Storick : L'enfer n'est rien de plus qu'un rêve

Par Sabi
Notes de l’auteur : L'écriture de ce chapitre a été éprouvant pour moi. J'y décris beaucoup de peur et de choses morbides et cruelles. Je ne peux donc pas le conseiller aux personnes trop sensibles. Je ne plaisante pas.

Thème musical : Grandma https://www.youtube.com/watch?v=bm4VodWDv1U

Le seigneur Storick se reposait dans sa tente. Autour de lui, le camp militaire bruissait et cliquetait sous le vent. Les rumeurs de discussion lui parvenaient à moitié. Des bruits de pas chuintaient parfois distinctement, s’enfonçant dans la terre devenue gadoue sous l’effet conjugué de la pluie et du piétinement incessant des hommes et des bêtes. À l’arrière-plan, un cheval ne cessait de hennir, appelant son maître. Et de temps en temps surgissait un bref instant de silence relatif où s’entendait alors le fracas constant du vent, dévalant les pentes rocheuses escarpées depuis les sommets des montagnes, allant s’écraser contre les rochers. Le froid s’infiltrait avec autant de facilité que l’eau glisse dans le lit des rivières et des fleuves. Des corbeaux noirs croassaient depuis les branches des arbres. Ils attendaient le prochain festin où ils pourraient s’en mettre plein la panse.

Allongé sur son lit de camp, Storick se passa une main fatiguée dans les cheveux, puis se massa avec délicatesse le reste du visage. Ils étaient en position de force. Dans ces conditions, jamais les Ombriens ne pourraient passer. Alors, pourquoi avait-il ce goût acre dans la bouche ? Le calme apparent de la journée ne lui apportait aucun réconfort. S’il avait osé l’écouter, il lui aurait sans doute murmuré que la tempête approchait. Mais Storick n’était pas homme à se baser uniquement sur un pressentiment. Pour l’heure, ils continueraient à tenir leur position jusqu’à ce que le dernier détachement royal en route arrivât. Après se lanceraient-ils à l’assaut de Sorsombre.

La fatigue nerveuse minait Storick depuis plusieurs jours déjà. La présence de son fils Edmond n’arrangeait rien à la situation. Oh, il avait confiance en les capacités de son aîné à prendre soin de lui au combat. Il savait, pour l’avoir entraîné lui-même, que son maniement de l’épée et de la lance n’avaient rien à envier aux meilleurs guerriers du duché, voire du royaume. Mais c’était plus fort que lui. Voir la chair de sa chair à la guerre lui plantait des poignards glacés dans l’estomac. Au moins pouvait-il se réjouir d’avoir pu éloigner sa fille du champ de bataille. Oui, au moins sa fille était en sécurité au Haut Domaine.

Attentif au moindre changement dans la musique que formaient les bruits du camp, Storick finit par déceler une augmentation significative du rythme.

Les pas des chevaux s’accéléraient.

Ils s’étaient mis à galoper. Sur la terre parsemée d’herbes folles, la pluie tombait en un faible crachin de printemps. C’était, il est vrai, le début du mois d’avril.

Au loin, la colline de Sirefol se dressait, presque cachée par de trop minces lambeaux de brouillard. Le soleil n’était pourtant pas loin, donnant une luminosité particulière, cotonneuse, au paysage.

Livia, du haut de ses vingt ans montait avec brio sa monture, son corps élancé épousant à la perfection les courbes racées de son cheval. Ses cheveux roux étaient comme une flamme dans le vent. Ses yeux verts et ses tâches de rousseur lui donnaient l’apparence d’une dryade automnale. Le coeur de Storick, lui semblait-il, en oubliait de battre.

« Je vais gagner, Storick ! »

Et Livia se mit à rire...

L’arbre qui était le but de leur course se dressait seul, au milieu de la plaine. Livia gagna, ce qui ne gênait pas le moins du monde Storick. Descendant de scelle, les deux jeunes gens laissèrent brouter leurs montures en paix, et s’assirent sous les branches, dos au tronc.

Storick leva alors les yeux vers le ciel. Tout se déroulait sans accroc. D’ici demain, sa mère, la duchesse Émilia Marjiriens aurait finalisé l’accord de mariage avec les Mervos de Sirefol entre lui et Livia. Il se tourna alors vers sa compagne et la vit, selon toute vraisemblance, endormie. Un vieux rêve se réalisait. Assis là avec sa future épouse, Storick se souvint. Il se rappela la première fois où ils s’étaient rencontrés. Sa mère l’avait emmené au palais royal pour la réunion annuelle du conseil alors qu’il n’avait encore que six ans, et, par hasard, il se trouvait que le père de Livia avait fait de même. Aussi âgée que lui, il se souvenait encore du pincement au coeur qu’il avait ressenti lorsqu’elle était apparue dans l’encadrure de la porte, dans les jambes de son père. Elle était si timide. Mais ses cheveux de feu ne la laissait pas se cacher aisément. Il y avait toujours une flammèche qui dépassait de derrière le pantalon noir du duc Mervos, peu importe ses efforts. Storick était encore jeune à cette époque. Cependant, il s’était aussitôt demandé quand est-ce qu’elle devrait partir, et s’il n’y avait pas un moyen pour lui de prolonger le temps qu’il aurait à passer avec elle jusque là. Depuis, plus de dix ans s’étaient écoulés, et les voilà alors qu’ils étaient à la veille d’un futur commun qui s’annonçait long et paisible.

Un sourire s’étira sur les lèvres du futur duc alors qu’il tentait d’imaginer les enfants qu’il aurait avec Livia. Combien en auraient-ils ? À quoi ressembleraient-ils ? Combien de filles ? Combien de garçons ? Quels noms leur donner ? Storick s’essaya à trouver un nom qui lui plaisait. Le prénom de sa mère commençait par un É. Alors, voyons. Un prénom féminin commençant par un É…

Érica. Oui, il aimait bien ce nom. Le visage d’une jeune fille aux cheveux blond cendré et aux yeux vairons bleu et vert apparut dans son esprit. Étonné, le jeune homme se concentra sur cette image. Quelque chose clochait. Il lui semblait la connaître. Cet œil vert et ces traits de visage lui rappelait à s’y méprendre Livia. Et cet œil bleu était de la même couleur ciel d’été que ceux de sa mère. Tout comme un claquement de doigt résonne dans une pièce vide, une porte dont il avait oublié l’existence s’ouvrit dans ses souvenirs. Oui, il la connaissait, et pour cause. Ce serait sa fille. Ce qui voulait dire que…

Il se tourna vers Livia, endormie contre le tronc. L’incendie coulait du sommet de sa tête jusqu’au sol où les flammes mordaient les herbes folles sans les brûler, et devenaient violettes aux endroits où ces fleurs poussaient, ci et là. Elle était si jeune à cette époque. Car ce que Storick voyait, touchait, sentait, entendait présentement ; tout cela n’était rien que le passé. Il ignorait comment ce qu’il expérimentait était possible. Il ne savait même pas s’il était vraiment dans le passé ou s’il ne faisait qu’un simple rêve. Tout était si réel, si solide, si concret ! 

Tentant de déterminer d’où il venait dans le futur, Storick se plongea dans sa mémoire. En se concentrant, il lui semblait que le « présent » dont il se souvenait était dans un camp militaire. Étaient-ils en guerre ? Le futur était difficile à percevoir. Il avait l’impression terrible de nager à contre-courant d’un fleuve impétueux et rapide. Livia et lui avaient deux enfants : Érica et… Edmond. Afin de donner consistance à ces prédictions intangibles, Storick se mit à les énoncer à voix haute, comme s’il parlait à Livia.

« Dans quelques décennies, nous aurons deux beaux enfants : Edmond et Erica. Edmond aura un problème d’otite quand il aura quatre ans. Il aimera les étoiles, et préférera la lance à l’arc. Ses premiers essais seront catastrophiques. Il ne cessera pas de manquer sa cible par manque de précision.

-Pourquoi attendre aussi longtemps, Storick ?

C’était la voix de Livia. Il l’avait crue endormie, mais la jeune femme avait juste fermé les yeux. Maintenant, ils étaient grand ouverts, et les deux forêts ensoleillées le regardaient avec fixité.

-Qu’est-ce que tu veux dire, Livia ?

-Tu as dit : dans quelques décennies. Pourquoi attendre aussi longtemps ? Je croyais pourtant que nous voulions en avoir le plus tôt possible.

-Eh bien... »

C’était vrai. Ils voulaient en avoir le plus vite possible. Fonder une famille. Ils en avaient encore discuté hier soir ! Et pourtant… Pourtant ce n’est pas ce qu’il se passerait. Maispo.u.rq.uoi. ?C’est faux.

-Tu es sure ? Je ne m’en souviens pas.

-Voyons Storick ! Nous en avons parlé hier !

Livia s’était redressée. Une lueur d’inquiétude s’était allumée dans son regard. Oui, elle avait raison. Il s’en souvenait. Pourquoi alors ? Mensonge.V.rai.Livia ne lui mentirait pas, encore moins sur ce sujet. Si.N.on.Si.T…. Taisez-vous ! La vérité, c’était que… que… 

Livia s’était rapprochée. Elle tendit ses mains vers son visage et essuya les gouttes de sueur qui perlaient sur son front brûlant.

Après leur mariage, sa mère et eux deux étaient retournés au château Marjiriens. Mais quelques chose s’était produit peu de temps après. Il ne s’est rien passé.C.o.m.m.e.n.t…Sa mère. Mère. Mère. Mère. Mèremèremèremèremèremèremèremèremère.

-Maman…

-Dame Émilia ?

-Il… Il est arrivé…

Il semblait à Storick que le monde s’était mis à tourner autour de sa personne. Quelque chose qui n’avait rien à voir avec les douces mains de Liviasemblait lui enserrer le crâne. Il devait se souvenir. Quelque chose de crucial lui échappait. Un événement qui… Oublie.Storick ferma les yeux pour mieux se concentrer. Livia et ses yeux de feuilles vertes au printemps disparurent. Le temps sembla se contracter autour de lui. La sensation des doigts chauds de sa fiancées’évanouit. Storick eut l’impression de basculer dans un trou noir, sans fond, vide, de plus en plus compact. Tout ce qu’il était de sensations et de perceptions lui sembla passer à travers le chas d’une aiguille.

Réveille toi.

 

Des chevaux galopaient. il pouvait entendre le bruit des sabots s’enfonçant à toute vitesse dans la boue spongieuse. Une troupe approchait. Trempé, le front luisant, Storick se redressa en sursaut sur son lit de camp. Avait-il rêvé ? Oui. Mais de ce qu’il avait vu ne restaient que des lambeaux de brume se dissipant rapidement sous l’arrivée du soleil. Ne restait qu’une chose : la sensation d’un malaise sournois et insidieux. Quelque chose s’était produit, le duc en était presque certain. Mais quoi ? Une main invisible avait emporté ses souvenirs.

Storick n’eut pas le temps de s’interroger davantage. Son valet et aide de camp, un jeune homme d’une quinzaine d’années, Thomas de la famille Galérac, pousse lointaine de la famille Marjiriens, pénétra dans sa tente, le visage contracté.

« Sire, un détachement venu du col vient d’arriver. Sorsombre nous attaque ! »

Détourné de son rêve, Storick se leva avec précipitation et, tout en enfilant son armure, courut aux nouvelles.

« Messire ! Sorsombre a commencé une offensive majeure au col ! Nous demandons des renforts immédiats ou sinon…

Le capitaine du détachement était nerveux et tendu. Ce n’était pas bon signe.

-Combien sont-ils ?

-Au bas mot, cinq mille hommes, sire. Au grand maximum, dix mille.

-Autant… Ils ont donc décidé de sortir le grand jeu.

Edmond, paré de son armure, s’avança alors. Ses joues couvertes de boue indiquait qu’il devait revenir d’un entraînement.

-Père, nous avons l’avantage du terrain. Le col est étroit, et le mur que nous y avons construit peut les retenir longtemps peu importe leur nombre.

-Longtemps. Pas indéfiniment. Et puis, il suffit d’un coup du sort pour que le mur soit percé. Nous devons nous dépêcher.

Storick se tourna vers le commandant de son armée.

-Sonnez le cor d’appel. Il faut que l’ensemble des armées ducales marchent ensemble vers le col.

-À vos ordres ! »

 

L’armée de Corvefel n’était pas unifiée. Chaque duché possédait la sienne propre, et seul le souverain du royaume avait le pouvoir de les convoquer toutes en un seul endroit. Dans le cas présent, le roi avait ordonné l’appel aux armes général afin d’attaquer et punir Sorsombre. Cependant, même en cas de conflit avec un autre pays, les armées des duchés conservaient leur autonomie. Ainsi, il n’y avait pas un seul campement. Chaque armée avait monté le sien à distance respectable des autres, formant un arc de cercle de plusieurs kilomètres de rayon autour du col. Cela pouvait causer des problèmes d’organisation dans la chaîne de commandement entre les armées, mais la tradition voulait qu’en l’absence du monarque de Corvefel, la primauté des ordres revenait au duché dans lequel les armées du royaume se trouvaient, en l’occurence les Marjiriens.

C’est ainsi que, lorsque le cor sonna par trois fois, indiquant une urgence au mur, l’on vit alors cinq rivières d’hommes et de chevaux converger à mi-chemin du col pour former un fleuve de sept mille gouttes d’eau environ.

Àla pointe du torrent impétueux chevauchait Storick. Son valet Thomas lui avait tendu son casque de guerre alors qu’il s’apprêtait à partir au combat. Reproduisant la tête d’un lion rugissant, les crocs dorés luisaient sous le soleil qui venait à peine de traverser la couche de nuage grisâtre pour la première fois depuis le début de la journée. À sa droite se trouvait Edmond, lui aussi paré de son armure, le regard froid et déterminé, paré à toute éventualité. Au loin, se rapprochant à toute vitesse, le col se distinguait de mieux en mieux. On pouvait désormais voir de la fumée grasse et noire s’élever au-delà de la ligne de crête. Sous peu, malgré le tumulte de la cavalcade, une vague clameur continue commença à se faire entendre. Parfois brisée par de brusques pics sonores plus aigus, parfois se laissant envelopper d’un roulement, d’un fracas énorme ou d’une explosion, cette clameur, c’était celle de milliers de personnes en train de se battre et de mourir. C’était la litanie de la guerre, de plus en plus forte. Bientôt ce mantra entêtant les recouvrerait de sa force au point de s’y perdre eux aussi. Le sortilège les frapperait, les ensorcelant jusqu’à la fin du combat ou jusqu’à la mort.

Parvenus à quelques centaines de mètre du mur de défense, Storick put juger en un éclair de la situation. De ce qu’il pouvait en juger, l’ennemi n’avait pas encore effectué de percée dans les murs. La garnison corvefelienne tenait bon, tant au niveau des catapultes et des trébuchets que sur les créneaux. Entendant d’ailleurs leur approche, certains défenseurs se retournèrent et, voyant les renforts espérés, éclatèrent de joie.

Arrivé devant les grands battants de la porte centrale, Storick descendit de monture et se pressa de monter quatre-à-quatre les escaliers menant au chemin de ronde, suivi de son fils et des chefs militaires du mur qui lui fournissaient un compte-rendu de la situation.

Au moment où Storick parvint aux créneaux,le chaos l’attendait. Corvefel avait construit au-delàdu mur un système de défense mêlant barricades et avant-postes plus ou moins fortifiés. Sorsombre avait réussi à enneutraliser la grande majorité, et menaçait de déborder les dernières barricades.

La situation était grave, urgente, mais pas désespéré. Avec les renforts qui piétinaient derrière lui, le duc avait bon espoir de renverser la situation. Sans perdre un instant de plus, il donna ses instructions. Lui et les renforts allaient charger à la rencontre des Ombriens tandis que les forces corvefeliennes déjà aux prises avec l’ennemi battraient en retraite progressive vers le mur où elles prendraient position pour cribler de flèches les ennemis qui s’approcheraient de trop près. 

La charge que le duc allait mener avait pour objectif de soulager les forces alliées fatiguées par l’assaut ombrien et de réduire le plus possible le nombre d’assaillants. Dans le pire scénario, ils pouvaient ensuite se replier au mur et, soit, les tenir en respect depuis les créneaux, soit profiter de l’effet de goulet d’étranglement créé par la porte pour les abattre un par un à cet endroit.

Se précipitant vers son cheval, Storick avisa son fils qui le suivait toujours.

« Reste ici Edmond.

-Non père ! Je ne suis pas un lâche ! Je vais me battre avec vous !

-Non Edmond. Tu m’es plus utile ici pour coordonner les mouvements des soldats en défense. Je veux que tu prennes le commandement du mur, que tu t’assures que les blessés soient portés et soignés en lieu sûr, et que les soldats valides sachent ce qu’ils doivent faire.

-Père !

-C’est un ordre, Edmond ! »

Son fils, désarçonné, se raidit, tous ses muscles tendus dans un mouvement de protestation. Son regard bleu comme les siens brillaient, prêts à se rebeller. Et pourtant, bien qu’à contrecoeur, il finit par s’incliner et rebrousser chemin vers les escaliers, helant au passage un capitaine qui passait en courant. Tout ce que lui avait dit Storickétait vrai. Mais il avait gardé pour lui une raison plus personnelle et donc, plus importante : garder la chair de sa chair en sécurité. 

Le coeur rendu un peu plusléger par la tournure des événements, Storick enfourcha sa monture qui l’attendait précisément à l’endroit où il l’avait laissée, dégaina son épée et entonna un cri de guerre qui fut très vite repris par l’ensemble de l’armée de renfort.

Les portes s’ouvrirent et Storick laissa bondir sa monture en avant.

 

L’odeur de son cheval en sueur fut presque aussitôt remplacée par celle métallique, envahissante, sordide du sang mis en contact avec l’acier des épées et des armures. L’air qui lui entrait dans les poumons semblaient fait de feu qui le brûlait de l’intérieur. Tout son corps était soumis à une pression qui lui faisait mal. Sa main gauche, crispée sur les rênes en cuir, ressentait avec une précision inaccoutumée la dureté, la raideur du matériau. Le poids de l’épée qu’il tenait de la main droite se répercutait sur tout son bras. La chaleur accumulée sous son heaume lui donnait l’impression qu’une cascade lui tombait devant les yeux. Puis, après le sang, vint l’odeur plus légère mais bien plus écoeurante des tripes à l’air libre. Si l’adrénaline ne lui avaitpas donnéune concentration absolue face àl’urgence de ce qu’il avait sous les yeux, il en aurait sûrement vomi. 

Les cris des hommes et des femmesvolaient à ses oreilles. Tout n’était que fracas, hurlements,tintements, explosionset souffles interrompus. Les hennissements intermittents de son cheval lui parvenaient de loin, comme à moitié engloutis par la marée sonore craquante et spongieuse des sabots écrasants les os, les muscles, les yeux, les têtes, les cerveaux, les entrailles. 

Rouges les fers des chevaux qui se levaient vers le ciel en un soubresaut. Rouges les casques qui volaient dans les airs allant s’écraser plus loin dans la sale poussière jaune assombrie.Rouges les aspersions sur le sol des liquides qui jaillissaient des corps tranchés, écrasés, broyés, piétinés. Blancs comme l’ivoire les regards des cadavres, reposant là où on les avait laissés tomber. Blancs comme les linceuls les doigts des trépassés encore serrés sur la poignée de leur épée. Pâles comme des morts, eux, les vivants, qui crevaient de peur devant tant de laideur.

 

Le son d’une trompe tomba du ciel. Il s’agissait du mugissement du cor utilisé en cas d’urgence par les armées corvefeliennes. L’appel provenait du mur derrière eux. Quelque chose avait dû se produire.

Storick était alors engagé dans une mêlée inextricable de corps en pleinebataille. Se débarrassant de son adversaire d’un revers qui trancha son bras au niveau de la jointure du coude, le duc put manoeuvrer suffisamment pour hurler à tous ceux qui pouvaient l’entendre :

« En arrière ! En arrière ! On bat en retraite ! En arrière ! »

Àforce de s’époumoner tout en se protégeant des coups ennemis qui pleuvaient sur lui, son ordre finit par faire le tour du champ de bataille. 

Se désengageant du combat, les forces corvefeliennes refluèrent dans un désordre maîtrisé vers les portes. Beaucoup de cavaliers étaient morts après que leur monture eutété abattue, soit écrasés par elle au moment de sa chute, soit achevés par les ennemis au moment de se relever. C’est pourquoil’on vit peu de combattants sans cheval franchir les portes. Tout cela pour découvrir un spectacle stupéfiant.

 

Ils étaient cernés, encerclés. Sorsombre avait fait creuser des tunnels dans les montagnes, de chaque côté du mur. Storick, estomaqué, le comprit lorsqu’il vit des vers géants aux écailles encore à moitié couvertes de roches et de terre reposer près des sorties fraîchement apparues. Les Ombriens avaient dû prévoir leur plan des années à l’avance. Aucun observateur dans la chaîne de montagnes de l’Ombre n’avait rapporté l’existence detunnelsen cours de creusement, encore moins la présence de vers géants. Ce qui voulait dire que les entréesavaient été placés à des kilomètres de là. Cela voulait dire au bas mot qu’ils avaient commencé à creuser il y a cinquante ans. Au bas mot.

L’encerclement était complet. Il leur était impossible de le rompre sans essuyer de lourdes pertes. Les deux tunnels vomissaient un flot ininterrompu de soldats ennemis, tous prêts à en découdre, conscients de leur avantage décisif. Le duc se rendit alors compte que, à l’exception de la rumeur ennemie, le silence était tombé. À ses côtés, Edmond était de retour, l’épée dégainée, le visage pâle. Lepère pouvait voir ses doigts pris de tremblements convulsifs serrer maladroitement les rênes de sa monture. Alors, tout en donnant l’ordre de fermer les portes derrière eux afin de retarder le plus longtemps les troupes ombriennes à l’arrière, Storick posa une main chaude sur l’épaule du premier de ses enfants.

« La mort est une porte que nous devons tous passer un jour. Que se cache-t-il derrière ? N’es-tu pas curieux de l’apprendre ?

Edmond tourna vers lui son regard et répondit :

-J’aurais aimé le découvrir plus tard, père.

-Nous verrons, mon fils, nous verrons.

Le cri de guerre des Ombriens résonna dans le col.

-Reste près de moi. »

Edmond hocha la tête en signe d’approbation. L’instant suivant, l’ennemi chargea comme la marée recouvre les plages. Alors, eux aussi chargèrent.

 

Le fracas fut épouvantable. L’armée corvefelienne, prise dans la nasse, savait que son seul espoir était de rompre l’encerclement. Sous les ordres de chefs compétents, la charge ne fut donc pas désorganisée, mais pris au contraire la forme d’une lance acérée. Mais ce ne fut pas suffisant. Les sabots des chevaux eurent beau écraser le plus d’armures et de boucliers possibles, vint toujours un moment où, ralentis puis immobilisés par la masse de soldats, leurs cavaliers finirentpar être extirpés de leurs étriers et achevés comme des chiens au sol. Sentant le drame arriver, Storick préféra sauter de sa monture avant que cela n’arrivât, imité par Edmond.

La mêlée était un chaos indescriptible où tout un chacun se croisait, se percutait, se battait. Parfois, un cheval sans cavalier passait au galop, fuyant, se sauvant. Storick en était réduit à abattre tout ennemi qui se présentait tout en surveillant du coin de l’oeil son fils, prêt à l’aider.Tout ce qui importait, c’était de tenir le plus longtemps possible. Ou non. Pas le plus longtemps. Storick refusait de voir son fils mourir. Le plus important était donc qu’il partîtavant son fils. Il savait que c’était égoïste. Il savait que l’impact n’en serait pas moins fort pour Edmond s’il le voyait tué. Il assumait. C’était ainsi. Les parents n’étaient pas supposés voir mourir leurs enfants. 

Le combat parut durer un temps infini. Dans la poussière de la bataille, même le soleil et sa lumière semblaient cachés. Mais même si Storick avait été incapable de sentir le flot du temps, le duc sut que son heure était venue au moment où il la vit.

Il s’agissait d’une jeune femme dans la vingtaine. Elle aurait pu être magnifique si sa beauté n’était pas aussi effroyable. Ses longs cheveux presque blancs étaient noués en une tresse guerrière. Ses membres étaient aussi gracieux qu’un cygne. Et pourtant, tout dans son apparence transpirait la soif de sang. Les traits de son visage de porcelaine en étaient défigurés, formant un masque de haine. Ses yeux exorbités étaient injectés de sang tandis qu’une lueur hantait ses iris bleus légèrement violacés.

« Je viens accomplir la vengeance de notre peuple.

Sa voix aussi froide que la glace donnait l’impression qu’elle pouvait déchirer les tympans. Réassurant sa poigne sur son épée, Storick réajusta tant bien que mal sa garde. Elle était pourtant si petite, si menue. Elle aurait pu être sa fille. Tout dans son physique indiquait qu’elle ne pouvait pas être soldat. Ses muscles n’étaient pas assez développés. L’aspect même de ses mains, sans cals, indiquaient qu’elle n’avait jamais tenue d’épée auparavant. Elle ne pouvait pas se tenir là, face à lui, aussi dangereuse. Elle n’aurait pas dû être ici. Toutes les cellules de son corps, Storick s’en apperçut alors, lui hurlait :

Anomalie ! Anomalie ! Anomalie ! Anomalie ! Fuis ! Pars ! Sauve toi ! Anomalie !

Non, il ne pouvait pas. Edmond était là, avec lui. Il ne pouvait pas le laisser là. Le monstre en face de lui était trop dangereux pour qu’il la quittât du regard. Mais il entendait derrière lui sur sa gauche la respiration de son fils rendue saccadée par la terreur. Il entendait ses dents claquer de toutes ses forces. Son filsdevait probablement ressentir la même chose que lui. Mais étant encore très jeune, Storick doutait qu’Edmond eût les nerfs assez solides pour sortir de sa stupeur et se battre contre ça.

-Moi, Lia Lorlora, reine de Sorsombre, assouvisla vengeance Rünewald de mes ancêtres. Storick et Edmond Marjiriens, vous êtes les premiers à payer. Après vous viendra tousles autres, jusqu’à ce qu’il ne reste rien de vous et de votre maudit royaume. »

Storick eut à peine le temps de voir l’armure noire luisante de la reine ennemie briller sous un éclat brusque du soleil. La seconde suivante, il volait dans les airs avant d’atterrir avec violence au sol. La poussière soulevée lui piquait les yeux. Le duc voulut se relever, mais cela lui fut impossible. Il n’avait plus ni hanches ni jambes. Lia Lorlora l’avait coupée en deux au niveau du bassin.

Il n’eut pas mal. Au contraire. Le froid l’anesthésia.

 

Et Storick mourut ainsi, d’hémorragie. Il eut le temps de voir Edmond se faire clouer au sol par l’épée acérée d’un monstre ayant pris l’apparence d’une femme. Un cri de douleur terrible lui parvint, et le monde se dissipa.

 

Anomalie ! Anomalie ! Anomalie ! Sauve toi !

Il avait déjà ressenti cette terreur sourde autrefois. Mais où ? Dans les ténèbres de l’entre-deux, au seuil séparant la mort de la vie, et la vie de la mort, Storick fut libéré. Il se souvint.

Mais oui ! S.a m.è.reÉ.mi.l.ia a.v.a.i.t…

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Edouard PArle
Posté le 06/11/2021
Coucou !
L'enfer de la bataille est vraiment super bien rendu. Après l'avertissement de début de chapitre gâche un peu la "surprise", je pense que j'aurais encore mieux profité sans.
Je suis curieux de voir quelle sera la réaction d'Erica en apprenant la mort de son père et frère. Elle est donc l'héritière de la famille à présent ?(je ne suis plus sûr).
J'ai lu avec la musique en fond et ça fonctionne bien, elle accompagne bien sans être trop "violente" (elle ne prend pas le pas sur la lecture). Je la rajoute à ma playlist écriture xD
En tous cas, je préfère lire ce chapitre qu'avoir direct la nouvelle du point de vue d'Erica : nous avons perdu, votre père est mort. On est dans un roman, avec des moyens illimités, pas au cinéma, alors pourquoi faire des ellipses sur les moments majeurs de l'histoire ?
Quelques coquilles et d'espaces oubliés :
"Ils attendaient le prochain festin où ils pourraient s’en mettre plein la panse." ils attendaient leur prochain festin suffirait je trouve.
"ses cheveux de feu ne la laissait" -> laissaient
"Tu es sure ?" -> sûre
"les douces mains de Liviasemblait" espace à ajouter
"des doigts chauds de sa fiancées’évanouit." idem
"Storick put juger en un éclair de la situation. De ce qu’il pouvait en juger," redondance de juger
"parvint aux créneaux,le chaos" espace après virgule
"avait réussi à enneutraliser" espace
"grave, urgente, mais pas désespéré." -> déséspérée
"helant au passage un capitaine qui passait en courant." -> hélant
"ce que lui avait dit Storickétait" espace
"un peu plusléger par" idem
"des femmesvolaient à ses oreilles." idem
"hurlements,tintements, explosionset" idem x2
"assombrie.Rouges" idem
"de corps en pleinebataille." idem
"que leur monture eutété abattue," idem
"C’est pourquoil’on vit" idem
"detunnelsen cours" idem x2
"qu’il partîtavant son fils." idem
"Son filsdevait probablement" idem
"assouvisla vengeance" idem
"Après vous viendra tousles autres," -> viendront et espace
Un plaisir,
J'espère que tu sors la suite bientôt (=
Sabi
Posté le 06/11/2021
Hey !
Oui, j'ai vu les nombreuses coquilles. Dommage.
Pour l'avertissement en début de chapitre, j'ai préféré le mettre au cas où des personnes sensibles au vocabulaire gore lirait ce chapitre. Désolé si ça t'a spoilé du coup.

Avec ce chapitre, l'ennemie principale de l'histoire s'est montrée.
Le terme "anomalie" a une longue histoire dans l'écriture de cette histoire.
Edouard PArle
Posté le 07/11/2021
yes, j'espère en savoir plus sur les motivations de l'antagoniste qui semble avoir de bonnes raisons de mener la guerre.
Sabi
Posté le 08/11/2021
Oh, vu ce que Corvefel a fait à Sorsombre il y a mille ans...
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