V – Le loup dans la bergerie

Par Dan
Notes de l’auteur : Hello – New York Groove

Le loup dans la bergerie

Charon, lune-prison unionaire, couple Pluton | Charon

 

Malgré les aléas et les complications, Qarren Sadr, Tommis Yildun et Guillo Tegmine avaient été supposés coupables de piraterie au terme de leur pré-procès ; on ne leur avait donc pas offert le droit de conserver leurs attributs luniens en attendant leur procès principal. Alors, quand elle sortit de la salle de préparation, Guevara se surprit à bénir sa cécité : ainsi n’avait-elle pas à endurer la vue de ses employés ratiboisés et grisés aux normes de Charon.

Elle n’eut pas non plus à affronter l’image de l’infirmerie et des droïdes-médecins aux doigts d’aiguilles froides, mais c’était de l’examen complet dont elle se serait volontiers dispensée après ce que les terroristes lui avaient imposé ; en temps normal, elle était pourtant une fervente partisane de la santé, elle y attachait même une étrange affection depuis que ses frères avaient été fauchés par un virus – même si elle en avait récolté une mysophobie indécrottable, également ; les mystères médicaux des terroristes lui avaient néanmoins laissé un arrière-goût amer de trahison.

Son corps l’avait trahie ou promettait de le faire, c’était la seule justification à ces auscultations minutieuses, mais hormis l’évocation de son imminente ménopause, Guevara n’avait pu soutirer aucun résultat concret à ses kidnappeurs et elle n’avait pas non plus osé demander à Hadid et Disney comment leur isolement en cabine s’était soldé. Leur silence attestait une chose, cependant : ils percevaient tous le danger ; ils se sentaient tous faibles et contaminés.

Elle ne cessait de toucher le pli entre ses cuisses et son ventre, comme pour soulager une douleur fantôme. Pourtant, pour chercher la portion manquante, c’était plutôt vers sa poitrine qu’elle aurait dû se tourner : le manque de cœur, ou le manque de manque. Guevara se ressaisit : elle ne pouvait vraiment pas se permettre de plonger dans la mélancolie ou les regrets tardifs compte-tenu de la situation. Les seringues l’attendaient.

Le bilan des experts de Charon s’avéra encore plus long et méticuleux que celui des terroristes ; plus curieux, également, car au terme d’une exploration physique et psychologique intégrale, Guevara fit face à l’inédit : une évaluation psychique.

« Sujet Guillo Liddi-Vallen Tegmine. Séance numéro 1 » annonça-t-on dans la petite salle déserte où Guevara venait de pénétrer.

La voix était humaine, mais lointaine. Un robot la fit asseoir à une table – le médecin était sans doute terré derrière une vitre sans tain – puis patienter pendant quelques minutes. Quand l’instructeur parla de nouveau, ce fut pour assaillir Guevara d’une kyrielle de questions à propos de sa clairvoyance, allant de la plus frustrante : « De quelle couleur sont ces « empreintes » que vous voyez ? », à la plus cocasse : « Ont-elles une texture, à l’œil ? Sont-elles rèches ou duveteuses, par exemple ? »

L’on lui demanda ensuite de fournir des preuves de son talent en anticipant les mouvements du robot et Guevara se soumit machinalement à l’exercice, trop accaparée par le « pourquoi » pour réfléchir au « comment ». Ces recherches psychiques témoignaient sans doute de la prévoyance de leurs geôliers, tout simplement ; garder le contrôle sur une armée de moonshiners irrités ne devait pas être chose aisée, alors il semblait normal d’apprendre à mieux les connaître pour mieux les dompter.

Mais quelque chose continuait à la tourmenter : la voix avait annoncé la séance numéro 1 et Guevara ne comprenait pas pourquoi il aurait fallu en programmer d’autres après un épluchage aussi pointilleux.

— C’est quoi la lubie des toubibs, ici ? lança Disney lorsqu’ils furent tous trois délivrés des infirmiers. J’en pouvais plus de lâcher des spores partout, j’ai cru crever là-dedans…

Hadid ne renchérit pas, mais Guevara présumait qu’il en était passé par les mêmes épreuves. Quelques minutes plus tard, les gardes les conduisirent à leur alvéole respective et les abandonnèrent après des instructions laconiques au sujet des horaires de récréation.

Guevara ne chercha pas davantage à « voir » les parois nues et le mobilier spartiate que la nouvelle apparence de ses compagnons : si elle n’apprenait pas à lire les nœuds de Charon, peut-être pourrait-elle feindre d’être ailleurs, encore à bord du Mouton électrique, encore lancée à la poursuite de cargos d’hydrogène ou occupée à fomenter une révolution avec des gageurs et des vendeuses activistes ; encore convaincue que la cause libertaire valait la peine d’être défendue.

Guevara se laissa choir sur sa couchette. Elle savait qu’il était risqué de contester répétitivement la solidarité prônée par les gouvernements, d’autant plus maintenant que le « délit de séparance » était entré en vigueur, mais elle n’avait jamais envisagé que les choses dégénéreraient ainsi après sa bravade au tribunal – ces empoignades… ces émeutes ; ces gens qui cognaient et griffaient et blessaient… Peut-être les grands chefs avaient-ils raison, en fin de compte : peut-être n’était-ce pas l’heure des libertaires. Mieux valait attendre, mobiliser leurs forces contre les terroristes et aviser ensuite.

Guevara soupira ; sa décision était prise : elle n’irait pas jusqu’à retourner sa veste en militant pour la solidarité partagée, mais elle ne chercherait plus à rallier les moonshiners prisonniers à son mouvement. Elle se tairait, elle se ferait oublier et la cause mourrait probablement avec ses derniers souvenirs de l’extérieur et de la liberté.

Comme elle avait été naïve de croire que son arrestation ne serait qu’un cahot sur son parcours… Sans surprise, le pardon ministériel n’était jamais intervenu dans les négociations, ni avant, ni après le pré-procès des Moutons, car selon les officiers, leur cas ne répondait pas aux critères de faveur : Guevara avait été appréhendée puis sommée de transmettre les indices compulsés sur le bracelet d’Haccan ; elle ne s’était pas rendue de son plein gré, elle n’avait pas appelé la PI pour participer à l’enquête et purger son casier, et peu importait en l’occurrence qu’elle désire sincèrement voir ces monstres tomber.

Les charges qui pesaient sur les Moutons étaient de toute façon trop lourdes pour qu’ils échappent à la Justice ; tout ce à quoi Haccan était parvenu pour honorer leur pacte – un peu de sang contre une remise de peine – c’était d’inciter les judiciers à envisager une alternative à la perpétuité ; mais il était difficile de considérer trente ou quarante ans de captivité comme une charité…

« Rassemblement repas pour les résidents du bloc D », rapportèrent les haut-parleurs.

Le bloc D, c’était le leur. Guevara n’avait ni faim ni envie de manger, mais elle éprouva une certaine impatience à l’idée de céder à la gloutonnerie punitive – bien qu’ici, la gloutonnerie soit sans doute un concept très relatif.

Elle guetta le déverrouillage de sa cellule et gagna le couloir où Hadid et Disney l’attendaient comme les enfants qui se connaissent s’attendent à la rentrée pour franchir ensemble les portes de l’inconnu. Là, Guevara commença à regretter de ne rien distinguer du décor ; car même si elle discerna ses méandres, même si elle crut la reconnaître, elle ne put se fier qu’au rire de crécelle qui accueillit leurs mines déconfites pour deviner l’apparition de Teresa – une explosion de couleurs indescriptibles qui souleva les Moutons électriques comme une lame de fond.

Guevara entendit ses pas précipités, puis elle entendit son corps et celui de Disney se heurter dans une étreinte digne d’une prise de catch.

— T’es en vie ! Putain ! T’es en vie ! s’écria leur chimiste.

— Je suis en vie, dude !

— Mais comment… que… On a cru que… !

Guevara naviguait entre bonheur et inquiétude, se demandant pourquoi les officiers leur avaient caché la détention de Teresa lors de leur interrogatoire et pourquoi ils n’avaient pas usé de cet argument pour entamer les pourparlers. Il aurait suffi de prétendre que Teresa avait livré des informations cruciales pour déstabiliser les Moutons ; après le choc de leur passage entre les mains des terroristes et les réactions dramatiques au discours de Guevara, il n’en aurait pas fallu davantage pour les décourager complètement de tenir tête à l’Union.

— Un officier m’a récupérée au chantier naval de Conamara, répondit Teresa à voix basse. Il a pas dit que j’étais pirate en remplissant mon dossier.

Haccan, évidemment ; il avait tu les véritables crimes de Teresa car il était plus facile pour un officier externe à la cellule spéciale d’obtenir une audience avec un prisonnier lambda qu’avec un criminel lié aux récents événements – plus facile donc d’interroger Teresa à loisir pour remplir l’abstruse mission d’Aessa.

— Ils te donnent rien à bouffer, ici ! s’exclama Disney. Qu’est-ce qu’ils ont fait à tes krasivyie cheveux et à tes mimines ?! Et ton cache-œil, Albator, il est où ?

Guevara supposait qu’il était désormais inutile de prétendre ne pas la connaître : tous les Moutons avaient été arrêtés. Quant à Haccan, il avait eu le loisir d’apprendre tout ce qu’il y avait à savoir.

Disney relâcha Teresa pour faire place à Hadid, mais son empreinte resta si longtemps immobile que Guevara en vint à craindre qu’il était été court-circuité.

— Je crois que je te dois une valse, dit-il finalement.

Teresa se jeta à son cou et, pour la première fois en un an de cohabitation, Guevara entendit Hadid rire.

Le cœur serré, elle attendit qu’ils se détachent l’un de l’autre et que Teresa pivote vers elle. Hadid et Disney s’écartèrent alors comme une haie d’honneur et Guevara fit un pas tandis que ses yeux décortiquaient l’empreinte pâle de leur mécanicienne, s’émerveillaient de ses circonvolutions, s’attardaient sur l’entrelacs de son ventre – clair, presque vaporeux, que Guevara choisit d’imputer à une faim de loup.

— Captain, salua Teresa d’une voix grave.

— Dearest – sa voix tremblait un peu. Je ne saurais vous dire à quel point je suis soulagée de vous trouver saine et sauve. Je ne saurais non plus vous dire à quel point je suis navrée de…

— No, pas de ça, coupa Teresa.

Guevara garda la bouche ouverte, ses excuses avortées se coinçant dans sa gorge comme une pelote d’épingles.

— Si vous étiez restés, on vous aurait coffrés et vous auriez jamais pu faire tout ça. C’était plus important. J’aurais juste… J’aurais juste voulu être avec vous.

Guevara déglutit, mais ne dit rien.

— Les autres aussi.

— Les autres ?

— Venez.

Teresa les entraîna vers la cantine. Guevara eut la sensation de marcher durant des heures, de portes en grilles et de galeries en passerelles, avant que la rumeur des voix et des couverts lui chatouille enfin les oreilles. Là, tout sembla s’accélérer subitement et elle n’eut pas le loisir de s’armer contre l’attention des moonshiners, de se demander combien d’empreintes familières, d’alliés et d’amis étaient rassemblés là pour déjeuner : à peine eurent-ils franchi le seuil qu’un tonnerre d’applaudissements éclata.

— On a tous entendu votre discours au tribunal, reprit Teresa devant l’expression ahurie de Guevara. Quelqu’un a réussi à pirater les ondes d’information. Les télékinésistes se sont mis à faire valdinguer les robots et y a même sommeilleur qui s’en est pris aux gardes ! Juste pour vous soutenir ! Les anciens disent qu’ils avaient plus vu un barouf pareil depuis la fête de l’Union, y a cinq ans !

De nouveaux vivats s’élevèrent de la marée des prisonniers ; les murs du réfectoire se renvoyaient leurs cris et leurs exclamations comme les plafonds de la Cour de Dilleux et Guevara se sentait emmaillotée dans leur admiration comme un bébé dans un plaid. Elle avait déjà éprouvé cela quand quelques luniens s’étaient levés pour saluer ses mots lors du pré-procès ; mais cette fois, aucun planétien ne riposterait, aucune menace ne serait lancée, aucune confusion dangereuse, aucun caillou. Cette fois, et sans le savoir, Guevara avait réussi.

— Vous allez pleurer, kapitan ? railla Disney en s’inclinant vers elle.

— Peut-être bien, dear. Peut-être bien.

Mais elle résista, même quand Leia surmonta ses réticences pour serrer ses doigts dans les siens, même quand une empreinte fluette se figea devant elle et qu’un silence épais l’enveloppa ; elle résista pour mieux céder quand ses deux mains maigres lui empoignèrent le fondement.

— Tu cultives ta fierté, à c’que j’palpe, gloussa l’accent chantant de Shelley à son oreille.

Guevara s’esclaffa et pleura de plus belle en écrasant son corps de tortilla dans une étreinte violente. Elle était là ; elle était vraiment là, en chair rare et en os pointus. Elle n’avait pas hésité un instant avant de marcher vers elle et de l’enlacer, malgré ce qu’Haccan avait dit de ses doutes et malgré ce que Charon lui avait infligé ; et elle pleurait maintenant contre sa large poitrine en émettant de drôles de bruits à mi-chemin entre le rire et le sanglot.

— Toi, Marvin et un rafiot en fer à r’passer contre un vaisseau d’l’Union, comme t’avais dit, lâcha Shelley dans un hoquet.

— J’ai eu un peu plus d’aide que cela, répondit Guevara en songeant aux membres de son équipage qui les regardaient. Shelley… si tu savais comme je suis désolée…

Shelley s’écarta et passa deux doigts délicats sur les paupières démaquillées de Guevara.

— Et moi comme j’suis fière de toi.

Guevara s’efforça de respirer profondément pour ne pas s’étrangler dans sa détresse. Elle ne méritait pas ça ; que Teresa admire son acharnement et ses frêles succès était une chose, mais que Shelley l’en félicite était cruellement culpabilisant, presque davantage qu’un franc reproche, en réalité. Shelley était prête à excuser sa fuite à Inverness et son absence depuis sous prétexte que ses plans révolutionnaires commençaient à porter leurs fruits, mais ça n’enlevait rien à la dureté des choix de Guevara ; ça n’enlevait rien à la douleur que Shelley aurait dû ressentir en songeant que sa meilleure amie lui avait préféré la cause politique pendant qu’elle dépérissait en prison.

— V’nez vous installer, fit Shelley en la tirant par le poignet. J’vais vous présenter.

Guevara se laissa guider parmi les tables, sentant des mains encourageantes lui tapoter l’épaule et des souffles extatiques lui caresser les joues. Lorsque les robots intervinrent finalement pour ramener le calme dans la cantine, l’effervescence décrut, l’espace désenfla, Guevara s’assit à la table fétiche de Shelley et le doux fumet des repas réchauffés commença à se répandre dans l’atmosphère.

Guevara perdit rapidement le fil des moonshiners que Shelley nommait – des pirates, des voleurs, des contrebandiers, des marchands, des pilleurs, des receleurs, des gageurs, quelques rares amateurs d’alcool ou de drogues récréatives qui avaient assez souvent récidivé pour mériter une chambre au niveau 3. En les saluant, Guevara se découvrit un appétit profond comme une rupe de Miranda, et si son déjeuner frugal eut du mal à le combler, elle se nourrit tout autant de l’espoir vibrant qu’elle captait dans les mots des prisonniers.

— Leia nous a tout expliqué et réexpliqué, disait Teresa. Avec le vol d’hydrogène et les échanges co-dépendants. Ça marcherait aussi bien que maintenant, mais en fait ça serait encore mieux, parce que tout le monde serait sur un pied d’égalité.

— J’avais la même conviction inébranlable, dit Guevara en entamant le paquet de gâteaux secs que Shelley lui avait offert, mais d’après ce que j’ai vu sur Saturne, il se pourrait que ce soit plus ardu que prévu…

— Et on peut plus compter sur aucun planétien pour nous soutenir, dit Disney. Avant, Menkalinan, elle était plutôt de notre côté, mais maintenant…

— J’ignore de quel côté elle se tient, dit Guevara. Mais ce qui est certain, c’est que ses estimés collègues n’ont plus l’air très enclins à la laisser parler.

— Mais on s’en fout, dit Teresa. Plus besoin de frickin’ planétiens, maintenant. Et tant pis si c’est compliqué. Tout le monde est prêt à se battre.

Guevara cessa de chercher les miettes de biscuits au fond du paquet.

— Se… battre ? répéta-t-elle.

— Ben yeah, pour obtenir notre indépendance, quoi ! La Rhéanienne avait raison, au tribunal : ils ont essayé de nous entuber pour qu’on reste sages, mais ça marchera pas.

Quelques assentiments firent le tour de la table. Le cœur de Guevara palpitait comme un fou, battant le rythme jusque dans la mélasse épaisse qui lui colmatait l’estomac.

— Attendez, attendez… Mon… mon discours n’a jamais été et ne sera jamais un appel à la guerre, dit-elle.

Les empreintes se guindèrent et le silence se propagea aux tables voisines. Comme personne ne réagissait, Guevara crut bon d’insister :

— Il n’est pas question de monter les luniens contre les planétiens. Il s’agit d’obtenir notre indépendance pacifiquement, dans les meilleures conditions qui soient, pour assurer l’équilibre durable de l’Union. Et surtout pas de stigmatiser nos peuples et de les scinder. Leia a dû vous le dire.

Elle se tourna vers la vendeuse dans un geste transparent d’angoisse ; Leia empilait et arrangeait les plateaux en comptant et recomptant les en-cas épargnés par Guevara. Quand elles avaient débuté leur correspondance, cette ancienne chercheuse en commerce qui pensait pouvoir et devoir corriger les absurdités de leur système, mais qui avait souffert d’autres absurdités depuis :

— Je dois te rappeler que je me retrouve emprisonnée ici simplement parce que j’ai montré des graphiques pendant une réunion ?

Une réunion qu’elle n’avait jamais voulu animer sur le devant de la scène, mais si Guevara avait insisté pour l’avoir à ses côtés malgré ses angoisses sociales, espérant la remercier et rendre justice à son implication dans le projet, Leia ne lui fit aucune réprimande à ce sujet. Elle continuait :

— Quelle est la logique, là-dedans ? Et dans le principe du délit de séparation ? Ils se servent de la menace terroriste pour nous étouffer. Ils nous stigmatisent, ils nous scindent, tu les as entendus comme moi au pré-procès.

— Mais si vous vous rebellez maintenant, les terroristes n’auront plus qu’à achever l’Union !

— « Vous » ?

C’était Shelley, et c’était plus que de la déception qui roulait dans sa voix : une incompréhension incrédule, outrée. Les entrailles plombées de Guevara lui tombèrent dans les talons quand elle commença à comprendre. La capitaine des Moutons voulait multiplier les partisans de l’indépendance douce et raisonnée, non pas déclencher une révolution haineuse ; pourtant c’étaient bien ses idées et ses ambitions qui avaient donné cet élan à des prisonniers désespérés.

Elle avait souhaité les rallier, et ralliés, ils l’étaient ; ils s’étaient simplement trompés de cause. Elle n’avait pas davantage réussi ici qu’à Dilleux, en fin de compte.

— Les gouvernements piétinent nos droits sous couvert de solidarité nécessaire, reprit Leia. C’est le summum de la malhonnêteté et de l’hypocrisie, le summum de l’illogisme principal : celui allant à l’encontre de la vérité.

Guevara n’avait jamais perçu une telle aigreur dans la voix nouée de sa complice séparatiste.

— Mais réfléchissez : nous sommes tous captifs, ici, répliqua-t-elle en tentant de dissimuler sa panique grandissante. Nous n’avons ni les moyens ni la force d’agir, nous ne sommes même plus citoyens ! Le temps que nous purgions nos peines, l’Union aura l’occasion de mourir trois fois !

— Nous, peut-être, mais y a des sympathisants libertaires aux niveaux 2 et 1, aussi. Des moonshiners qui sortiront bientôt et qui sont prêts à résister.

— Nous ne…

— T’as pas idée de c’qu’ils nous font, ici, coupa Shelley. Les expériences à répétition et les secrets et les disparitions au niveau 1. Personne en a rien à fiche d’un moonshiner en prison qui s’volatilise, hein. Maintenant, personne en a rien à fiche des pauvres vendeuses qu’on verrouille au 3 sans raison. Mais on croyait qu’toi, ça t’intéresserait.

Guevara entendit Shelley se lever. Il lui semblait que sa poigne sur son postérieur n’était déjà plus qu’un mirage, à peine plus tangible que leur dernière embrassade sur Miranda, un an auparavant. Guevara voulut tendre la main et la toucher, mais elle lui filait déjà entre les doigts.

— J’sais pas pourquoi j’ai cru qu’tu m’avais abandonnée pour une raison valable. J’sais pas pourquoi j’ai cru que t’avais des convictions, que tu t’battrais au moins pour ça si tu l’faisais pas pour moi.

C’était tristement le cas : Guevara avait des convictions si fortes qu’elles l’emportaient systématiquement, à Inverness avec Shelley ou sur Europe avec Teresa, et il était si douloureux de penser que Shelley l’avait compris, intégré, accepté, même admiré pendant qu’elle croupissait ici ; seulement pour être bafouée, seulement pour constater que Guevara baissait les bras au moment où on attendait qu’elle brandisse les armes. Si sa priorité politique ne méritait pas qu’elle lutte, alors les insignifiances telles que Shelley et les autres moonshiners n’avaient aucune chance de la motiver.

— Après tout c’que t’as appris sur l’Union…, souffla Shelley.

Après tout ce qu’ils avaient découvert, oui ; après tous les doutes et les craintes et les mystères qui auraient dégoûté n’importe qui de leur si belle Nouvelle Humanité. C’était Lennon qui avait exigé qu’ils prennent les devants, à l’époque ; selon lui, ils ne pouvaient pas se taire et laisser passer, mais il avait disparu, alors ils s’étaient tus et ils avaient feint d’oublier. Ils auraient pu initier une révolution, à ce moment-là, s’ils n’avaient pas eu si peur qu’on les muselle ou qu’on les malmène pour les réduire au silence.

L’occasion se présentait dorénavant de se soulever contre les noirs secrets que l’Union accumulait depuis des années et d’honorer le courage inutile de Lennon.

— T’en as p’têt pas voulu, de cette rébellion et t’es p’têt trop lâche pour la faire maintenant. Mais crois-moi, avec ou sans toi, elle va s’faire, Guevara.

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