VI - Rugissements

Notes de l’auteur : et je suis même pas en retard, cette semaine !

Uzuri se rua sur ses filles.

— Je vous ai cherchées partout !

Ces dernières n’eurent pas le temps de s’excuser, Waasi manqua de les écraser en fonçant sur le groupe.

— Où est Kinga ?! rugit-elle.

— Parti en patrouille vers le grand bosquet, répondit Bahari en arrivant à son tour. Il ne doit rentrer que demain.

Sa sœur jura, sa cicatrice plissée d’anxiété. Au loin, les Vagabonds continuaient de déclamer leurs menaces.

— Qu-est-ce… qu’on fait ? bégaya Aibu en se tournant vers sa mère.

La Matriarche balaya la troupe du regard, s’arrêtant brièvement sur son fils et les deux lionceaux.

— On leur répond. On doit leur faire comprendre qu’on ne se laissera pas faire. Et qu’on est plus nombreux.

Un silence palpitant lui répondit.

— Alors, vous avez pas compris ?! reprit Waasi. On donne de la voix !

Elle prit une grande inspiration.

Un grondement sourd naquit au fond de son gosier. Il remonta, roula le long de sa gorge, gonflas, s’amplifia, pour exploser entre ses crocs. Ses babines tendues propulsèrent le rugissement puissant vers le ciel. Il se répandit comme le tonnerre, chassant le chant de ses adversaires.

Bahari reprit le rugissement de sa sœur, vite imitée par le reste de la troupe. Malkia fit vibrer sa cage thoracique. Elle expulsa tout son air jusqu’à sentir ses pattes trembler. Le vacarme de ses compagnons l’entourait, continu. Elle reprit son souffle, et recommença. Ils ne devaient pas laisser les Vagabond se faire entendre, pas un seul instant.

Un rugissement succédait à un autre. Elle dut bientôt se coucher tant ses membres étaient instables. Sa respiration profonde devenait difficile. Une inspiration ample, une expiration bruyante. Une inspiration. Une expiration. Ses côtes fatiguaient, sa gueule était sèche. Mais elle continuait.

Une inspiration saccadée, insuffisante.

Une expiration rugissante, difficile.

Douloureuse.

Une inspiration tremblante.

Un rugissement déterminé.

La nuit mourut au rythme de son souffle. Il se tarit alors que le soleil émergeait timidement. La lueur grisâtre qu’il posa sur la terre était à l’image de leur harassement.

Malkia finit par se taire, la gorge raclante. Ce fut Waasi qui cessa en dernier.

Tous tendirent l’oreille, guettant les revendications adverses. Mais rien ne vint.

— Vous… vous croyez qu’il sont partis ? s’enquit Aibu.

— Impossible de le savoir pour l’instant, fit Bahari qui s’efforçait de rester fière et droite. C’est à Kinga de faire face désormais.

— Mais il est parti à l’opposé…

— Il va revenir.

— En aura-t-il le temps ? siffla Uzuri.

Ses deux filles blotties contre elle, la jeune mère assassinait les broussailles du regard. Elle savait ce qu’il adviendrait si des Vagabonds remplaçaient Kinga. Elle se pressa contre les lionceaux et leur donna des coups de langues effrénés.

Malkia alla se coucher près d’elles. Aibu les contempla un instant, avant de s’approcher.

— Je suppose que… que l’on devrait se…

Une cavalcade de pas sourds retentit soudain. La troupe bondit sur ses pieds alors qu’un grand lion jaillissait des hautes herbes, sa course rendue incertaine par sa blessure.

— Kinga ! s’exclama Bahari. Tu nous as fait…

— PARS ! rugit le Protecteur en bondissant sur Aibu.

— Qu… je…

— Tu es banni ! Faut-il que je le répète ?!

Le jeune mâle n’eut pas le temps de réagir, son aîné lui donna de puissants coups de patte armé de griffes. Quelques gouttes de sang giclèrent sur la terre sèche. Aibu recula, s’emmêla dans ses pattes et manqua de s’écrouler. Kinga attaqua de nouveau, lançant ses crocs à l’assaut de son flanc. Son fils dut sauter en arrière pour l’éviter.

— Mais…

— PARS !

Le Protecteur chargea, forçant Aibu à s’enfuir. Il le poursuivit sur quelques foulées avant de s’arrêter en grondant. Son fils ralentit et tourna la tête vers la troupe, relançant la fureur du grand mâle.

— JE T’AI DIT DE PARTIR !

Le banni sursauta et détala, lançant un dernier regard paniqué en direction de sa famille.

Kinga attendit qu’il ait disparut, puis fit volte-face vers les Chasseresses.

— Prenez les petites et éloignez-vous le plus possible des Vagabonds. Passez par le bosquet.

Le cœur de Malkia battait furieusement dans ses côtes martyrisées. Les autres lionnes fixèrent un instant le Protecteur, immobiles. Seule Bahari eut la force de briser le silence.

— Bien, allons-y.

Elle se retourna, imitée par Uzuri qui poussa ses filles en avant, et avec un temps de retard par Waasi. Mais Malkia restait figée.

— Viens, lança sa mère.

— Non… Aibu…

Elle se hérissa lorsque Kinga tourna son large museau vers elle.

— Non !

Elle s’élança, passant dans un coup de vent devant son père.

 

_____

 

Aibu s’était enfui à toutes pattes. Il n’avait pas couru, il avait volé. Malkia vola, elle aussi. Elle remonta sa trace aussi prestement qu’elle put.

Kinga avait tenté de la retenir, de la poursuivre, mais en vain. Il pouvait l’écraser au sol, mais pas la battre à la course. Cela faisait longtemps qu’elle ne percevait plus sa présence. Celle de Bahari non plus. La Matriarche avait mieux à faire. Après tout, sa fille ne risquait pas grand chose si elle rencontrait les Vagabonds. Ces derniers ne tuaient pas les Chasseresses.

Leurs rivaux, en revanche…

Malkia pressa le pas malgré ses pattes flageolantes. La fatigue n’était rien comparée à la disparition d’Aibu.

Elle voulut l’appeler, mais ses cordes vocales ne pouvaient plus produire aucun son. Elle se contenta de trottiner aussi vite qu’elle put jusqu’à la rivière. La rivière qui servait de frontière au territoire de son Protecteur. Au-delà s’ouvrait un monde sans merci.

La sécheresse avait bien entamé le cours de l’eau, on pouvait désormais la traverser d’un simple bond. C’était ce qu’une petite silhouette s’employait à faire malgré les crocodiles qui la gardaient.

— Aibu !

Malkia dérapa sur les berges et se rattrapa de justesse. Son frère tourna la tête. Elle ne lui laissa pas le temps d’être surpris et le rejoignit en quelques foulées désespérées.

— Qu’est-ce que tu fais là, enfin… tenta-t-il de la réprimander.

Elle se pressa contre lui, fébrile.

— Kinga a été si violent… souffla-t-elle.

— Je suppose que les Vagabonds le rendent très anxieux.

Aibu ne paraissait pas paniqué comme lors de son départ précipité. Il était calme, bien que tremblant. Et froid.

— Le moment est venu, Malkia.

— Non ! Tu peux rester encore un peu… Je ne comprends pas pourquoi il t’a attaqué comme ça…

— Il a voulu me protéger.

— Quoi ?

— Tu sais très bien ce qui va m’arriver si les Vagabonds m’attrapent.

— Mais si tu es avec nous, tu seras protégé !

— Je suis adulte, maintenant. Kinga ne me doit plus rien.

— C’est injuste !

— Malkia.

Aibu posa son museau sur le sien. Elle put sentir son souffle rebrousser ses poils.

— Je vais partir, Malkia. Je vais retrouver Rao, et on conquerra notre propre troupe. On aura plein de petits et on vivra vieux. D’accord ?

Elle serra les crocs.

— Le…. dis pas comme ça… comme si c’était impossible… bégaya-t-elle.

— Crois en moi, s’il te plaît. J’en ai besoin, parce que je ne crois pas en moi-même.

Elle enfonça profondément ses griffes dans la terre.

— Je… je crois en toi.

— Merci.

Il lui donna un petit coup de langue.

— Au revoir.

Aibu se retourna vers la berge inhospitalière. Il chassa les crocodiles sur son chemin et la gravit, tentant de cacher ses tremblements. Malkia, au milieu des reptiles qui la lorgnaient, ne pouvait détacher ses yeux de lui. Il lui fit un dernier signe, puis s’immergea dans les fourrés.

Elle ne bougea pas tant qu’elle entendit encore ses pas. Tant qu’elle entendit encore son cœur.

Mais le pouls de son frère se tut.

Elle resta figée.

 

_____

 

Malkia trainait ses pattes sur le sol mourant. Le soleil vaillant qui avait percé l’obscurité se faisait chassé par les nuages. De nouveau, les nuages. Lourds, orageux. Ils pesaient sur ses épaules fatiguées. Ils l’accusaient de s’éloigner de son frère un peu plus à chaque pas. Mais ce n’était pas de sa faute. Elle n’y tenait plus, de fixer l’endroit où il avait disparu. Elle devait se faire une raison.

Aibu ne reviendrait pas.

Elle ne le reverrait pas.

Elle s’arrêta, ses yeux creusant la terre sous elle. Elle avait envie de retourner en arrière, dans le temps. Le temps, c’était ce qu’il lui manquait. Le temps lui avait pris Aibu. Tout s’était passé si vite. Un peu de temps, encore un tout petit peu. Elle en avait besoin.

— Malkia.

Elle sursauta et se ramassa sur elle-même, fixant la grande silhouette qui émergeait d’un buisson. Kinga s’approcha doucement.

— Je m’inquiétais…

Elle se redressa, raide. Toute l’agressivité qui s’était emparée du Protecteur semblait avoir disparu, ne laissant qu’une tendresse penaude. Mais elle ne l’oublierait pas pour autant.

— Ça va ?

— Non. Où sont les autres ?

— Elles veulent mettre le plus de distance possible entre Binamu, Sichina, et la menace. Moi, je suis à sa recherche. Et à ta recherche.

— Ce n’était pas la peine.

— Si.

Il se pressa à ses côtés.

— Je suis désolé, le spectacle que je t’ai donné à voir était pathétique, admit-il. Mais j’espère que tu comprends pourquoi j’ai fait ça.

— Sois-disant pour protéger Aibu, je sais.

— Pour protéger Aibu, des autres comme de moi.

Il poussa une longue et pesante expiration.

— Tu as dû commencer à le sentir toi aussi, l’Appel. Cette chose qui vient du plus profond de tes entrailles. Chez les mâles, elle ne poussa pas seulement à faire des petits, mais aussi à tuer ceux des autres. Et à tuer les siens quand ils deviennent adultes. Tu comprends ?

— Non.

— S’il te plaît, Malkia.

Il croisa son regard, elle baissa la tête.

— Tu… tu me fais beaucoup penser à mes sœurs, murmura-t-il.

Elle releva la tête malgré elle.

— Tes sœurs ?

— Oui, mes sœurs. J’en avais deux. Elles ont protesté quand mon père m’a banni. Elles se sont dressés devant lui. Et elles m’ont suivi jusqu’à la frontière, comme toi. Elles voulaient partir avec moi.

Kinga commença à marcher comme il cheminait dans ses souvenirs. Les oreilles tendues vers un son inaudible, le museau levé vers le couvert orageux. Elle se glissa à ses côtés.

— Moi non plus, je ne voulais pas partir. À ce moment, plus que jamais, j’ai regretté de ne pas être né femelle. Si j’avais été destiné à être Chasseresse, je serais resté toute ma vie avec ma famille. Pas de séparation, pas de combat à mener pour exister. Parce que c’est bien cela que j’ai gagné en tuant Uliopita : une existence. Nous autres mâles n’avons de valeur qu’en devenant Protecteurs.

— Tu n’arrêtes pas de te plaindre. Comme si les Chasseresses ne se battaient pas pour survivre.

— C’est vrai. J’ai cessé de regretté ma naissance quand j’ai acquis mon statut. Mais pas parce que j’avais enfin accompli l’objectif d’une vie. Parce que j’ai compris. J’ai compris que les Chasseresses étaient comme moi. Qu’elles ressentaient l’Appel et qu’elles ne pouvaient pas lutter contre. Que nous étions tous poussés dans une voie à l’avance, qu’importe si nous le voulions ou non.

— Mais… pourquoi on serait assujettis, comme ça ? Pourquoi est-ce que peut pas… changer ?

Kinga s’esclaffa tristement et dona un coup de langue à sa fille.

— Il y a des choses qu’on ne peut pas changer.

— Mais pourquoi ?

— C’est trop fort pour nous. Si tu luttes contre le courant, tu t’épuises. Il vaut mieux te laisser porter. Ta mère l’a accepté, elle aussi. C’est pour ça qu’elle te parait si intransigeante.

— Je ne suis pas d’accord.

— Tu n’as jamais été d’accord, la taquina-t-il. Dès notre première rencontre, tu m’as dit vouloir être « protectrice »… J’ai trouvé ça beau.

Malkia ne sut comment réagir. Kinga s’arrêta, la gueule grande ouverte pour capter au mieux les odeurs.

— Ils sont proches reprit-il, plus sombre. Ils ont laissé des marques territoriales partout comme s’ils avaient déjà gagné.

Il se tourna vers la jeune femelle.

— J’ai redouté ce jour depuis celui où je suis devenu Protecteur. Aujourd’hui, il est arrivé. Les Vagabonds sont trop nombreux pour que j’en vienne à bout. Et je suis blessé.

— Qu’est-ce que… tu vas faire ? balbutia-t-elle.

— Me battre, bien sûr. Je dois protéger Binamu et Sichina. C’est mon devoir.

— Mais si tu sais que tu vas…

— Je n’ai pas le choix.

Il passa sa large crinière par-dessus la tête de Malkia en une étreinte doucereuse.

— Jadis, j’ai chassé un Protecteur pour prendre sa place. C’est mon tour, désormais.

— Non…

Kinga se détacha d’elle.

— Va rejoindre les autres, d’accord ?

— Non… gémit-elle.

— S’il te plaît. C’est mon combat. Je le mènerai avec dignité.

Il la poussa tendrement en avant.

— Va-t’en, souffla-t-il.

Elle fit quelque pas, tremblante. Kinga n’en demanda pas plus et disparut dans les broussailles. Elle l’entendit rugir, menacer les assaillants. Elle n’avança pas, plus, figée et flageolante.

Atterrée.

Son père venait de lui dire adieu. Comme son frère, un peu plus tôt. Encore un qu’elle ne pourrait revoir. Après Rao, Ukame, Makini et Kufifia. Et bientôt, Binamu et Sichina.

Non.

Ils pouvaient bien se plier à leur destinée s’ils le voulaient, ils n’avaient pas à attendre qu’elle fasse de même.

Assez.

Kinga rugit plus fort, elle sentit la vibration se propager dans ses coussinets. Un autre mâle lui répondit. Puis un autre. Et encore un. Un concert de menaces de mort emplit le ciel furieux. Le combat allait commencer.

Malkia fit un pas en avant, elle sentait son pouls rageur pulser dans tout son corps.

Non, elle n’allait pas fuir et attendre que son père se fasse tuer.

Elle allait se battre.

 

 

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Canopus
Posté le 29/10/2021
AAAHHH Comment tu peux nous laisser la dessus?! C'est juste génial, je veux le suite TwT
Franchement ce chapitre était génial (comme toujours en sois XD). Entre les rugissement des femmes qui nous font frissonner même si on lit juste, le départ déchirant et trop soudain de Aibu et le combat de fin, c'est parfait.
Et puis j'aime beaucoup quand tu mets juste un mot sur une ligne ou juste une phrase, puis un petit paragraphe et encore un mot seul. Ca créé du rythme et ça fait une atmosphère triste je trouve, j'aime beaucoup!
Bref, comme d'habitude, génial!
AudreyLys
Posté le 29/10/2021
Hehe le sadisme que veux tu…
Merciiiii ! C’est très gratifiant d’avoir tes retours enthousiastes tous les ans :3
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