V – L'envers des masques

Par Dan
Notes de l’auteur : Bee Gees – Spicks and Specks

L’envers des masques

Mime, Saturne

 

Aessa avait si souvent lu et relu le rapport d’explicance du Programme qu’elle aurait pu le réciter en dormant. Chaque nouvelle ligne l’avait plongée dans une horreur inédite, chaque nouveau paragrafe avait forci sa convainquance ; quand elle avait terminé le troisième chapitre, l’évidence s’était imposée avec la force et l’inévitableté d’un coup de matraque : le conseil devait se réunir d’urgence et tanpis pour les sécuretés.

Elle avait tenté de s’opposer à ce Programme par tous les moyens, sans succès : il dépendait exclusivement des Ministères de la Justice et de la Santé. Aucune consultance du coté du Ministère des Satellites ; encore moins des gouverneurs luniens, bien que ce soit leurs prisonniers que les médecins de Charon manipulent dans leurs expérimentances.

On avait bien fait comprendre à Aessa qu’elle n’était plus la bienvenue dans les décidances politiques – à cause sa contestance du Programme, mais aussi de ses piètres tentatives pour convaincre les Preministres de chercher un terrain d’entente avec les nihilistes. « Écoutons-les, ça ne nous engage à rien », avait-elle dit pour gagner du temps, consciente qu’elle jouait le jeu de ses ennemis, consciente qu’elle n’avait pas le choix et qu’elle se détestait pour tout cela. « Écoutons-les avant qu’ils tuent encore pour nous y forcer ou pour tous nous néantir. »

Pure traitrise, de l’avis des élus dépassés ; Aessa ne serait pas étonnée qu’on l’invite à poser sa démettance dans les jours prochains et elle ne parvenait mème pas à leur en vouloir : il y avait quelquechose de noble dans leur refus catégorique de se plier aux désidératas de ces barbares. On ne pouvait pas en dire autant de leur recours à ce Programme inhumain.

Si les dirigeux en arrivaient là pour combattre des adversaires que le conseil aidait à contrecœur, il était grand temps que le conseil se dénonce.

En attendant que la situance lui claque entre les mains, Aessa essayait d’en tirer le meilleur profit : il était plus facile pour une paria que pour une ministre de disparaitre des radars ; elle avait ainsi pu arranger un transport discret en partance pour Mime. Aessa n’était pas certaine d’avoir couvert toutes ses traces, mais c’était devenu le cadet de ses soucis. Restait qu’Haccan pouvait les dénoncer d’un jour à l’autre, alors inutile de craindre les « peutètre » et les « et si ».

À Mime, le directeur des transports saturnien lui ouvrit luimème les portes de la demeure louée pour l’occasion.

— Entrez, dame, entrez.

Aessa se faufila à l’intérieur. Le vestibule donnait directement sur un patio flanqué d’une galerie circulaire, par laquelle deux silhouettes noires se prochaient. À l’abri de l’avantoit, une troisième se tenait assise sur un banc de gré sculpté, et la ministre fut saisie d’une sensation de déjàvu aussi terrible que fugace.

— Vous avez pu discuter avec l’officier Ogma ? lança-t-elle en songeant qu’il s’agissait d’un drole d’endroit pour une rencontre.

Elle tourna la tète pour quèter la réponse de son hote, mais il avait disparu. Pas envolé, simplement confondu : coiffé d’une capuche et mélangé à la paire d’ombres qui venaient de les rejoindre depuis le péristyle. Impossible de déterminer laquelle des trois formes il était devenu.

Le vertige d’Aessa s’accentua tandis que leurs visages gommés d’hologrammes restaient braqués vers elle, puis la nausée l’étrangla quand ils s’inclinèrent dans une attitude familière. Une attitude joueuse.

— Quesceque…

— Allez vous asseoir dame, détendez-vous. Vous è-êtes en sécure-ité.

Aessa ne comprenait pas. Ou peutètre comprenait-elle trop bien et ne voulait-elle pas l’accepter. Les capes la pressèrent vers le patio, en dirigeance de leur semblable qui esquissa un sourire brouillé à leur arrivée. Aessa jeta un coup d’œil aux deux figures supplémentaires qui venaient de franchir les arcades ; elle les regarda se camper comme des androgardes en bordure du patio, aussi graves et immobiles que les bustes qui en décoraient les colonnes.

Elle avait une terrible sensation de déjàvu et la terrible impression d’évoluer en plein cauchemar.

— Allez-y, installez-vous.

Aessa rabattit les yeux sur l’ombre assise. Elles se bravèrent longtemps, brouillage contre voilage crispé, puis l’ombre leva les bras et désactiva le sien écartant son capuchon. Le visage basané de la journaliste marsienne, son amie du conseil amatrice de bulbes, apparut sous un bouquet de cheveux bruns et bouclés. Aessa resta un moment fascinée par son sourire éclateux et par les reflets que ses capteurs musculaires renvoyaient : comme son corps en était criblé, sa peau se tapissait de constellances d’étoiles sous la lumière changeuse.

Son amie du conseil cachée sous une cape de terroriste.

— Bonjour, Aessa, dit-elle. Je peux utiliser votre joli prénom, maintenant ? Vous pouvez m’appeler Dorrin. J’imagine que vous avez beaucoup de questions.

Mais Aessa n’en avait pas tant que ça. Elle n’en avait qu’une, en réelleté :

— Pourquoi ?

— Vous commencez fort ! Prenez les choses dans l’ordre. Asseyez-vous.

Aessa obéit.

— Et accordez-vous le temps d’ètre soulagée : nous sommes du mème coté. Nous l’avons toujours été.

— Vous m’avez manipulée ! s’exclama Aessa, ahurie.

Eux, ses alliés. Ses complices. Ils avaient tous oté leurs holos, maintenant, et ils la scrutaient avec une exprimance de gentil regret. Aessa reconnut les yeux réfléchisseux de la Mercurienne qui pilotait le vaisseau terroriste et qu’elle avait malmenée pour tenter de stopper l’explosance de la carrière.

— On a joué le jeu, continua Dorrin. Votre jeu, pour ètre honnète.

Aessa ouvrit la bouche, mais la Marsienne fut plus rapide à reprendre :

— On comprenait votre point de vue pendant notre dernière réunion à Taorenn, Aessa. On le comprenait vraiement. Vous avez eu peu de temps pour assigner l’officier et vous avez pris la bonne décidance en l’envoyant toudsuite sur la trace des Moutons – dailleurs, vous l’avez bien choisi, il semble très sensible à nos arguments et je crois que Ionnel a su le convaincre de ne pas dévoiler nos secrets trop rapidement. Il nous fera une bonne passerelle vers la PI, en cas… vous savez, si notre autre amie en uniforme refuse notre imminente proposance…

« Mais trève de digressances, revenons-en à vous. On ne vous reproche rien, au contraire, on admire votre maitrise et votre expertise, car vous avez aussi eu peu de temps pour préparer un message officiel aux peuplances. Pour le bien de notre plan, vous avez pris la bonne décidance en ne disant rien à propos de l’équipance, mème si ça signifiait peutètre mentir en affirmant l’existence de terroristes. »

— Mais…

— On comprend, insista Dorrin, et on vous remercie ! Votre initiative nous a sandoute sauvés. C’était la bonne chose à faire, je crois que toumonde au conseil le savait, mème ceux qui voulaient qu’on se manifeste comme potentiels coupables… – elle soupira. Ce qu’ils voulaient surtout, c’était ne pas ètre les affreux qui feraient le choix de se préserver coute que coute. Alors on vous remercie de vous ètre sacrifiée pour porter ce fardeau.

— Sacrifiée ?

Une claireté terrible tomba sur ces derniers jours. Aessa croyait avoir compris, jusquelà, mais il s’agissait seulement d’analyse, de procédure intellectuelle. Maintenant, Aessa intégrait ces informances presque littéralement : elle avait l’impression de les boire et de les respirer et elles la noyaient complètement.

C’étaient eux, ses kidnappeurs. Ces silhouettes noires, ces masques, la voix moqueuse de l’ombre qui l’avait sortie de cellule ; elle aurait dû les reconnaître. Et ce batiment singulier, patchwork de modes et de savoirs de toutes les planètes et de nombreuses lunes, seul un groupe aussi hétéroclite et ressourcé que le leur avait pu le décorer en si peu de temps afin de brouiller les pistes.

— Vous… Vous…

Ils s’étaient contentés de la laisser prendre les risques et les coups à leur place. Dès qu’elle avait convaincu le Preministre jupitérien d’évoquer les terroristes et de sceller le sort de leur nouvel antagoniste, le conseil s’était contenté de tirer parti de son audace. Ils l’avaient manipulée, mais aussi agressée, droguée, enlevée, prisonnée, malmenée psychologiquement.

Terrifiée.

La Marsienne lui tapota la main en guise de réconfort, puis continua :

— Le cargo qui a explosé dans la carrière, au large de Saturne, c’était un des quatre resteux que vous aviez fait équiper en prévoyance de l’intervenance des Moutons. On l’a récupéré pour faire un test en situance réelle : on était convaincus que c’était ce qui avait manqué aux fases d’expérience.

Aessa en était convaincue également.

— On voulait vérifier si notre technologie causait systématiquement des explosances. Il fallait opérer dans un lieu désert, cette fois ; pas question de blesser des innocents. On a joué la carte « terroriste » pour le faire, mais il fallait que ça ait l’air vrai. Le genre de spectacle que les nihilistes pourraient avoir orchestré.

Aessa rembobina le fil jusqu’à cet instant atroce où le noir de l’espace s’était flammé devant eux.

— Et il a explosé, dit-elle. Comme le premier.

— Toujuste. Ce qui signifie qu’il n’y a jamais eu de terroristes qui auraient volé ou détourné nos cargos et l’équipance à son bord pour servir leurs desseins. On ne les a pas simplement imités pour vous kidnapper : ils n’ont jamais été réels.

— Quescequi me le prouve ? Quescequi me prouve que vous n’ètes pas en train de me mentir encore ? Vous ètes peutètre bien des terroristes, depuis le départ. Vous avez peutètre infiltré le conseil pour vous en servir de couverture.

L’idée était glaceuse, mais moins que celle d’avoir participé à un meurtre de masse.

— Infiltré le conseil ? répéta Dorrin en riant. On l’a formé ensemble, vous vous souvenez ? Raffel, cette lune d’Uranus, le Troll radieux ? On ne parlait pas encore d’équipance, à l’époque. L’idée venait de vous, dailleurs ; on ne vous l’a pas soufflée pour vous marionnetter. Franchement, si on avait voulu construire une bombe, sans vouloir vous offenser, on y serait parvenus sans vous.

— Mais…

— Allons, Aessa, ne soyez pas absurde ! Vous pensez qu’on vous aurait tous menti pendant dix ans en prétendant partager vos opinions, juste pour pouvoir profiter de cette technologie pour faire des victimes sur Europe ? Comment voudriez-vous qu’on ait monté un coup pareil, pendant si longtemps, sans que vous le sachiez ? Parcequ’on vous a un peu roulée dans la farine ces derniers jours, ne croyez pas qu’on est des menteurs de hauvol…

Aessa relacha l’air qu’elle retenait dans ses poumons. La Marsienne reprit d’une voix paiseuse :

— La première explosance, l’accident – le vrai accident –, c’était nous, notre équipance. Le conseil a été sincère dans ses valeurs et ses idées pendant ces dix années que nous avons partagées, Aessa. Il n’a jamais eu les envies et les méthodes destructrices des nihilistes imaginaires, ni vous, ni les autres, mais il est responsable de ces vingtdeux morts. On est tous responsables.

Aessa se prit la tète dans les mains, bien obligée de croire à la logique et à l’honnèteté de Dorrin, bien obligée d’en tirer d’odieuses concluances. Elle avait créé un épouvantail pour cacher leurs agissances et préserver leurs projets. Elle avait enfanté des monstres, des chimères, et le conseil avait simplement enfilé leur déguisance.

Ils avaient sandoute craint que les véritables terroristes, s’ils existaient, se soulèvent contre leur imposture et répliquent violentement ; mais cette fourbeté était nécessaire pour lever leurs doutes lancineux et faire enfin éclater la vraieté : l’Union n’avait rien à craindre de personne, hormis du conseil.

— Malgré toutes les simulances effectuées par nos soins, rien ne pouvait nous préparer à la matérialeté du terrain, dit la Marsienne. C’était bien un vice de fabricance, indétectable tant qu’on en restait à des tests en laboratoire ou en chambre d’expérience. La bonne nouvelle, c’est qu’on pense pouvoir pallier bientot ce défaut.

Aessa eut quelque difficileté à s’en réjouir. Elle se leva pour faire trois pas incertains dans le patio.

Elle se souvenait avoir hésité entre deux maux : la faute du conseil dans la mort de vingtdeux innocents ou le poids de la menace terroriste. Aessa avait fini par trancher en s’exprimant sur Europe : les terroristes devaient ètre un moindre mal pour qu’elle les préfère à la coupableté. Elle méritait toute la souffrance qui l’accablait désormais. Elle méritait toutes ces complicances et tous ces détours qui la ramenaient à l’abominance dont elle avait tant voulu se dédouaner.

Elle avait assassiné vingtdeux personnes.

— Ionnel, escequ’on peut porter de l’eau à Aessa ?

Une silhouette s’éclipsa pour revenir avec un plateau flotteux et l’arrèta à procheté d’Aessa. Sous sa capuche, le directeur saturnien lui adressa un sourire contrit, puis se retira en s’inclinant presque en signe d’excuse et reprit place dans le cercle que les membres du conseil dessinaient sur le pourtour de la cour.

— On a pu faire des analyses sur les Moutons en les échangeant contre vous auprès de l’officier Ogma, reprit la Marsienne en lui servant un verre, et voici une autre maigre consolance : malgré la catastrofe causée sur Europe, l’équipance a fait effet – en partie, celadit. Ils sont stériles, tous les trois, mème si dans le cas de Guevara, c’est difficile de prouver que ça a un lien avec l’agent dispersible. D’après le dossier médical qu’on a pu extraire de Charon, Teresa l’est aussi. Tenez.

Aessa déclina la boisson ; Dorrin l’avala d’un trait. Elle ne les pensait pas prèts à la poisonner, mais elle était encore trop ébranlée par leur revirance pour accepter le moindre geste de leur part.

— On a également fait des tests sur les moonshiners rescapés de l’explosance du chantier naval, une fois qu’ils ont été transportés à l’hopital de Nehara. Ils n’ont pas montré que l’agent a opéré sur eux. Les composeux actifs ont dû se libérer durant l’abordage. Les pirates ont rapporté la libérance d’un « panache » au moment de l’ouverture de la cuve de controle.

Aessa visualisait bien la scène : des gestes maintes fois répétés, des prélevances systématiques, une routine de pirates désormais rompus aux accostages, et ce jour-là, un petit souffle d’hydrogène qui n’avait déclenché aucune alarme sur les instruments des Moutons. Aessa leur avait peutètre facilité la tache pour se surer qu’ils s’emparent de ce batiment-là, mais ils n’étaient pas mauvais forbans pourautant. Au moindre signe inquiéteux, ils auraient fait demitour. Jamais Guevara n’aurait mis ses comparses en péril pour une simple prise.

Peutètre avait-elle été soulagée d’apprendre l’existence des terroristes, elle aussi ; consolée par la sordide certitude que si le drame était irréversible, aumoins n’était-il pas imputable à ses erreurs.

— Vous dites que le composé a partiellement fait effet sur les Moutons ? nota Aessa avec un retard.

— Il a agi sur eux, mais apparentement, il ne s’est pas répandu audelà de leur groupe, expliqua Dorrin. Seuls les individus directement en présence du panache ont montré des signes d’opérance – les Moutons uniquement, et personne ayant été en contact avec eux ensuite.

Le composé aurait dû se libérer au moment du transfert de l’hydrogène, à Conamara, et toucher les moonshiners chargés de la manœuvre. Ensuite, il se serait croché à eux comme une tique. Europe, plus grande plaque tournante de l’Union, devenue l’épicentre de la contaminance pour un agent nonpas contagieux, mais voyageur. Embarqué clandestinement dans les poches, sous les ongles, dans les vaisseaux, à destinance de toutes les lunes et de toutes les planètes du système.

Aessa leva les yeux au ciel, mème s’il n’y avait ici aucune tempète pourpre dans laquelle les abimer. Le soleil perça un moment le voile ondoyeux de la poussière en suspendance et ses rayons accentuèrent le relief des mosaïques avant de faiblir.

— Pourquoi m’avez-vous enlevée ? demanda-t-elle.

Dorrin termina de grignoter le quartier de poire préparé pour leur invitée avant de répondre :

— C’était mon idée.

— J’avais fait le lien avec le journaliste, oui. Je me doute que c’est vous qui l’avez engagé. Mais pourquoi ?

Il lui semblait qu’elle allait beaucoup prononcer ce mot, hui.

— Pourquoi ne pas m’avoir mise dans la confidence ? Vous saviez que j’étais prète à mentir, puisque c’est moi qui ai parlé des terroristes sans savoir s’ils étaient vrais ou non.

— On avait besoin d’un porteparole, d’une victime. Quelqun qui ait vu et redouté les terroristes et qui puisse promettre à l’Union entière que la menace était sérieuse. On vous a choisie parcequ’on vous connait. On savait que vous résisteriez aux mauvaises traitances, on savait jusquoù on pouvait aller sans nous exposer.

— Pourquoi tant chercher à rendre la menace terroriste crédible si vous avez simplement joué le jeu pour avoir une occasion de tester l’équipance en situance réelle ?

— Votre kidnapping devait appuyer la solidaireté, dit Dorrin. Vous savez ce que le conseil a toujours désiré : que notre Nouvelle Humanité s’éteigne paisiblement. Pas dans un bain de sang, pas en regardant les luniens et les planétiens s’étriper.

Car là n’était pas l’aspirance de l’extinctionnisme. Cette foi était agée, la plus agée de toutes, plus ancienne que le préservationnisme qui avait rigidifié l’Union et plus lourde que le libertarisme qui s’était constitué par réaction de rejet. Née avant le départ de la Terre et la colonisance, elle était issue d’esprits humbles qui voyaient dans la mort de la planète un signe que leurs efforts déraisonnés n’avaient que trop duré.

Certains adeptes avaient dailleurs préféré mourir avec la Terre. Pas de navette, pour eux ; pas de fusée ni de camp de réfugiés sur Luna, de migrance sur Mars, d’expédiance osée… pas de deuxième chance. Ceux qui avaient embarqué ne l’avaient pas fait par hypocrisie, mais par espoir de ramener l’Humanité sur le droit chemin – celui de l’éteindance – à force de temps et d’acharnance. Si les défenseurs de ces idées laissaient les colons s’en aller sans eux, gorgés de l’avideté et de l’orgueil des surviveux indignes, personne ne redresserait leurs torts. Or quelqun devrait sauver le système avant que les humains s’y soient répandus comme une maladie.

Ils étaient restés discrets pendant de très longues années. Parfois, leur coureux avait bien failli s’éteindre le premier. Parfois, quelques cellules se reformaient. Mais ça n’était que le conseil, avec ses immenses moyens et sa déterminance ravivée par les conflits toujours plus houleux des luniens et des planétiens, qui avait réussi à mettre sur pied un plan viable pour éviter que les tragédies terriennes se répètent à l’infini.

— On voulait préserver la paix, continua Dorrin. On a alors songé qu’en confirmant l’existence des terroristes, en gravant la menace avec votre kidnapping puis avec la diffusance du message nihiliste aux gouvernances, l’uniance des peuplances aurait bien lieu et on pourrait travailler à une meilleure équipance sans avoir à se soucier des guerres internes. Le principe éculé de l’ennemi commun.

Aessa connaissait bien ce principe : c’était en grande partie ce qui l’avait motivée à parler des terroristes sans ètre absoluement certaine de leur concrèteté. Enfindecompte, Dorrin avait simplement suivi son exemple. Mais ni l’une ni l’autre n’aurait pu anticiper les circonstances aggraveuses qui avaient changé ce principe en véritable piège.

— Ça n’aurait pas pu fonctionner longtemps, dit Aessa. Quand vous avez préparé votre comédie, vous ètes-vous renseignés sur les vrais terroristes ? Les Terriens ?

Dorrin parut perplexe. Elle échangea un bref regard avec Raffel, le gardarchiviste vénusien, qui secoua piteusement la tète – sur son visage, l’horreur creusait les ombres autour des angles aigus de ses os renforcés. Aessa eut une brève vision des premières heures du conseil, lorsque le conseil n’existait pas encore dans l’imaginance de ses trois fondateurs : trois visionnaires effroyés réunis dans la salle obscur d’un bar d’Obéron.

— Nous avons… Nous avons pu glaner quelques informances, oui, répondit la Marsienne, mais…

— Pas assez. Évidentement. Aucun membre du conseil n’a accès à ces archives àpart moi – je suis la seule élue, et encore, mes passedroits ne m’ouvrent pas toutes les portes. Raffel a peutètre tenté de fouiner, mais il aurait fallu une véritable mission d’espionnage pour obtenir les données suffiseuses.

— Suffiseuses à quoi ?

— À comprendre que les terroristes ne feront jamais de bons ennemis communs dans la situance actuelle.

— Mais c’est vous qui avez parlé d’eux, qui les avez…

— C’est moi, oui ; mais quand j’ai parlé des terroristes juste après l’accident d’Europe, la réunissance des luniens et des planétiens était encore possible. C’était avant la rassemblance libertaire sur Io, avant le délit de séparance, avant le discours de Guevara sur Saturne, avant la fracture. Et vous avez choisi de solidifier le faux ennemi commun au mème moment, car personne alors n’a su réaliser le sérieux des dissidences luniennes ni deviner ce qu’elles entraineraient.

Dorrin demeura silencieuse.

— Ajouter de la terreur làdessus, c’est jeter de l’huile sur le feu, dit Aessa. Notre stratégie a causé l’inverse du résultat escompté car il y avait déjà trop de peur et de rancœur installées. Les planétiens se sont insurgés contre les luniens : pour eux, les terroristes avaient forcéement été façonnés par la culture lunienne ; et les luniens se sont insurgés contre cet amalgame. La scission était en marche malgrétout.

« Maintenant, c’est définitivement trotard pour rallier les peuplances contre les terroristes. Les gouvernances refusent de céder à leur chantage, elles refusent mème de les écouter dans l’espoir de trouver un accord. Et je pense que nous pouvons ètre fiers de la force morale dont elles font preuve pour l’instant. Moins des mesures qu’elles comptent prendre pour répliquer : elles ont lancé l’armance des planètes pour se protéger des terroristes d’abord et des luniens bientot.

Dorrin l’observa sans ciller. Elle avait peutètre vu les images du tribunal, mais le Programme était resté un mystère. Ses accréditances ne lui permettaient pas de consulter un dossier pareil et mème si leur groupuscule avait décidé d’user de son pouvoir après dix ans de prudence et de parcimonie, il restait ignoreux sur bien des plans.

— Nous avons déclenché une guerre systémaire, conclut Aessa.

Dorrin détourna les yeux et Aessa se surprit à apprécier l’instant : elle n’était plus otage, ni manipulée, mais bien revenue au niveau des sournois qui avaient utilisé les mèmes tactiques et fait les mèmes erreurs qu’elle. C’était une maigre soulageance comptenu de l’ampleté de leur échec, mais Aessa respirait un peu plus librement.

— Les choses ne se sont pas toutàfait déroulées comme planifiées, eneffet, admit Dorrin.

Aessa lacha un petit rire et, après un instant d’étonnance, la Marsienne rit avec elle. Les capteurs qui ponctuaient son visage avaient une élégance très différente des plaquettes des Jupitériens ; on aurait dit de toutes petites perles cousues en dentelle. Piqués profondement dans les muscles qu’ils tonifiaient par d’infimes décharges électriques, ils soulignaient ses orbites, ses joues et ses lèvres sombres. Peutètre s’était-elle déjà demandé à quoi ressemblerait un baiser sans ces implants. Sandoute ne réalisait-elle pas qu’à cause de leurs machinances, le jour viendrait où planétiens et luniens ne s’étreindraient plus que pour se blesser.

— Vous… Vous pensez qu’on peut rétablir la situance ? demanda Dorrin.

Le plaisir d’Aessa lui fit bomber le torse. Sans s’en apercevoir, elle avait longé le bras pour s’emparer d’un verre d’eau et d’un morceau de fruit. Le cercle des encapés n’avait plus rien d’intimideux, désormais ; une audience plus qu’un comité de sécureté.

— La rétablir ? demanda-t-elle pour se faire désirer.

— Ébien oui. D’après ce que vous dites, les terroristes ne peuvent que graver les choses, désormais. On ne peut pas laisser leur fausse menace continuer à planer sur l’Union. Si on révèle maintenant aux gouvernances qu’on est les seuls responsables des « attentats », on pourrait désamorcer tout ça…

— Mais révéler aux gouvernances que nous sommes les seuls responsables nous priverait de notre unique et dernière chance de parvenir à nos fins. De faire fonctionner cette technologie. De stériliser toumonde. Alors nous supprimerons la fausse menace, oui, mais seulement àterme.

Dorrin ne demanda pas « comment ». « Comment » était une question pour plutard et c’était là tout le problème :

— Àterme ? On a déjà jeté trop d’huile sur le feu, comme vous dites, alors c’est maintenant qu’il faut agir, non ?

Aessa reconnaissait bien là leur frileuseté. Cette hésitance, cette faibleté, mème, modelée par de trop longues années de colloques secrets et de complots murmurés. C’était Aessa qui avait pris la décidance de faire équiper les cargos et de lancer Haccan aux trousses des Moutons. Mème lorsqu’il s’agissait de choix essentiels au plan et votés à la majeureté, c’était toujours elle qui se chargeait de passer à l’action. Pas étonneux qu’elle ait préféré se passer de leur avis pour nommer les terroristes sur Europe : elle avait toujours porté le conseil àboudebras et leur piteuse improvisance extrémiste prouvait bien qu’ils avaient encore beaucoup à apprendre en matière de politique.

— Nous pouvons tirer parti de votre déguisance avant de nous en défaire, expliqua-t-elle. Dunepart, en continuant à jouer les nihilistes, nous pouvons continuer à faire pressance sur les planétats.

— Vous dites voumèmes qu’ils ne se rangeront pas aux revendicances des terroristes, fit Dorrin. Vous voyez bien comme ils sont restés sourds à vos tentatives de négociances : pour eux, il n’y a rien à marchander avec les nihilistes.

— Pour l’instant, répéta Aessa. Nos élus se pensent prèts à lutter maintenant que le Programme est en route, ils se pensent peutètre mème prèts à gagner. Mais c’est facile de penser pouvoir gagner la guerre quand elle ne fait que commencer.

« Aufond, leurs supersoldats ne pourront rien contre une nouvelle série d’assauts potentiellement meurtriers et il suffirait peutètre d’un autre coup de semonce pour faire flancher leur déterminance – en visant un édifice emblématique hors des heures de travail, parexemple, ou en pulvérisant une petite lune inhabitée. J’ai fait équiper cinq cargos, deux seulement ont explosé pourlemoment.

— On a caché les trois autres dans les anneaux de Saturne…, glissa Dorrin. Ionnel se charge de calmer les craintes des ports d’arrivée qui ne voient toujours pas débarquer les cargos promis…

— Sage décidance, approuva Aessa. Cela peut grandement nous servir. Si nous la jouons fine sous le masque des nihilistes, nous pourrions en parallèle présenter notre technologie comme un compromis acceptable : la stérilisance serait une manière douce de parvenir à l’éteindance et les élus pourraient ètre contraints de l’envisager si l’alternative devient sangleuse. Et s’ils rechignent encore, nous pourrons en kidnapper un ou deux.

Aessa ressentit une pointe de crainte face à ce plan tout neuf : comme elle l’avait dit à Dorrin, elle ne possédait qu’une connaissance partielle des implicances politiques du terrorisme, car mème les archives ne pouvaient en dresser un exposé complet – elle doutait qu’il existe un absolu en la matière, dailleurs. Et quanbienmème la ministre en aurait compris les plus infimes nuances, restait que leurs gouvernances n’avaient rien à voir avec celles de la Première Humanité ; toute transposance directe aurait donc été biaisée.

Encela, Aessa pouvait se surer : dans une civilisance ou le vol représentait l’un des pires crimes imaginables et où le meurtre était devenu une abominableté indicible, leurs dirigeux – mème armés du Programme – faisaient face à une menace inédite contre laquelle ils continuerait à trembler, et qui pourrait bien finir par les rompre.

— C’est assez optimiste, j’en conviens, dit Aessa. Mais si les gouvernances campent sur leurs posances, persuadées que leurs supersoldats suffiront ou qu’il faut continuer à résister par principe, un soidisant acte terroriste vengeur faciliterait notre tache pour disperser l’agent stériliseur.

Les yeux bleus et globuleux de Dorrin se rondirent.

— Imaginez ce qui s’est produit à la carrière saturnienne, expliqua Aessa, pas de victimes humaines, mais une ville, une région, une lune entière traitées d’un seul coup grace à une détonance controlée… Nous n’aurons plus jamais d’occasions pareilles.

« Ça serait plus risqué, oui, plus compliqué et moins filosofiquement satisfaiseux que si les planétats nous soutenaient, mais ça pourrait tout accélérer. Les gouvernances n’auraient alors plus le choix et nous plus besoin de nous tourmenter pour leur faire accepter nos méthodes : la stérilisance serait en marche. Nous pourrions avoir touché tout le système avant que la guerre éclate belébien. Et là, nous dirions la vraieté à toumonde au sujet des terroristes, et toumonde poserait les armes. »

— Mais…

— Supprimer la menace terroriste maintenant n’améliorera rien, coupa Aessa. Les luniens et les planétiens ne cesseront pas leurs conflits sous prétexte que c’était un mensonge ; aucontraire, les luniens pourraient accuser les gouvernances planétiennes de les avoir trompées. Alors autant profiter au maximum de la situance, non ? Autant tout tenter pour ne pas avoir à renoncer si près du but et après tant d’années.

C’était terrible et sandoute inconscient, mais ça n’était pas aberreux pourautant : le mal était déjà fait. Une seule chose inquiétait Aessa :

— Celadit, notre technologie n’est pas prète pour ce genre de diffusance. Pas prète toucourt. Le défaut qui a causé l’explosance à Conamara puis Saturne n’est pas encore corrigé, mème si vous dites avoir des pistes pour y remédier ; et après ça, il faudra des tests intermédiaires. Sanquoi nous risquerions de causer d’autres accidents…

Aessa s’aperçut de la rapideté avec laquelle « vous » était redevenu « nous ». Dorrin sembla le remarquer aussi, car elle esquissa un sourire chaleureux et convaincu. Aessa ignorait quelle était sa place, désormais ; elle ignorait si ses anciens complices l’autoriseraient à réintégrer les rangs et si elle souhaitait continuer à travailler avec eux. Mais les enjeux allaient audelà de sa susceptibleté. Ils pouvaient reprendre le plan là où ils l’avaient laissé, à condition que l’Union n’implose pas avant.

— Le principal problème, c’est que nous manquons de temps, dit Aessa. Si la guerre ne risquait pas de s’envenimer si vite, si les libertaires ne bouillaient pas déjà à cause de ce stupide délit de séparance, nous pourrions tester convenablement l’équipance avant d’envisager de la déclencher sous couvert d’un acte terroriste, dans l’optique où les gouvernances refuseraient la stérilisance.

Mais s’ils devenaient la cible des armées sous les traits des terroristes, ils seraient piégés : ils n’avaient aucune force de frappe pour contrattaquer et aucune envie de se battre, pour commencer. Les gouvernances auraient tot fait de les coincer et de les démasquer, ne trouvant derrière leurs hologrammes qu’une poignée de visionnaires téméraires et un peu désespérés.

Aessa préférait ne pas imaginer le sort qu’on leur réserverait quand on comprendrait qu’ils avaient seulement projeté d’épouvantables ombres chinoises. Quand on comprendrait qu’ils avaient menti, provoqué la panique, poussé l’Union à ses dernières retranchances seulement pour assouvir leurs ambitions.

— Il y a peutètre encore un moyen de calmer le jeu, dit Aessa, qui réfléchissait tout haut. Un moyen de protéger un peu le conseil pour gagner du temps, justement.

La Marsienne se redressa et croisa les mains. Aessa lui fit alors part de son plan. C’était risqué, certes ; mais c’était moins risqué que de rester dans l’inactiveté pendant que la guerre se jouait sur leurs inventions.

— C’est très ingénieux, admit Dorrin quand elle eut terminé. Vous avez le bulbe rusé.

Elle sourit sans cesser de l’étudier avec insistance, l’air hésiteuse :

— Esceque ça veut dire que vous nous pardonnez ?

Aessa se posa très sérieusement la question.

— Je crois qu’il ne s’agit pas de pardonner, répondit-elle finalement. Je crois que ça a toujours été plus grand que nos sensibletés personnelles. Vous compreniez mon point de vue lors de notre dernière rencontre. Je comprends le votre dorénavant. Si je veux ètre honnète, je dois admettre que j’aurais fait exactement la mème chose à votre place.

— J’avoue que je suis soulagée. On l’est tous. Vous ètes et serez toujours d’une aide inestimable dans notre entreprise.

Les silhouettes statiques hochèrent la capuche. Elles n’avaient rien raté de leur discutance.

— Je pense que vous devriez rentrer sur Jupiter, maintenant, reprit Dorrin. Il vaut mieux que vous soyez loin quand « les terroristes » suivront vos judicieux conseils.

— Vous avez raison.

— Laissez-nous vous arranger un transport.

Aessa termina son verre et piocha deux grains de raisin avant de se lever. Elle lança un regard circulaire à ses alliés, qui la saluèrent tous d’une lente mouvance du menton, denouveau retranchés derrière le brouillage holografique des nihilistes. Aessa se sentit envahie d’un sentiment de respect et d’accomplissance enivreux.

Elle s’en gorgeait encore quand la navette l’emporta vers Dilleux. Elle s’en gorgeait toujours lorsqu’elle atteignit le spatioport de la capitale. En réelleté, elle continua à s’en gorger mème quand les officiers l’arrètèrent à michemin du quai d’embarquance pour lui passer les menottes magnétiques.

— Dame Aessa Jynne-Lorry Menkalinan, vous ètes en état d’arrètance pour haute traitrise à l’Union.

Ça lui parut tellement farfelu qu’elle en oublia d’avoir peur.

— Sur la base de quelles preuves ?

— Sur la base du témoignage de votre assisteuse, Megge Morrez-Hannig Larawag. Après avoir été malmenée par les terroristes, elle a signalé des agissances et des disparaissances suspectes de votre part. Nous avons enquèté, dabord sans trop de convainquance.

Megge. Aessa avait complètement oublié Megge. Elle n’osait pas se demander ce que les « terroristes » lui avaient fait ; ce qu’ils lui avaient fait croire après l’avoir agressée dans cette ruelle. Il n’avait sandoute pas fallu beaucoup de vidéos pour la persuader. Quand Aessa s’absentait pour assister aux réunions secrètes du conseil, Megge la regardait toujours revenir d’un œil méfieux. Il avait sandoute suffi d’un mot pour changer cette méfiance en certitude.

— Des images viennent juste de nous parvenir. Elles vous montrent clairement en compagnie des terroristes, quelquepart à Mime, et pas dans une fausse captiveté.

Aessa ne prit mème pas la peine de nier. Elle ne s’offusqua pas, elle ne lutta pas contre la poigne des policiers qui l’entrainaient sous les yeux hallucinés des voyageurs.

Ils l’avaient vendue. Ses amis courageux, ces traitres bien intentionnés. Dorrin, Ionnel, Vittor, Bennar, Raffel, Zitta… Elle récita leurs noms comme un mantra. Si elle voulait ètre honnète, elle devait admettre qu’elle aurait fait exactement la mème chose à leur place. Alors, à voix basse, elle articula : « N’oublions pas pourquoi c’est nécessaire. N’oublions jamais les erreurs du passé pour ne jamais les répéter. »

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez