche en lin. 

— Tu devais pas ramener un gars ? lui demanda Faëki. 

— Elle m’a pris de court. 

L’autre grimaça.

— Cathan ne va pas être contente. 

Lys haussa les épaules. 

— Elle va bien lui trouver une utilité. Et puis si ça se trouve, c’en est une aussi. 

Son complice attrapa les barres de sa charrette et la souleva. Ses bras puissants d’Orgoï en rappelèrent d’autres à Lys. Il secoua la tête pour chasser les images et les sensations fantômes qui l’assaillirent. Ce n’était pas du tout le bon moment.

— Tu t’en fous, elle peut pas se passer de toi. Moi, elle va m’engueuler. 

— T’es censé lui ramener quelqu’un, alors tais-toi et fais ton boulot. 

— Tu viens pas ? 

Lys perçut les notes d’inquiétude dans la voix de Faëki. Il ricana.

— Tu déconnes, t’as pas peur d’elle à ce point ? 

— J’ai pas envie de la voir furax… 

Lys lui tapota l’épaule. 

— Tu lui diras que c’est ma faute. Je passe la voir demain soir, de toute façon.

Faëki assentit, mais il n’avait pas l’air rassuré pour autant. Il disparut dans une venelle alors que Lys entreprit de rejoindre le quartier des soldats. Tant pis pour sa fierté. Dassoï n’avait pas suffit. Sur le chemin, il faillit se faire arrêter plusieurs fois par des veilleurs tellement il manquait de précaution. Arrivé au bâtiment qu’il connaissait par cœur, il vérifia que personne ne venait dans la rue, puis entreprit de grimper avec l’agilité d’un singe jusqu’au balcon du premier étage. Il remonta son pied rapidement avant que les soldats de garde ne l’aperçoivent. La vieille s’ouvrit facilement lorsqu’il joua un peu contre le crémone, lui permettant d’accéder à la buanderie où les soldats déposaient leur paquets de linge sale. La plainte des gonds faillit le trahir. 

Quelques portes plus loin, il soupira de soulagement. Il tapota contre le battant à plusieurs reprises. Dormait-il ? Lys se mordit les lèvres. Il décrocha l’agrafe sobre qui maintenait ses cheveux en place quand la porte s’ouvrit. 

Lys leva les yeux sur Chilam, glorieux dans sa presque nudité, ses longues mèches noires lui encadrant le visage. Une seconde, Lys crut voir la désapprobation se dessiner sur son visage, mais son regard s’illumina dans la nuit. Il le tira à l’intérieur puis l’embrassa. Encore. Et encore.

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Tac
Posté le 12/02/2023
Yo !
Tout ceci est fort mystérieux ! J'ai lu le com d'isapass mais je ne l'ai pas trouvé plus éclairant, dans le sens où elle n'a pas de grande théorie, je suis frustré xD
Je me demande bien quelle est la capacité que Lys recherche chez Peon. Est-ce justement parcee qu'il est un mêlé ? (je me doute bien que tu ne vas pas me répondre !)
Plein de bisous !
Isapass
Posté le 30/06/2021
Ah... donc Lys n'est pas vraiment un allié potentiel des quatre autres persos, puisqu'il cherche à enlever Peon. C'est bizarre qu'il ait pris la fille à la place : je pensais que Peon l'intéressait parce qu'il était mêlé, mais à moins que la fille le soit aussi, du coup ça fausse mon hypothèse. En tout cas, on sent bien que Lys est au coeur du complot, si complot il y a. Mais est-ce qu'il obéit à Maelan ou est-ce que ça vient d'ailleurs.
La première partie est vraiment bien : elle laisse entrevoir la profondeur de la relation entre Maelan et Lys. Mais est-ce que c'est suffisant pour que Lys ne trahisse pas le dieu-père ?
Codan
Posté le 18/09/2021
Tu te poses les bonnes question en tout cas... :P -lève et abaisse ses sourcils à toute vitesse-
Notsil
Posté le 28/12/2020
Coucou !

Sacré Lys :) Il a de multiples talents, celui-ci ^^ Entre chanteur, espion pour Maëlan, et coureur de jupons (enfin pas de jupons du coup, tiens, on doit dire quoi, coureur de caleçons ? ^^). J'espère que le gamin ne s'attend pas à ce qu'il soit fidèle :p

En tout cas, il a de multiples casquettes. Je suis curieuse de voir ce que tu lui réserves comme sort :)
Codan
Posté le 09/01/2021
xD J'adore l'expression "coureur de caleçons" xDDDD
J'aime beaucoup jouer avec les multiples facettes de ce personnage, et j'espère que tu ne seras pas déçue de ce que je lui réserve !
Merci encore pour ton commentaire <3
Xendor
Posté le 23/12/2020
Coucou !

C'est un chapitre curieux. Curieux parce qu'en même temps que Lys est au service de l'empereur, en même temps il semble tremper dans de sombres magouilles. Il y a un truc de pas net là dedans 🤔
Codan
Posté le 27/12/2020
En effet, Lys est un peu dans les coulisses de plein d'endroits en même temps, ce n'est pas très net... mouhahaha
Merci pour tes réflexions, tu repères toujours les bons trucs !
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