Un papa ne joue pas avec le temps

Je vous ne l’ai pas encore dit, mais je suis papa. Enfin, je le serai. Même si je n’ai pas gardé les comptes, j’en suis à environ 17 garçons, 13 filles, et je ne sais plus combien de beaux-enfants. Parce qu’on oublie jamais vraiment ses enfants, j’ai essayé de me rappeler chacun de leurs prénoms. Comme cela devenait trop compliqué, j’ai commencé par leur donner des numéros. 

Je m’égare. Je vais vous parler de mon premier enfant. Une fille qui s’appelle Sisi, que j’ai eu durant ma première année de 2033. Si j’ai beaucoup du mal à retenir le nom de certains de mes enfants (les numéros ne sont peut-être pas une bonne solution après tout), je n’oublierais jamais Sisi. 

C’était une vraie peste. Si si, je vous assure. Toujours à piquer une crise, toujours à se plaindre. Elle nous empêchait carrément de dormir, moi et ma femme ! Bon, ça allait mieux après ses trois ans.

De plus, avoir un enfant était pour moi une sacrée expérience à l’époque. Car lorsque l’on n'est pas père pour la trentième fois, je vous assure qu’on assure moins. Mais j’étais confiant.

Avec mon pouvoir, j’étais toujours confiant. Peut-être un peu trop.

Voyez-vous, avec le don de revenir dans le temps à volonté, la notion de « retard » devient pour vous une abstraction, un fantôme, une blague. Je suis toujours en avance, et si j’arrive en « retard » pour quoi que ce soit, une petite sieste et hop, je suis de retour la veille, prêt à être à l’heure.

Je ne m’en cache pas, cela m’a pas mal servi. J’étais toujours pile à l’heure et je prévoyais même quand les délais allaient être modifiés. J’étais même devenu une légende au collège : j’arrivais toujours à la seconde près avant ou après les professeurs. Des gens ont commencé à se poser des questions : croyez-moi, vous ne voulez pas que l’on croie que vous traquez votre jeune professeure d’espagnol, surtout si son mari travaille également dans le même établissement.

Je m’égare. Ma fille, Sisi, fut également le témoin de mon calme légendaire, de mon habilité à ne jamais être pressé. C’est de là que vient le problème. Vous seriez surpris d’apprendre qu’une présence calme et toujours maitre de soi est une influence très bénéfique pour un enfant en bas âge ; vous seriez tout autant surpris d’apprendre qu’une présence sans cesse en jogging, regardant toujours la télévision en mangeant des chips, ne se mettant au travail qu’au dernier moment a une influence assez regrettable sur votre enfant. 

Surtout si ledit enfant aura ce modèle pour les huit premières années de sa vie.

Ainsi, à huit ans, Sisi était le portrait craché de son père, au grand dam de sa mère. Je peux la comprendre : Sisi ne pouvait pas revenir dans le temps, et cela changeait tout. Au bout du centième appel de l’école se plaignant du retard de Sisi, ma femme demanda le divorce. Si, si, je vous assure : les retards en primaire sont encore pénalisés dans le futur !

Et je perdis le divorce. J’ai pourtant tout essayé : j’ai supplié, marchandé, nié, rusé, changé, essayé de corrompre l’avocat adverse, rien à faire. Dès que je perdais le divorce, je remontais dans le temps et je retentais tout. Au bout de ma huitième défaite, j’abandonnai. J’avais beau être le papa le plus maître de soi et capable de prédire légèrement le futur, on ne me donnait pas raison. Peut-être aurais-je dû plus corrompre le juge ? Lucas Dufleur aurait-il dû user de ses charmes infaillibles ?

Je m’égare, pardon. Je parvins à obtenir la garde de Sisi les week-ends. Et comme je pouvais remonter dans le temps, un week-end pouvait durer pour moi des semaines voire des mois. C’est ce que j’ai fait pour le premier week-end. Pour un nombre incalculable de fois.

C’était assez drôle. Au bout d’un moment, je devenais même capable de prévoir un peu à la seconde près ce que Sisi pouvait dire et penser. Ça lui faisait un peu peur, certes, mais cela l’amusait beaucoup. Et il n'y a rien de plus euphorique que d'être un papa aux super-pouvoirs aux yeux de son enfant.

Et tout se détraqua. On allait voir le marchand de glace pour la énième fois (je voulais la faire rire en prédisant quel arôme exact elle désirait), Sisi s’arrêta et me dit :

« Encore le marchand de glace, papa ? »

On a certes entendu déclaration plus glaçante. Je mis quelques secondes avant de comprendre : on était samedi matin. Pour elle, c’était normalement la première fois que l’on achetait sa glace arôme pomme de printemps. Parce que oui, dans le futur nous allons subir une grave pénurie de pomme. Plus que quatres espèces pommes survivront, chacune correspondant à une saison. Alors profitez-en pour avaler toutes les tartes aux pommes, acheter toutes les pommes d’amour, manger toutes vos pommes au Nutella, tirer vite une flèche en plein milieu d’une pomme posée sur la tête d’un ami qui a perdu un stupide pari.

Mais je m’égare. Sisi, ma fille, oui. Au début, c’était assez rare. Juste un enfant qui se plaint d’allez trop souvent chez le marchand de glace, où est le problème ? Un père devrait plutôt supporter les efforts de sa progéniture dans la recherche d’une alimentation saine ! C’est ce que je m’étais mis en tête. Puis, deux retours dans le passé plus tard, alors que j’invitais Sisi au cinéma, elle rétorqua :

« Mais on a pas aimé ce film, papa !  »

Nous étions encore une fois samedi matin : nous n’avions pas encore été allé au cinéma ce week-end.

Cela se reproduisit. Sisi se plaignait d’avoir déjà fait avec moi les activités que je lui proposais. Elle commencait à prédire mes blagues. Elle prévoyait miraculeusement tout le programme télévisé. Elle fut capable de prédire quand et où il y aurait des embouteillages, quand et où il ferait beau temps. Je crois qu’à un moment, elle fut capable de sentir si j’avais pété ou non ! Même vous, alors qu’on est dans la même pièce, vous ne les sentez jamais !

Ces phénomènes étaient assez rares au debut. Je les ignorais. Puis ils devinrent de plus en plus fréquents, de plus en plus envahissants. Une fois par week-end, une fois par jour, une fois par heure, elle prévoyais ce que j’allais faire. Même encore maintenant, j’ignore comment cela est possible.

Vous vous demandez peut-être pourquoi je continuais malgré tout les retours temporels. Pourquoi je m’obstinais à revivre ce week-end. J’ai encore du mal à l’expliquer. Je crois que c’était la curiosité de découvrir une autre personne au même don. Puis il y avait enfin quelque chose de vraiment imprévisible dans ma vie. Pour une fois, je n’étais pas celui en avance. 

Enfin j’avais l’impression, mais si elle ne comprenait pas tout, que Sisi aimait ça. Je voulais peut-être lui faire plaisir ? 

Je me trompais : je ne sais pas à partir de quand exactement, elle n’y prenait plus aucun plaisir. Tout l’ennuyait. Elle avait déjà tout vécu : elle ne vivait plus. Cependant j’étais trop têtu. Je voulais perdurer ces moments passés avec ma fille, isolés dans une boucle qui ne finissait pas, dans un monde qui nous appartenait à nous seuls.

Tout s’est arrêté à la fin du week-end. D’un énième week-end. Sa mère venait la chercher, et j’avais déjà prévu de me coucher le soir, de penser très fort au samedi matin, et de tout recommencer. C’était devenu ma routine. 

Juste avant de sortir de mon appartement avec sa mère, Sisi se retourna, me rejoignit puis me regarda : elle n’avait pas les yeux d’une fille de neuf ans. Elle me fit un câlin. Et me chuchota ces mots que je n’oublierais jamais :

« Un papa ne joue pas avec le temps. »

Puis elle me lâcha et rejoignit sa mère. Les deux quittèrent mon appartement, tandis que je me tenais sur le palier, pétrifié. 

Le reste est anecdotique. Je n’utilisai plus mon pouvoir en compagnie de Sisi ni d’aucun de mes enfants. Plus jamais je ne revis incessamment des week-ends avec eux. Alors la vie continua avec le moins de retour dans le passé possible. Je changeai, je devins très sérieux au travail et je repris contact avec ma femme. Nous nous remariâmes et nous vieillîmes ensemble. Sisi grandit, ne prévoya plus jamais mes faits et gestes, eut le métier qu’elle voulait (à peu près), se maria avec l’homme qu’elle aimait (à peu près) et vieillit également. Je garde de bons souvenirs de cette première famille. Bien que je ne sois pas le meilleur juge, je pense qu’ils sont un peu meilleurs que ceux de mon long week-end passé avec Sisi, de ses glaces vert pomme, de mes flatulences décelées, des sorties au cinéma et de la petite leçon qu’elle me donna.

Mais je m’égare, pardon.

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tiyphe
Posté le 19/11/2020
La répétition de l'expression "Si, si" alors que la petite s'appelle Sisi xD très bon !
Bon je crois que j'ai eu ma réponse à ma question lors du Prologue ! Le gars et quasi immortel en fait :o
En tout cas c'est touchant tout de même de voir que le père est comme ça avec sa fille ;) et super intrigant le fait que Sisi a ptet eu le pouvoir aussi :o
Le Saltimbanque
Posté le 20/11/2020
Aaaaaaah j'avoue que je n'ai pas penser au lien entre la répétition de l'expression Si si et le prénom de Sisi. je trouve toujours mes prénoms pile au moment de l'écrire, à l'instinct...
Je suis content que tu as aimé cette histoire ! J'espère que la suite te plaira !
Rimeko
Posté le 14/11/2020
Hello Saltimbanque,
Comme je te le disais sur le Discord, j’ai commencé le Branleur :P Et parce que juste lire, c’est surfait, me voilà dans les coms’ !

Coquillettes et suggestions :
Prologue :
« Devissaguet ne pouvait pas se plaindre ouvertement à un policier » Qu’est-ce qu’un policier vient faire là ?
Chapitre 1 :
« la tourmente émotionnelle cataclysmique que représente une récitation avortée » « Avortée », pour moi, c’est « arrêtée avant le terme », alors que là elle a pas commencé...
« Le tout n’aurait du (dû) prendre qu’une petite heure »
Chapitre 2 :
« au cœur d’une soirée de Nouvel An que je n’oublierais (n’oublierai) jamais »
« Il s’agit d’une des discussions les plus profondes que j’aie jamais eue(s) avec mon père »
« Et tout ce qui a rapport avec ma sexualité de (ne) vous regarde pas, merci »
Chapitre 3 :
« Enfin j’avais l’impression, mais (même ?) si elle ne comprenait pas tout, que Sisi aimait ça »
« Alors la vie continua avec le moins de retour(s) dans le passé possible » Le moins possible de retours dans le passé... ?

Je vais rester concise parce que j’ai un marathon à réussir, mais j’ai adoré ce que j’ai lu !
L’idée est géniale, et j’adore ce point de vue sur les voyages dans le temps, pas comme un truc choisi, et le fait que le temps reste plus ou moins linéaire (pas de sauts vers l’avenir / ancien présent, comme tu l’as souligné), et que du coup tu peux revivre la maternelle vingt fois à cause d’un traumatisme à base de batraciens :P (Faut pas être quelqu’un avec de l’anxiété dis donc !) Et j’adore comment tu le présentes, dès le prologue, c’est concis et efficace, et on embarque très très vite aux côtés de ce cher Lucas !
C’est très dur de faire rire je trouve, et pourtant tu as bien réussi là, j’étais en train de ricaner toute seule recroquevillée sur mon portable haha
Ah et juste, j'ai mis un temps embarrassant à comprendre que la caleçon du deuxième chapitre lui appartenait, du coup ça m'a pas trop permis d'apprécier toute la bôté de cette chute ^^
Je reviendrai après les HO voir où tu nous emmènes avec cette histoire (parce qu'il s' "égare" beaucoup quand même Lucas - d'ailleurs la répétition à cinq reprises dans ce chapitre est p'têt pas des plus heureuses), mais en tous cas c’est très intéressant ;)
Kevin GALLOT
Posté le 02/11/2020
Pouaaah c'est tellement génial ce chapitre, et tellement triste. Rien que le fait de penser qu'il a connu ses enfants, puis finalement imaginer qu'ils n'ont jamais existé dans les vies d'après, c'est presque comme subir leur mort quelque part. Quelle mélancolie ! J'ai un arrière-gout d'Highlander dans la bouche, le mec eternel qui multiplie les histoires d'amour et les funerailles de ses bien-aimées... y'a de quoi être blasé a l'extreme. Je suis d'ailleurs étonné que ton héros, à ce stade (notion floue dans le contexte), soit encore en vie et ne ce soit pas purement suicidé.
D'ailleurs je me fait une reflexion : s'il conserve ses souvenirs de toutes ses "vies", c'est que son cerveau vieillit bel et bien. Auquel cas il devrait avoir alzheimer ou autre patho neuro de vieux depuis longtemps, non ?
Le Saltimbanque
Posté le 02/11/2020
On entre dans le domaine complexe (qui est un autre mot pour dire que je ne m'y connais pas du tout) de la dissociation de l'âme et du corps. Pour moi, "l'esprit" de Thomas revient toujours en arrière, dans un corps plus jeune, frais, et donc peu sujet à des maladies de "vieux". Mais après, Thomas a oublié pas mal de choses de ses précédentes vies ! C'est la sa bénédiction (malédiction ?) : il ne peut mourir, son pouvoir l'en empêche. À lui de découvrir plein de nouvelles vies... jusqu'à son point de rupture.
Bidouillette
Posté le 07/06/2020
Ouiiiii !! Peut être que je suis un peu maso et peut être qu’il faut que j’arrête de traîner dans la catégorie humour quand je recherche du tragique mais enfin... J’aime énormément ce que tu as fait avec ce chapitre et l'épaisseur qu’a pu y prendre l’histoire. Si les chapitres continuent de jongler entre humour et aventures, et sérieux et considérations plus graves, je n’ai qu’une chose à dire : j’adore et j’en veux des chapitres par kilo ! ( Oui bon, je suis maso et gourmand aussi ).
Le fait que Lucas en racontant sa vie glisse d’un nouvel bourré et du mystère d’un caleçon, à la paternité, le divorce, la vie de famille et la vieillesse, en traitant cela qu’en le même pied, car c’est ce que c’est pour lui, j’aime !
J’ai jeté de lire la suite.
Eldir
Posté le 01/05/2020
Bonjour je me permet deux remarques de forme :
- "nous n’avions pas encore été allé au cinéma ce week-end." ==> nous n'étions pas encore allé

"Sisi grandit, ne prévoya plus jamais mes faits et gestes," ==> Sisi grandit, ne prédit plus jamais mes faits et gestes

Sinon c'est très drôle votre style me rappel la manière d'écrire de l'Odieux Connard.

Bonne continuation.
Ptite Faucheuse
Posté le 13/04/2020
Hey, alors ce chapitre m'a plutôt laissé un goût triste, plutôt que les trois premiers chapitres qui me faisaient bien rire. J'ai bien aimé pourtant.
La seule chose qui me chiffonne : je ne trouve pas ça logique de qualifier un enfant de moins de 3 ans de "peste", c'est peut être un peu trop fort pour moi.

J'aime bien voir le côté "ennuyeux" de revivre toujours et encore sa vie, mais d'essayer de profiter un max de sa fille :) Bref, c'est cool !
Alice_Lath
Posté le 08/04/2020
Oh, d'un côté j'ai envie de rire mais de l'autre, c'est triste haha, c'est marrant l'espèce de pitit sentiment rigolo que ça crée en moi. En tout cas, c'est vraiment touchant l'approche que tu en fais. Et encore une fois, à nouveau, tu as l'art de ménager une belle chute à la fin de chacune de tes parties, je suis toujours très agréablement surprise! C'est vrai que du coup, il a dû vivre un nombre incalculable de vies, c'est assez hallucinant quand on y pense. Et lassant pour lui.
Le Saltimbanque
Posté le 09/04/2020
Si le texte provoque à la fois un peu le rire et le plus lourd, alors je suis ma foi bien content. Aussi très content que la chute fonctionne (je n'étais pas très sûr pour ce chapitre).
Merci beaucoup !
Shangaï
Posté le 28/03/2020
Re-bonsoir ! J'ai beaucoup aimé ce chapitre ! Toute l'histoire commence à prendre forme, au travers du don de Lucas on le voit aussi grandir : d'abord au primaire, ensuite au lycée et enfin en tant que papa.
Il y a un côté dramatique qui prend à la gorge et j'avoue avoir moins rie, si si je t'assure !
:)
Le Saltimbanque
Posté le 03/04/2020
Supeeeeeeeer ça fait très plaisir ! la rigolade reviendra dans les prochains chapitres je le jure.
Kieren
Posté le 22/03/2020
La vache, tout ce que cela sous entend...
Je ne suis pas convaincu que l'on puisse uniquement laisser cette histoire dans la catégorie "comédie".
Si j'aime Kaamelott, c'est bien pour la capacité d'Alexandre Astier à jongler entre les rires et le sérieux.

Ce chapitre est une très bonne entrée dans le monde du tragique, ce qui est parfait pour rendre cette histoire entière.

Ça donne envie =)
Le Saltimbanque
Posté le 24/03/2020
Le côté plus dramatique m'a tout autant surpris. C'est au cours de l'écriture que je me suis rendu compte que la première expérience d'être un père pour Lucas ne pouvait pas "bien" se passer. C'est venu comme ça.

Mais malgré tout, je maintiens le côté principalement humoristique du Branleur du temps. Même ici, l'humour reste fortement ancré même dans les moments plus "durs".
Et même Kaamelott (btw merci pour la comparaison cela fait hyper plaisir) demeure pour moi principalement comique (je n'ai pas vu le virage plus dramatique de la dernière saison).

La suite arriiiiiiiiiive
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