14.Aomi

Alors qu’elle prenait son petit-déjeuner dans la salle commune de la tour des Mushadins, un organisateur en pelisse ocre fit résonner le claquement de ses hautes bottes blanches sur les dalles du hall. Aomi tourna la tête vers la grande porte qui grinça pour voir le petit fonctionnaire de l’empire les toiser. Elle ne se retint pas de rouler des yeux. 

— Filles de Laosha, voici les nominés pour les duels d’élimination se déroulant aujourd’hui !

Il ouvrit un feuillet puis lut d’une voix plus forte que nécessaire tous les noms des concurrents sur la sellette et l’adversaire qu’ils allaient devoir affronter. Aomi grimaça quand le nom de son coéquipier, le Thaelin, fut prononcé. 

Elle s’en doutait. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à masquer les douleurs de sa jambe et sa démarche était raide et claudiquante. Il avait échoué les trois épreuves, toutes les trois demandant d’énormes efforts physiques. Aomi reposa la cuiller de haricots rouges avec dégoût : cela lui avait coupé l’appétit. Après avoir sifflé le reste de sa tasse de thé noir, elle se releva et rejoignit l’Amphithéâtre sans attendre que le petit fonctionnaire finisse sa liste. Il s’interrompit, outré, pour continuer quelques secondes plus tard, un peu de colère dans la voix. Aomi n’en avait cure. 

Lorsqu’elle grimpa dans les gradins, ils étaient vides, comme d’habitude. Elle se retrouva seule quelques instants dans cet énorme espace. Elle aimait ce silence qui résonnait avec fracas en elle, elle aimait ce calme presque angoissant qui l’envahissait. Elle ferma les yeux. Quand elle ouvrit les paupières, mettant fin à sa méditation, le bruit des vies qui avaient pris place autour d’elle l’agressa. Elle resserra ses bras autour d’elle. 

Dans la tribune d’honneur, le héraut de l’empereur s’éclaircit la gorge et annonça dans ce cérémonial ampoulé les dieux, leurs Donneurs, le dieu-père. Puis enfin, enfin, les premiers concurrents foulèrent le sol de l’arène. 

Danaël et son adversaire, un Orgoï du nom de Fyodor, se firent face. Danaël avait l’air perdu. Fyodor était aussi grand que lui, mais beaucoup plus musculeux. D’ailleurs, il avait gardé son torse nu pour faire démonstration de son anatomie. Aomi roula des yeux. Les Orgoïs avaient un sens du spectaculaire ridicule. Aomi jeta un œil vers la tribune d’honneur : le Dieu-père avait le menton dans sa paume pour observer avec intérêt ce qui se passait à ses pieds. Danaël n’eut aucun regard pour eux, focalisé sur Fyodor. Il se mouva en arc de cercle autour de lui, la démarche étrangement plus légère. La guerrière fronça des sourcils : qu’avait-il fait à sa jambe ? Avait-il finalement cédé et pris la drogue que l’Alayi lui proposait depuis des jours ? 

Fyodor fut le premier à attaquer. Danaël évita le jet de flamme avec aisance, en quelques habiles pas de côté. Sa jambe qui d’habitude rendait sa démarche lourde l’handicapait à peine. Son adversaire le visa de nouveau, et cette fois, la flamme lécha le bras que Danaël n’avait pas eu le temps de mettre à l’abri. Il grimaça de douleur. Aomi serra les dents. 

Qu’importe comment, il fallait qu’il gagne. Elle ne voulait pas être éliminée avec lui. Elle chercha dans la foule ses deux autres coéquipiers : Peon, sur sa droite, avait l’air concentré sur le combat tandis que Mala, sur sa gauche, avait les yeux fermés. Aomi mit quelques secondes à comprendre : elle méditait. Elle méditait ? En plein milieu d’un combat où elle risquait sa place ? Avait-elle conscience de ce qui se jouait ? Elle était complètement à côté de la plaque… Aomi se détourna d’elle pour regarder de nouveau le combat. 

Danaël tenait son bras blessé et avait du mal à répliquer. Depuis le début, il subissait sans contre-attaquer. La foule encourageait Fyodor : elle scandait le nom de l’Orgoï en claquant des mains dans un rythme martial. Ses attaques répétées avaient mis le feu à divers endroits de l’arène, si bien que Danaël était entouré par les flammes et commençait visiblement à perdre pied.

Il y eut un long moment où Danaël était immobile, les yeux dans le vide. Aomi pesta. Voyant une opportunité, Fyodor arma son feu. 

Enfin, Danaël convoqua son air : il fit remonter un puissant bouclier qui le protégea du feu de Fyodor. Celui-ci revint avec autant de brutalité qu’il était parti en plein visage de l’Orgoï, qui leva les bras devant son visage pour s’en protéger.

La foule eut une exclamation de surprise, avant que quelqu’un ne crie :

— Vas-y Danaël !

Le jeune homme se redressa. Un fouet d’air s’enroula autour des jambes de Fyodor mais celui-ci tint bon et ne s’écroula pas à terre. Il avança sur Danaël, armé d’un poing dévoré par des flammes rageuses.  Danaël ne bougea pas d’un pouce. En apparence, il ne faisait rien mais Aomi se mit à frissonner : le vent du Thaelin montait petit à petit pour d’un seul coup rugir quand Fyodor s’approcha de lui. Les flammes éparpillées dans l’arène par Fyodor grimpèrent dans le ciel, et l’une d’entre elles lécha l’Orgoï. Il hurla de douleur et s’écarta. 

Danaël en profita pour attaquer. Cette fois, son fouet d’air parvint à mettre à terre son adversaire, qui chuta dans un bruit sourd en propulsant un lourd nuage de sable. Le Thaelin eut un regard vers la tribune d’honneur : quand est-ce que le combat allait s’arrêter ? 

— Continue, lâcha Aomi. 

Comme s’il l’avait entendu, Danaël arma son air et le fit retomber en une multitude de petites lames tranchantes sur Fyodor. La peau nue de se dernier se parsema de coupures saignantes. 

Aucun signe du côté des tribunes. Comme annoncé, personne n’allait intervenir pour le soigner. Fyodor tenta de se relever, mais Danaël réagit aussitôt : il leva la main et fit naître une bulle autour du visage de son adversaire. Le visage de l’Orgoï s’empourpra. Ses mains cherchèrent à retirer le casque d’air, ou plutôt de vide, dont l’avait entouré Danaël, sans succès. Ses membres s’agitèrent dans le vide.

Il l’étouffe, comprit Aomi. 

Soudain, le corps de Fyodor s’immobilisa. La main de Danaël retomba et il fut aussitôt à genoux près de lui, à lui tâter le cou. Un silence de mort était retombé sur l’arène.

— Il lui faut de l’aide ! appela-t-il. 

— Danaël Hugwin sort vainqueur de son duel d’élimination ! scanda le héraut depuis la tribune. 

Des brancardiers débarquèrent sur l’arène pour emporter le pauvre Fyodor, tandis que la foule applaudit. Penaud, Danaël regarda autour de lui, redevenu maladroit et mal à l’aise dans son corps. 

Aomi eut un sourire satisfait. D’ordinaire, les surprises lui déplaisaient, mais celle-ci avait un goût d’aventure et de promesse. Elle allait quitter l’arène pour retourner dans sa tour quand quelqu’un l’arrêta par le bras. Elle se dégagea d’un coup sec. 

Peon Krasny. Elle haussa les sourcils. 

— On doit parler. 

— Parle. 

Il regarda autour de lui avec méfiance.

— Pas ici. 

Ils avaient fini par se retrouver à l’extérieur. Ils s’étaient installés dans un salon de thé d’inspiration mushadine, sur une table isolée des autres. Ils n’étaient pas les seuls concurrents à venir ici, bon nombre de guerrières mushadines avait lancé un regard noir à Aomi qui ne s’était pas retenue de leur sourire pour les agacer. 

— On dirait que tu détestes les tiens… remarqua Peon, comme si c’était la chose la plus étrange qui lui était donnée de voir. 

— Je les déteste, confirma Aomi. 

Il ne pouvait pas comprendre. Personne ne pouvait comprendre, de toute façon. Elle vit l’incompréhension teintée de peur passer dans son regard mais choisit de l’ignorer. Elle n’avait pas à lui raconter son enfance, isolée et préservée, le regard des autres qui, depuis sa sortie, l’avaient transpercée plus violemment que mille lames, cette épée de Damoclès qui avait longtemps menacée sa tête. Cette rage de vaincre et de prouver sa valeur qui l’habitait toute entière. 

Une serveuse en kimono vint leur servir leur commande, un thé bien noir pour Aomi et un lait de chèvre chaud pour Peon. Celui-ci, nerveux, la regarda s’éloigner avec méfiance, les sourcils froncés au-dessus de ses yeux noirs.

— Alors? demanda Aomi. 

Elle s’était surprise à bien vouloir le suivre, intriguée par cette peur qui suintait dans chacun de ses souffles. Peon se mordit les lèvres, les yeux fuyants, puis se pencha au-dessus de la table basse pour souffler : 

— J’ai besoin de toi. Si mon secret s’ébruite, tu tomberas avec moi. 

Aomi souleva les sourcils. La menace ? Il utilisait la menace contre elle ? 

— Si c’est pour jouer à ça, tu peux m’oublier. 

Elle entreprit de se lever mais Peon, paniqué, la retint par le poignet. Une frayeur pure déformait ses traits. 

— J’ai un problème et tu es la seule qui peux m’aider. Je suis sérieux, je peux être éliminé. 

Elle se rassit. Les yeux de Peon balayèrent une nouvelle fois la pièce. Il prit une grande inspiration et avança sa paume vers la tasse d’Aomi. Son thé s’y agita et déborda sous ses yeux écarquillés. Rapidement, elle remit l’eau dans la tasse. Quand elle ancra son regard dans celui de Peon, celui-ci était plus affolé que jamais. D’un ton faussement assuré, il lui chuchota :

— Si ça se sait, tu tombes avec moi, et les deux autres aussi. 

Elle serra la mâchoire. Si elle voulait rester dans la compétition le plus longtemps possible, elle n’avait qu’une solution. 

— Je vais t’aider. 

Elle devait faire en sorte que personne ne sache que son coéquipier était un mêlé.