X - Vagabonde

— Hrhmg…

Il y avait un son. Une odeur, aussi. Une présence.

— Hafhsra….

La présence tirait Malkia hors de l’inconscience. Mais elle n’était pas d’accord. Elle voulait y rester.

Là, au moins, elle n’avait plus faim.

— Gujegomanch…

Un contact. Cette fois-ci, elle ouvrit les paupières. La lumière du jour heurta ses pupilles qui se rétractèrent douloureusement. Au-dessus, auréolée d’un grand ciel bleu, une majestueuse crinière. Le cœur de Malkia fit un bond.

— … Kinga… ?

— Heu non, enfin il ne me semble pas.

Ses sens émergèrent du vide, sa vision se précisa. Un museau épaté et une crinière inégale se présentèrent à elle, accompagnés d’une étrange odeur aigre-douce.

— Je m’appelle Gumzo. Je t’ai trouvée, et je pensais que tu étais morte — à l’instant, je veux dire, sinon je l’aurais senti  — donc je ne savais pas quoi faire, mais heureusement tu n’es pas morte — même si ça n’a pas l’air d’aller bien fort…

Malkia grogna, agressée par l’empressement de son congénère.

— Quoi ? Qu’est-ce que qu’il y a ? Tu veux quelque chose ? Je vois que tu n’es pas bien, tu voudrais peut-être…

— Faim… souffla-t-elle.

— Ah bien sûr ! J’ai attrapé un impala, je vais te chercher un bout, attends je reviens tout de suite !

Il disparut entre les buissons, aussi fébrile qu’enthousiaste. La jeune lionne se redressa un peu. Elle grimaça lorsque ses blessures la lancèrent, elle tenta de les lécher, mais elle n’était plus assez souple pour toutes les atteindre. Ainsi donc, elle n’était pas morte. Elle s’effraya à en être déçue.

— Chuis là ! reprit l’inconnu en revenant, trainant les restes frais d’une carcasse.

La faim déferla dans tout le corps de Malkia. Elle ne pensa pas plus et se jeta sur la nourriture.

— Eh bien, quelle descente ! Je critique pas, hein, je comprends ! Avant de réussir à chasser seul, je me suis retrouvé dans le même état, heureusement qu’avant j’étais avec mon frère, parce que je t’assure que passer d’une troupe à tout seul, c’est difficile ! Au fait, tu es dans quelle troupe, toi ? Parce que j’aimerais pas trop tomber sur ton Protecteur ; j’ai pas trop envie de me frotter à un Protecteur, tu vois, même si je devrais, vu que je suis censé en devenir un. Mais pas tout de suite hein, je dois d’abord retrouver mon frère…

— Merci.

Malkia ne s’était jamais rempli le ventre aussi vite. Il ne restait rien de comestible sur l’impala. La faim n’était plus. Elle prit une grande inspiration, l’air ne lui parut plus si étouffant. Elle s’assit et commença une toilette libératrice.

— Merci… répéta-t-elle.

— Oh, heu, de rien, c’est pas grand-chose tu sais. J’en chasserai un autre, je me débrouille bien maintenant. L’autre jour j’ai même attrapé un grand koudou, et j’ai eu du mal tu vois, parce qu’il m’a…

— Je m’appelle Malkia, et tu n’as rien à craindre de mon Protecteur, je n’en ai pas.

— Pas ? Mais, tu as une troupe ?

— Plus maintenant…

Les oreilles de Gumzo, coincées entre les grandes filasses désordonnées qui lui servaient de crinière, s’abaissèrent.

— Je suis désolé, déclara-t-il doucement.

— Pas besoin, c’est pas ta faute.

— Non c’est vrai, enfin je ne crois pas, on se connait pas après tout et….

Ses oreilles se redressèrent brusquement.

— Eh, ça veut dire qu’on est pareil ! On est des Vagabonds !

Malkia ne sut trop pourquoi, mais elle sentit sa poitrine se réchauffer.

— Exactement.

— C’est génial ! Enfin, en vrai, je sais pas, mais je pense que y a pas beaucoup de Vagabondes, je suis peut-être le premier à en rencontrer une, je me sens privilégié !

Elle s’esclaffa.

— Et moi je crois que j’ai rencontré le Vagabond le plus bavard du monde.

— Haha, on me le dit souvent.

Il ne partit pas dans une tirade confuse, cette fois, et se contenta de l’observer.

— Est-ce que… enfin….

— Oui ?

— Comment ça se fait que tu sois une Vagabonde ? Normalement les femelles restent toute leur vie dans leur troupe…

— C’est… une longue histoire.

— J’adore les histories ! Enfin, heu, si ça te dérange pas d’en parler.

— Pas spécialement… hmm…

Elle balaya le paysage du regard.

— Mon Protecteur, Kinga, s’est fait tuer par des Vagabonds. Mais je l’ai défendu, aidée par une autre Chasseresse, Waasi. Les Vagabonds l’ont emportée, ils ont tué Kinga, mais aussi Waasi. Je… je les hais, pour ça. J’ai refusé leur protectorat, allant contre l’avis de ma Matriarche, alors je suis partie.

Elle soupira, sentant sa poitrine toute congestionnée. Ces évènements paraissaient si lointains. Pourtant, elle n’avait pas quitté sa famille depuis si longtemps.

Si ?

— Et ? fit Gumzo.

— Quoi, et ?

— Bah, c’est tout ce que t’avais à raconter ?

— Heu… oui…

— Ah mais c’est pas une longue histoire, ça !

— Disons que je l’ai résumée…

Malkia se pencha, tentant d’atteindre une de ses cicatrices avec sa langue. C’était bien beau de papoter, mais ses blessures avaient grand besoin de soin.

— Attends, je vais t’aider ! se précipita Gumzo.

Alors qu’il tendait le museau vers elle, il se figea.

— Je… je peux ? J’ai dit que je t’aidais, mais si tu veux pas, je vais pas le faire hein, est-ce que tu…

— Je veux bien un peu d’aide.

Il ne bougea pas.

— Je veux bien un peu d’aide, insista-t-elle.

— Ah, heu, oui, pardon !

Elle frissonna quand il lui donna un coup de langue. Une douce chaleur se répandit en elle. Ses muscles devinrent mous, elle se laissa choir sur le sol. Elle avait oublié ce que ça faisait, de ne plus être seule.

— Moi je peux te raconter une vraie longue histoire, reprit Gumzo, si t’es d’accord bien sûr ! Enfin, je pense que tu vas pas vouloir parce qu’on me dit je me perds dans mes histoires et qu’on comprend rien à ce que je dis et…

— D’accord… pour l’histoire… Mais pas maintenant, là j’ai envie de dormir…

— Bien sûr, dors, il faut te reposer dans ton état ! Moi je vais aller dormir là-bas…

— Tu peux dormir ici…

Malkia ne sut pas s’il répondit, ou même s’il s’allongea près d’elle. Elle ne sentait que la chaleur cotonneuse dans laquelle elle baignait. Elle ferma les paupières et se laissa aller à un tendre repos.

_____

Lorsque Malkia se réveilla, elle ne sentit pas la faim s’abattre sur elle. Repue et reposée, elle avait l’impression de ne n’avoir jamais été aussi bien. Elle se leva et s’étira longuement, ignorant sa maigreur persistante pour se concentrer sur la douceur de la satiété.

Un reniflement retentit près d’elle. Elle tourna la tête vers Gumzo qui sommeillait encore, le dos au sol et les pattes écartées en une position étrange. La jeune lionne le considéra, chaleureuse. Elle se recoucha, contre lui cette fois, et se mit à ronronner.

La nuit venait de tomber, plus fraiche que celles qui avait précédé. La sècheresse touchait à sa fin. Bientôt les pluies chargées d’espoir immergeraient la savane. Elle ferma les yeux pour apprécier le rêve des prairies gorgées d’eau.

— Wenzio ! s’écria soudain Gumzo en se réveillant brusquement.

Il se figea en avisant l’ex-Chasseresse et cligna plusieurs fois des yeux.

— C’était… un cauchemar… réalisa-t-il.

— Ça va ?

— Je… désolé, je le fais souvent celui-là, presque à chaque fois que je dors en fait, sauf la nuit, je ne sais pas pourquoi.

— Qui est Wenzio ?

Gumzo se redressa lentement.

— C’est mon frère, je l’ai perdu à la fin de la dernière mousson, c’était ça l’histoire longue que je voulais te raconter.

— Je vois que ça te pèse.

— On peut dire ça… mais je tiens bon, ne t’inquiète pas ! Je suis à sa recherche, je sais que je vais le retrouver, bientôt, et on pourra devenir des Protecteurs ensemble !

Malkia sentit son cœur se fissurer. Cet espoir naïf lui rappelait trop le sien.

— Moi aussi… souffla-t-elle.

— Quoi ?

— Moi aussi, je suis à la recherche de mon frère. De mes frères. Ils s’appellent Aibu et Rao. Aibu a été chassé par mon Protecteur à l’approche des Vagabonds dont je t’ai parlé. Quant à Rao, il est parti à la fin de la dernière saison des pluies.

— C’est dingue, je m’attendais pas à ce qu’on ait autant de points communs !

— Parce que tu t’attendais à quelque chose ?

— Oui — enfin, pas vraiment — plutôt non, heu, disons qu’avec les femelles généralement je n’ai pas beaucoup de points communs… En fait on peut en trouver plein, mais d’habitude je n’y pense pas trop et…

Malkia s’esclaffa encore devant sa capacité à s’emmêler lui-même.

— Comment tu as perdu ton frère ? reprit-elle d’une voix plus grave. Raconte-moi cette fameuse histoire longue.

— Tu es sûre ? Parce qu’il parait que c’est une torture de m’écouter !

— Oui, vas-y.

— D’accord ! Alors…

Il leva la truffe vers le ciel comme si les évènements s’y déroulaient.

— Avec Wenzio, on a suivi la migration des gnous et des zèbres. On était Vagabonds depuis pas très longtemps et on commençait juste à avoir nos techniques spéciales duo. On perfectionnait tout ça — on a commencé à souvent réussir les attaques, c’était gratifiant ! Un jour, on a réussi à tuer un zèbre mâle en pleine santé, on était fiers, et puis on s’est régalés — où j’en étais ? Ah oui, on suivait donc la migration, et un jour pendant une partie de chasse, on s’est retrouvés truffe à truffe avec une autre troupe. Ils étaient nombreux, un trio de Protecteurs et beaucoup de Chasseresses, avec encore plus de petits — il y en avait de partout ! —, sauf que ça on s’en est rendus compte qu’au moment de lancer l’attaque, quand le troupeau s’est mis en branle et que les Chasseresses ont voulu sauter sur l’occasion. Les Protecteurs se sont tout de suite énervés et se sont rués sur nous, mais c’était le chaos de partout ! Les gnous et les zèbres couraient dans tous les sens, les Chasseresses aussi, et au milieu de ça je n’étais pas très proche de Wenzio. Un Protecteur m’a poursuivi, sauf que le troupeau a failli nous écraser. Alors on a fui — et j’ai manqué de m’écorcher sur une souche d’arbre, d’ailleurs — je t’assure que je courais presque aussi vite qu’un guépard ! Au final avec toute cette débandade, j’ai été repoussé loin du lieu de la chasse. Je me suis tout de suite mis à chercher Wenzio, mais je ne l’ai pas retrouvé, alors je me suis dit qu’il s’était fait avoir par la troupe. Je suis allé les provoquer, mais ils m’ont assuré qu’ils l’avaient juste chassé — au passage ils m’ont collé une sacrée rouste, ils ont bien failli me tuer —, je me suis éloigné des routes de migration pour le chercher, puisque l’odeur des herbivores en mouvement brouillait tout. J’ai cherché, cherché, et je suis toujours là à chercher. Je me dis que je suis parti sur la mauvaise piste, qu’il a dû suivre la migration, alors je pense que je vais la reprendre dès que les zèbres et les gnous seront de nouveau là.

Gumzo respira enfin, ayant lâché sa tirade presque d’une traite.

— Ça va ? Tu ne t’es pas endormie ?

— Mais non, voyons. J’ai tout écouté. Et j’ai eu une idée.

Le jeune mâle redressa le menton.

— Ah oui, laquelle ?

— Je te propose qu’on reste ensemble pour chercher nos frères. Qu’on forme une coalition, comme si on en était nous-même. Entre Vagabonds, ça se fait. Je n’y avais pas pensé, mais la migration des gnous est une bonne piste pour retrouver la trace d’Aibu.

Gumzo ne répondit pas tout de suite, se contentant de la fixer.

— Ça te va ? s’enquit Malkia, embarrassée.

— En fait j’osais pas te le demander, mais j’y ai pensé tout de suite quand tu m’as dit être une Vagabonde. Je suis super content que tu aies proposé ça — pas parce que tu es une femelle, hein ! Tu a l’air vraiment sympa, déjà, et puis c’est mieux d’être ensemble.

La jeune lionne lui donna un coup de tête affectueux.

— Bien alors, nous formerons une Coalition.