Une Sorcière

Par Lyra
Notes de l’auteur : Histoire déjà individuellement postée sur PA et qui a ensuite eu des petites sœurs^^ A l'origine il s'agissait d'une nouvelle écrite en anglais pour mes cours que j'ai traduite. Bonne lecture!^^

Elle ne sent plus.

Elle ne sent plus maintenant.

Elle ne ressent absolument plus rien et se fiche éperdument de tout.

Des rats noirs grimpant sur son corps émacié, du bruit incessant du plafond gouttant dans une flaque putride, du froid glacial de l'endroit, des grincements sombres de ses lourdes chaînes, de son nom, de ses émotions. Surtout de ses émotions.

Sauf une.

La rage.

La rage qui grandit dans sa poitrine là où devrait se situer un cœur. La rage qu'elle chérit au plus profond de son être. La rage seule étincelle brillant dans son regard vide. La rage plus puissante que n'importe quelle autre force sur cette terre maudite. Seule la rage garde son corps meurtri, son âme déchirée en vie et la pousse à remonter le fil ténu de ses souvenirs.

 

                                                                                                                                   µ*µ*µ

 

Marginale. Dérangée. Folle. Femme de basse vertu. Pute. Sorcière.

Tellement de mots chuchotés sur son passage dans le village. Par des hommes, des femmes, des enfants. Mais aussi tellement de secrets échangés sous le manteau, tellement de recommandations passées de malade à malade, de femme à femme.

“Elle peut t'aider à te débarrasser de ce fruit du péché.”

“Elle te guérira de ta...maladie.”

“Elle te fera enfin lui passer la bague au doigt .”

“Demandez-lui un de ses breuvages...spéciaux, elle vous assurera la bonne Fortune.”

Même à cette époque elle ne se préoccupait pas de ces ragots murmurés. Ils lui crachaient au visage devant les autres et courraient la consulter dès que le monde regardait ailleurs. Et elle les aidait toujours, les soignait, les écoutait.

Les maudissait, avaient-ils dit au procès.

D'aussi loin qu'elle se souvienne il en avait toujours était ainsi. Mais, avec le temps, elle avait appris à être indifférente, loin de ça.

“Hautaine”

Seule, isolée, sans enfants. Parce qu'elle n’avait pas accompli son devoir naturel, être porteuse de vie, elle était une abomination pour eux. Elle était devenue la porteuse de mort, la damnée, la maudite.

Un jour, un paysan rougeaud lui avait demandé sa main comme on achète un cheval. Âgé d’une quarantaine d’années, sûrement hors du marché des hommes plaisants depuis sa naissance, il devait la considérer comme sa dernière chance de fonder une famille, d'être attendu tous les jours avec un repas chaud, de voir ses vêtements reprisés avec à la clé une tripotée de morveux braillards perpétuant ses yeux délavés, sauf peut-être le petit dernier, qui ressemblerait plus à ce vendeur ambulant de passage.

Elle l’avait simplement regardé avec pitié et - elle devait bien l‘avouer - un peu de mépris au fond des yeux. Et puis, sans un mot, elle lui avait claqué la porte au nez. Elle se sentait bien seule. Sans mari, sans enfants, sans chaînes au pied, avec pour seule compagnie son chat et sa chèvre, son potager et son rosier, ses livres et ses plantes séchées, libre comme le vent soufflant dans les orges.

Elle ne recherchait pas particulièrement la compagnie d’autrui. Son seul contact avec d’autres êtres humains était le Jeudi, sur le marché, pour vendre ses choux et acheter du pain et de la viande pour le chat.

Il y avait aussi ses patients.

Un voulait un médicament pour les vers, une autre une potion pour s’attacher un mari volage, un autre un sort pour des récoltes abondantes… Elle les aidait du mieux qu’elle le pouvait, douchant leurs espoirs souvent, donnant des bons conseils toujours.

Cela lui permettait de s’offrir de temps à autre de nouveaux semis pour son jardin et de nouveaux livres pour son esprit.

Mais parfois le patient était une jeune fille, l’œil rouge, l’air désespérée de la biche traquée, agrippant son ventre à deux mains ou la mère épuisée de sept enfants.

Celles-là elle ne les faisait pas payer.

Elle les prenait par la main et les aidait, sans juger. Il y avait dans son jardin un coin couronné de lys blancs pour enterrer ces chagrins.

Sans savoir pourquoi, elle avait une affection toute particulière pour ces femmes.

C’est ainsi que, par un samedi pluvieux, alors qu’elle rentrait de cueillette, elle La rencontra.

Assise sur le pas de sa porte dans la lumière du soleil couchant, Ses longs cheveux ébènes défaits, Elle avait plantée Son regard serein dans le sien, semblant lire au plus profond de son âme.

Cela faisait si longtemps qu’on ne l’avait pas regardée comme ça.

Elle ressemblait à une nymphe ou une fée d’un autre temps, toute vêtue de blanc sali avec pour seuls bijoux une pierre de lune au cou et des émeraudes dans les yeux.

Sans un mot, Elle s’était levée à son approche, tenant Son ventre

Elle comprit.

Sans regarder en arrière elles entrèrent dans le cottage.

 

La vie a suivie son cours immuable, les lys ont fleuri mais Elle, Elle, est restée, présence rassurante naviguant inlassablement de pièce en pièce dans une douce senteur de violettes sauvages et fleurs d’oranger. Elle apportait son aide dans les cueillettes, assistait au marché, dénichait instinctivement les plantes qui guérissent et chantait toute la journée des berceuses aux accents mélancoliques d'une voix limpide.

Elle n’avait jamais dit Son nom ou Son histoire et elle ne l’avait jamais demandé. Être ensemble était suffisant, les douleurs du passé enterrées pour toujours sous la lumière du présent.

Petit à petit, comme on apprivoise un animal sauvage, leurs regards s’étaient chargés de quelque chose d’autre. Leurs frôlements, leurs gestes avaient pris une saveur nouvelle. Leur amitié sincère s’était transformée en un autre sentiment, plus fort, plus puissant, plus dur aussi.

Leur rencontre leur semblait une chose naturelle, évidente.

Le jour s’était levé avec une délicatesse nouvelle, les teintes des fleurs étaient devenues plus brillantes, les parfum plus doux, l’eau plus claire. Elle avait continué à prendre soin de ses patients qui lançaient des regards étonnés vers cette Femme inconnue, ne se préoccupant pas des rumeurs galopantes tant qu'Elle était ici et l'inondait de Son sourire.

Mais l’amour est aveugle.

Vigilance relâchée, défenses abaissées, précautions élémentaires oubliées. Leur vie était si belle qu’elles avaient sciemment effacé le reste, cette tache sombre sur leur futur.

Et alors c’était arrivé.

Elle pouvait se souvenir de tous les détails de cette journée. Le paisible bourdonnement des abeilles, le parfum entêtant des violettes en fleur, la chanson du ruisseau en contrebas, les rayons du soleil au travers des vitraux vert pâle des jeunes feuilles, teintant Sa peau de milles couleurs, la douceur de Ses lèvres…

Comment elles avaient décidé de pique-niquer au bord de l’eau fraîche et frémissante, la joie d’être ensemble, les rires, les éclaboussures sur sa robe qu'il fallut mettre à sécher, leur concours de plongeon, la chaleur des galets sous sa peau, l’éclat bleu de Sa pierre au soleil, le retour à la maison et enfin l’odeur âcre de la fumée.

Tout cela dessine un tableau si net qu’elle a l’impression de revivre la scène au ralenti.

Elles l’ont senti avant même de le voir, comme une sinistre prémonition, une épée de Damoclès dont elles avaient conscience du tranchant depuis le début.

Il avait suffit d’une après-midi, d’un moment d’innocence et d’oubli.

Les hommes sont des êtres cruels, le destin et la fatalité des concepts pour justifier leurs cruautés. Les hautes flammes léchaient déjà le toit de chaume de leurs terribles langues. Le jardin était réduit à néant comme leurs espoirs, les livres déchirés, les bocaux fracassés, la chèvre enfuie.

Stupéfaite devant son monde brûlant, elle ne les a pas entendus approcher.

Tous ces gens dont elle avait pris soin, écouté la peur, aidés. Tous ces bons chrétiens, persuadés d’aller au Paradis quand elle était condamnée à l’Enfer. Toutes ces âmes pures, joyeuses de tuer la sorcière, la damnée, la traîtresse.

Elle ne les a pas entendu pas plus qu’elle n’a vu l’homme rougeaud lentement brandir sa fourche.

Elle ne les a pas entendus alors qu’il approchait, une étincelle de démence au fond du cœur.

Elle ne les a pas entendus alors que les pointes acérées se dressaient.

Mais elle a entendu le cri. Son cri déchirant le ciel et son cœur.

Elle se retourna pour La voir s’affaisser, doucement, comme lors d'un cauchemars, dans un tourbillon de cheveux ébènes, de tissu blanc et de goutelletes écarlates.

Elle a vu la fourche, brillante de sang à la lumière de l’incendie, elle a vue qu’Elle S’était jetée devant elle pour la protéger.

Elle a vu que la vie avait quitté Ses yeux émeraudes alors qu’elle, elle vivait.

Elle a senti sa haine grandir.

Avec un cri bestial elle arracha la fourche des mains de l’homme rougeaud et, avant qu’il eu pu réaliser, l’enfonça profondément dans ses chairs molles.

Aussitôt l’enfer s’est déchaîné sur elle avec ses centaines de mains. Tout est devenu cris, coups, douleur.

Mais elle ne sentait pas, elle ne sentait rien.

Ses yeux étaient fixés sur les violettes piétinées.

 

Le reste s’était déroulé dans une sorte de brouillard noir et opaque. Par flashs elle se souvient du prêtre arrêtant la foule déchaînée :

“Laissez cette créature à la justice des hommes en attendant celle de Dieu. »

Des mains agrippant violemment ses bras, la conduisant dans un gouffre d’obscurité.

L’accusation par un magistrat.

L’interrogatoire par ce petit homme chauve.

Le froid sur son corps dévêtu, les rires gras, les attouchements, l’odeur aigre de sueur et de mort.

L’aiguille piquant inlassablement la moindre parcelle de sa peau jusqu’à trouver ce fameux point insensible, la “marque du diable”.

La douleur avant tout, le sang, la peau brûlée, les os cassés, la chair déchirée, l’esprit brisé. Le ballet des choses les plus abominables jamais inventées par l’homme.

Et les questions posées en boucle:

“L'accusée avoue-t-elle avoir fait commerce avec le diable?”

Non.

“L'accusée reconnaît-elle avoir forniqué avec le démon?”

N..non.

“ L'accusée confesse-t-elle avoir bu le sang d’innocents durant d’infernals sabbats?”

N..n..Oui.

O..oui!

Oui pour tout, pourvu que cela s’arrête.

Elle a confessé, ratifié, reconnu tout, absolument tout.

A l’exception d’une chose:

“L'accusée reconnaît-elle que l’autre créature vivant avec elle était un démon impi et sa relation contre-nature poussée uniquement par la soif du vice et de la luxure?”

Elle n'a pas pu. Elle a résisté. Pour Elle, pour elles.

Mais le reste était déjà largement suffisant pour les juges.

La sentence est tombée, glaciale : Brûlée vive la semaine prochaine.

Et depuis elle attend.

Le temps n’a pas d’emprise sur elle pas plus que la peur. Elle est bien trop repliée en elle-même.

Les souvenirs sont la seule porte de sortie de son cachot.

Elle attend.

La porte de chêne tourne sur ses gonds rouillés.

« C’est l’heure. »

Le soleil l’aveugle, les clameurs l’assourdissent.

Ses cheveux, ses beaux cheveux qu’Elle adorait sont rasés, tombant par paquets entiers sur la route sale, livrés au bon vouloir du vent et à la fureur des passants.

Le prêtre approche, elle refuse, il hoche la tête avec dégoût.

Le bûcher, ombre massive se tient devant elle.

Et alors elle réalise.

La peur, comme un cheval au galop surgit dans son cœur, défonçant les barrières de la raison.

Elle rue, pleure, cri, hurle, tombe.

Ils rient.

Ils l’attachent au poteau de bois, ses pieds dans la paille. De l’huile jetée sur le feu éclabousse ses haillons, seule concession faite à la pudeur et aux regards lubriques. L’odeur du feu monte, elle s’agite, se tortille, se débat frénétiquement, ses liens entaillant profondément sa chair. Le feu lèche ses pieds, elle hurle sa peine, sa rage mais il s’en fiche, continuant à ronger le souvenir de la personne qu'elle avait été.

Elle est une plaie ouverte.

Et ils rient.

 

Alors je les ai maudits, je les ai haïs.

Tous.

Hommes, femmes, enfants, jeunes, vieux, beaux, laids, riches, pauvres.

Je les ai maudits toutes ces figures sombres et hypocrites qui retourneront chez elles le cœur en liesse quand je ne serais plus rien que des cendres.

Je les ai maudits ceux que j’avais soigné, pour ma maison, pour ma vie, pour mon amour tandis que le bûcher m'enveloppait.

Le feu me dévorera, mes cendres seront dispersées, mon nom oublié mais moi, je serai plus en vie qu’eux tous.

Les regards se figent, les rires meurent dans les gorges. Ils comprennent à voir la rage dans mes yeux, à entendre la poison dans ma voix qu’ils n’iront plus jamais nulle part sans voir mon fantôme et entendre mon rire se délecter de leurs peines, se repaître de leurs malheurs.

Comme le feu me brûle je les brûlerai dans mon Enfer.

Je ris, ris, ris.

Et enfin m’abandonne à l’étrange berceuse aux senteurs de violettes et fleurs d’oranger.

 

Ils ont voulu nous brûler, nous détruire, nous contrôler. Ils ont voulu effacer tout ce que nous représentons. La différence, le savoir, le pouvoir. Parce que nous étions nous, parce que nous étions femmes et donc infâmes.

Mais il est impossible de tuer une idée une fois qu’elle a vu le jour.

Nous sommes toujours en vie.

Des cendres du bûcher nous renaîtrons lorsque vous, vous redeviendrez poussière.

Ni vaincues, ni soumises.

Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas réussi à brûler.

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Pluma Atramenta
Posté le 11/11/2020
Coucou Lyra !

Si tu savais combien j'ai adoré cette nouvelle, et combien je lirais les suivantes avec grand plaisir ! <3 Je trouve en fait ton texte d'une fluidité extraordinaire (j'ai rarement lis des textes aussi fluides, pour dire) et avec un style si simple et accrocheur...! Tu fais en fait passer les émotions avec beaucoup d'efficacité, car j'ai remarqué que tu apprécie particulièrement les phrases courtes et les mots puissants ;)

La simplicité profonde ou la profondeur simple, c'est ton fort !
... Et cela marque davantage ta singulière manière d'écrire.

Et pour le scénario... Waw, tant de retournements de situation ! Et même si on pourrait facilement qualifier cette fin de "triste", je la trouve d'un côté assez heureuse... Je veux parler de cette manière de rire alors que les flammes l'engloutissent, et de voir tout ces visages pâlirent (de leurs fautes ? De peur ? De regret ? De dégoût ?). Ce doux mystère que tu fais planer sur le récit... C'est exquis, succulent ! Le "tragique cassé" de cette scène m'a vraiment poigné.
En revanche, ce qu'il manque peut-être à ta nouvelle, c'est des détails. Les détails qui nous emmène au bord des larmes ou au bout d'un sourire. Je trouve peut-être que tout coule, que tout s'enchaîne un peu trop vite... Au début du texte, tu gères très bien de ce côté, mais plus tes mots nous engloutissent, plus j'ai eu l'impression de perdre ce bon dosage de détails.
L'émotion t'a sans doute étourdie, non ? ;)

En tout cas, merci ultimement pour ce récit <3 Comme dirait Eurys, c'est tout simplement sublime... Et juste.
Au plaisir de lire les prochaines nouvelles !

Que ton imagination s'immerge dans les nuages !
Pluma.
Lyra
Posté le 16/11/2020
Et coucou petite pluma !!! Ravie de te voir ici et désolée du retard, c'est chargé IRL en ce moment T'T
Que dire à la lecture de ton commentaire ? Je suis émue, flattée et contente que cela t'ai plu et ne sais que répondre à tant de gentillesse🥺❤️
Concernant les détails il y a deux explications une très pragmatique et une moins XD
La première, la littéraire disons, c'est que je ne voulais pas alourdir le récit car quand je mets des détails... ça ca loin.. très loin... Trop loin. Et il faut un paquet de digestif pour faire passer les phrases XD
La seconde, la pragmatique, c'est que la nouvelle était à l'origine et devoir en anglais avec un certains nombre de mots et que je voulais pas me tromper XD ça casse le truc d'un coup... Mais peut être que l'émotion joua aussi...
En tout cas un immense merci pour ton commentaire qui me fait sourire bêtement devant mon téléphone !❤️
Que ta plume virevolte en toutes circonstances!
Lyra
Eurys
Posté le 28/08/2020
Retrouver ta plume, c'est magnifique ♥
Comment te dire que j'ai été happée des le début. Lyra, ta plume est vraiment belle, fluide, profonde et très immersive !

"tripotée de morveux braillards perpétuant ses yeux délavés, sauf peut-être le petit dernier, qui ressemblerait plus à ce vendeur ambulant de passage."

J'aime tellement ce passage, il projette véritablement une sorte de réalité qui semblerait être comme tracée, si elle finissait par l’épouser.

L'histoire est assez dure et cruelle, mais c'est également ce qui la rend belle. La fin est un peu comme une fin ouverts, et on se demande si on va revoir ces petites filles des sorcières qu'ils n'ont pas réussi a bruler. J'aimerais bien ! Mais bon ce n'est peu etre pas le projet de l'histoire XD

En tout cas bravo pour cette histoire, c'est sublime !♥
Lyra
Posté le 30/08/2020
Coucou Eurys! Désolée je viens tout juste de voit ton commentaire^^'
Wow tant de compliments, ça me touche énormément que tu ais apprécié cette histoire!

En fait la fin est un slogan féministe "Nous sommes les petites filles des sorcières que vous n'avez pas réussi à brûler"^^ Je fini chacune de mes nouvelles par un de ces slogans quand j'en trouve qui collent bien :) Mais d'une certaine manière elles reviennent dans les autres nouvelles ;)
Encore un grand merciiiii!!
Bisous^^
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