Promenade nocturne

C’était un Paris morne de trois heures du matin, un soir de semaine, en plein hiver, rive gauche. Zaro s’y plaisait. Il aimait à déambuler sur les trottoirs déserts en propriétaire, lui, le locataire d'un quinze mètres carrés au sixième sans ascenseur, avec toilettes sur le palier.

Les platanes agitaient leurs branches décharnées au-dessus de sa tête au gré du vent, et cela l'amusait. Il se sentait pousser des ailes, à braver ainsi le couvre-feu implicite de la nuit, pendant que les autres, tous les autres, se terraient au fond du lit, sous la couette. Le monde appartient à ceux qui ne se couchent pas, se disait-il, à ceux qui ne se couchent jamais. Et la rue d’Alésia lui appartenait : il aurait pu la descendre jusqu’à Saint-Anne[1] sans croiser âme qui vive.

Il marchait sans se presser, perdu dans ses pensées. C’était forcément suspect, de vagabonder de la sorte, à cette heure-là. Cela trahissait un chômeur, ou quelque extravagant de ce genre, un qui ne se levait pas le matin, un qui se soustrayait à son devoir, un qui ne prenait pas sa part à la grande œuvre de l’humanité, à savoir la production de futurs déchets à partir de matières premières enfouies sous l’Afrique.

Oui, c’était mal vu d’être insomniaque, surtout à vingt-trois ans, et surtout depuis que l’on n’en voyait plus, nulle part, maintenant qu’il y avait Netflix. Il fallait être dérangé pour sortir de dessous la couverture, dans ces conditions. La rue, on ne s'y rendait pas sans but. L'apparente liberté du plein air n'était qu'illusion. Zaro le savait bien, il suffisait pour s'en convaincre d'observer le tracé des voies, en ligne droite, bidirectionnel : on favorisait les trajets binaires, à but précis. Maison-travail, voilà l'objectif sacré que servait la voirie.

Mais Zaro, lui, aimait flâner. Trainer sa grande carcasse lui évitait surtout de penser au lendemain. Il sentait qu'il jouerait un peu son avenir, le lendemain ! Et s'il commettait une erreur, l'erreur de sa vie ? Pour le moment, il chassait ses mauvaises pensées ; de nuit, la ville appartenait aux siens, aux oisifs, aux inutiles, aux locataires de quinze mètres carrés au sixième sans ascenseur, avec toilettes sur le palier.

Oui, pour quelques heures, la capitale échappait aux propriétaires et à leurs bruits, à leurs cris, à leur trafic, à leurs conversations sur le prix de l’immobilier et des salaires dans le football. Il profitait d’autant plus du calme qu’il le savait éphémère. Le cirque reprendrait, comme tous les jours, au petit matin.

La terre, en tournant, enclenchait une machine infernale ; avec le soleil se levaient tous les agents productifs de la société, des abeilles qui allaient à leurs fleurs, produire du miel, aux hommes allant à leurs tours, produire du pognon ; sans oublier les poules pondeuses, les vaches à lait, les fourmis, les bêtes de trait, les mineurs, les pécheurs, les chimistes, les ingénieurs, les agriculteurs, les cadres, les artistes, enfin tout le monde. C’était sans fin. C’était à celui qui produirait le plus.

Un grand vol organisé, où l’on pouvait piller tout ce que renfermait la Terre, par tous moyens, où l’on pouvait librement la fouiller jusqu’au plus profond de ses entrailles, lui remuer toutes les cavités, la profaner à ciel ouvert, la bétonner, la trouer, la bourrer, la violer à grand coups d’acier, la faire tout cracher, tout, jusqu’à la dernière goutte, jusqu’à épuisement ; on y gagnait même la légion d’honneur, pour les plus voraces.

Le vent du nord se leva, charriant un froid polaire qui poussa Zaro à se replier sur la rue Raymond Losserand, à l’abri de ses trottoirs étroits, derrières les barres d’immeubles. Le jeune homme marquait une inclination évidente pour les ruelles, les passages, les dédales de voies connus seulement des riverains, qui offraient le luxe du dépaysement en pleine métropole.

De la rue de l'ouest, par exemple, il pouvait traverser la place Brancusi et monter les escaliers qui menaient à un minuscule passage de briques rouges, au-dessus de la rue Jean-Zay, qui conduisait à une passerelle donnant sur le parc Atlantique, perché sur le toit de la Gare Montparnasse, à l'abri des touristes. Un vrai parcours d'initié. Nul besoin d’aller bien loin, à la mer ou à la montagne, ou même de passer le périphérique, pour changer d’air. Il suffisait d’inverser ses horaires, voilà tout. L’homme était un mouton ; un foutu mouton calendaire.

La ville lumière paraissait sombre, vue du fin fond du quatorzième arrondissement. Les réverbères n’éclairaient pas, sous prétexte de sobriété énergétique. Ça, ils étaient beaux les lampadaires d'époque, racés, bichonnés, dignes des cartes postales pour touristes : en France, on ne plaisantait pas avec le patrimoine, ce n’était pas pour rien qu’il y avait un ministère de la culture. Seulement, l’éclairage public, ça, c’était autre chose, rien à voir, et la mairie faisait des économies de bout de chandelle. Du reste, les honnêtes gens dormaient, la nuit.

 

Un mois avant, il avait parcouru ces mêmes rues aux bras de Bijou, son ex, sa petite copine depuis le lycée, depuis toujours. Elle n’avait jamais compris sa manie de rentrer à pied, surtout avec Uber Pool qui permettait de traverser Paris pour moins de dix euros. La beauté du vide, l’attrait du néant, tout cela lui échappait totalement. Il fallait dire qu’elle n’était pas dépressive pour un sou. Au fond, elle ne l’avait jamais vraiment compris.

Elle lui manquait d’ailleurs si peu ; il pouvait enfin prolonger ses balades nocturnes jusqu’à plus soif, sans avoir à se justifier. La solitude lui pesait, bien entendu. Il ne fréquentait plus grand monde, depuis le célibat. Il y avait bien Bruno, qu’il pouvait considérer comme un ami, mais dans l’ensemble, il était seul. En huit jours, ou peut-être dix, il n'avait parlé à personne, ou presque.

Diplômé et célibataire, finis les cours, les travaux de groupe, les soirées étudiantes, les soirées couple, enfin, finies toutes les occasions de se sociabiliser à la bonne franquette. Une fois adulte, le grand mensonge perçait, la société se révélait enfin dans tout son paradoxe : elle faisait vivre des gens seuls, ensemble. Un petit miracle. Une fantaisie lexicale.

 

Il laissait ses pas le guider à l’instinct, il prenait une rue, puis une autre, repartait en sens inverse, sans raison. Il fallait que ça change, que quelque chose change. Le froid le ramena à la réalité rue Jules Guesde. Il ne se souvenait pas de températures si basses, à Paris, début novembre. Putain de réchauffement climatique…

Il tourna sur la rue Edouard Jacques. Après cela, il irait se trainer vers la rue Didot, peut-être jusqu’à Alésia, peut-être plus bas. Ensuite, s’il ne rencontrait personne, il remontrait par l’avenue du Général Leclerc. Plus il prolongeait sa balade, plus il éloignait la perspective du lendemain. Depuis Mouton-Duvernet, ça paraissait à des années-lumière son foutu entretien.

Il préférait rêvasser, par exemple de tomber nez-à-nez sur l’amour, le grand amour, comme ça. C’était un optimiste, Zaro, malgré tout, envers et contre tout ; son âme sœur l’attendait peut-être au coin de la rue, dans le noir absolu. Il fallait quelque chose de particulier, d’hors du commun, de tout à fait extraordinaire, pour provoquer le coup de foudre ; les deux parties devaient se trouver dans cet état d’esprit si exceptionnel, si volage, et au même moment, ce qui n’arrivait pour ainsi dire jamais, ou alors une fois dans une vie, pour les plus chanceux. Question de probabilités.

Bijou, par exemple, il l’avait rencontrée en vacances. Sinon, elle l’aurait probablement ignoré. Question de circonstances. C’était comme cela, la vie, absurde, dramatiquement absurde ; une farce, vide de sens, où rien ne voulait rien dire. Tout n’y était question que de hasard, l’homme n’était qu’un pion, risible, qui se prenait en plus pour Dieu, ce qui ne faisait qu’ajouter au ridicule.

Il l’avait connue en Bretagne, Bijou, à la Trinité, alors qu’il passait les vacances de la Pentecôte chez Bruno. Elle était dans leur lycée, elle aussi, à Montaigne. Une nouvelle. Il l’avait tout de suite repérée, comme tout le monde, d’ailleurs. Un cul pareil…

Elle était complètement bourrée, ce soir-là. Elle avait vomi, puis elle l’avait embrassé, puis elle avait à nouveau vomi, et à nouveau embrassé, et vomi, et encore et encore. Au quatrième ou cinquième relent, quand il ne restait plus que de la bile, il s'était résolu à la raccompagner, en parfait gentleman, sans profiter de son état, sans même voler un dernier bisou. Un homme de principes, Zaro.

L'histoire en serait restée là, si les circonstances ne s’étaient chargées de conclure à sa place : ambiance festive, boîtes, plage, et surtout Bruno qui le poussait, d’autant plus qu’il était intéressé par sa copine. Il n’avait eu qu’à jouer son rôle du garçon qui fait la cour, pré-écrit, si dument documenté par Hollywood. Sa première fois, leur première fois, avait eu lieu trois jours plus tard, dans les toilettes du port, entre deux flaques de pisse, au milieu des effluves de poisson mort. La romance avait débuté.

De retour à Paris, Bijou s’était naïvement affichée avec lui dans tous les couloirs du bahut, main dans la main, elle l’avait même embrassé devant les portes du lycée, au milieu de la cour, à la cantine, enfin un peu partout et aux yeux de tous, avant même de savoir qu’il était un premier de la classe, un qu’on invitait rarement aux soirées, en un mot, personne. Elle aurait pu, bien sûr, elle aurait même dû se rétablir et récupérer son titre de reine des cœurs en le laissant tomber, vite, très vite, instantanément, comme une vieille chaussette. On aurait oublié ses errements, on lui aurait tout pardonné : tout le monde avait droit de se tromper, surtout avec des jambes pareilles. Et des yeux, si grands, si bleus !

Contre toute logique, elle s’était accommodée de la mésalliance avec une grâce déroutante. C’était la plus belle preuve d’amour qu’on ne lui avait jamais faite. Ou alors la plus grande montre de stupidité. Oui, après huit ans de couple, il pouvait affirmer que c’était une erreur de jeunesse. A y parier, Bijou ne se laisserait pas avoir à nouveau. Elle avait appris. Elle ne gaspillerait plus sa plastique parfaite sur un pauvre type, comme ça, au premier coup de cœur, sans réfléchir. Son mari, l’homme de sa vie, serait très riche, très en vue, il n’y avait pas de doutes là-dessus. Probablement un grand avocat, un acteur mondain, voire une star de Youtube. Quelqu’un, en tous les cas.

Maintenant qu’il était à nouveau célibataire, Zaro tentait de reproduire ce je ne sais quoi de particulier, artificiellement. Tout le monde avait bien droit à une seconde chance, non ? C’était en tous cas ce que l’on apprenait sur les bancs de l’école républicaine. Et il avait tout bien écouté, Zaro, y compris les cours d’éducation civique. D'où sa solitude actuelle. Pour se faire des amis, il fallait chahuter avec les autres, au fond de la classe, pendant que le prof expliquait à quel point la vie de groupe était fondamentale aux sociétés humaines, source de bonheur et de paix.

Le paradoxe, c’était qu'en écoutant sagement la leçon pour se faire bien voir, on s’excluait de fait de ces mêmes réseaux d’amitié tant vantés par le professorat, et ce à tout jamais. Le coche des bons copains, si on le loupait à l’enfance, on ne le rattrapait pas. C’était comme cela, c’était un apprentissage, c’était comme tout.

L’amour, en revanche, c’était différent. Ça ne se faisait qu’à deux, coupés du monde, en dehors du monde, contre le monde. C'était même ouvert aux locataires de studio de quinze mètre carrés avec toilettes sur le palier, surtout ouvert aux locataires de studio de quinze mètre carrés avec toilettes sur le palier.

Une rencontre, de nuit, dans une ville vide, cela créerait forcément quelque chose d’intime, l’étincelle. Des millions de corps endormis, allongés, inconscients, se lâchant, ronflant, suant, pétant dans leur sommeil, et au milieu de tout cela deux personnes tenues en éveil par le désir, en bas, dans la rue, dans le froid, dans la solitude, dans le doute. Quoi de plus romantique ? Quoi de plus humain ?

Il se l'imaginait sans vraiment y croire, comme lorsqu’on achète un ticket de loto, juste pour le plaisir de laisser courir un rêve, et d’échapper quelques instants à la réalité d’une vie sans relief et sans histoires, dans la classe moyenne basse, locataire d'un appartement sombre et froid. Dans ses rêves mille fois vécus, il croisait une femme, belle et mystérieuse, et qui l’aimait instantanément. Lui aussi l'aimerait, après tout on pouvait tomber amoureux de n'importe quelle fille, pourvu qu'elle soit jeune et belle. Question d'hormones.

Elle l’aimerait à coup sûr, à cette heure, rue du château, dans ce décor, par ce froid glacial. Un clochard à moitié mort agonisait dans le caniveau, c’était pour dire ! Le cadre parfait. Elle se jetterait dans ses bras, ils pleureraient, ils s’aimeraient comme dans les légendes, quelque chose de destructeur, qui justifierait tout.

Mais il n’y avait personne. Il était seul, comme toujours, avec ses rêves puérils, rue Asseline, sous la pluie. Il mourrait probablement seul. Les gouttes de bruine lui fouettaient maintenant le visage comme des lames de rasoir. Il décida de rentrer. S’il avait écouté Bruno, il n’en serait pas là, au bout du rouleau, célibataire, à trois heures du matin, un lundi, avenue du Maine.

De la passion des premières années avec Bijou, il ne lui restait que de lointains souvenirs. Les souffrances des derniers temps de l'amour ne valaient décidemment par les délices des débuts. La romance n’était qu’une illusion, le mythe fondateur, inventé pour faire tenir. Une machination de la nature, surexploitée par le capitalisme via l’industrie du divertissement, cinéma en tête.

Elle avait fini par le quitter, huit jours plus tôt. Lui, cela devait faire plus de deux ans qu’il y pensait, qu’il tournait autour du pot, sans oser. Par principe, par politesse, par lâcheté, par espoir, par gratitude, il aurait passé toute sa vie avec elle, même s’il la trouvait superficielle, tellement superficielle, presque autant que tout le monde. Elle n'avait pas échappé au lavage de cerveau, qui commençait dès la naissance, dès le berceau, dès la maternité, dès le choix du prénom. Ça, les nouveaux nés n’avaient aucune chance d'y couper, les parents y veillaient au grain, comme des vampires, la société toute entière y veillait, le Xanax tout particulièrement.

Lui, par malheur, il était différent. Il pensait autrement, c'était plus fort que lui. Il ne rentrait pas dans les cases, malgré ses efforts… Pour le moment, il pensait surtout à son entretien du lendemain, un nœud dans l'estomac. Il marchait d'un pas hésitant, rue Daguerre, plus très loin de sa rue Deparcieux, quand il entendit des pas résonner sur le bitume, derrière lui. Un clic-clac régulier, qui trahissait des talons hauts et une démarche élégante. Il mourrait de se retourner, mais se retint. Il ne voulait pas être brusque, et tout gâcher. Une femme seule, la nuit, par les temps qui courraient, ça avait de quoi s’inquiéter, surtout d’un type louche, comme lui, qui maraudait.

Il ralentit son pas, discrètement, par paliers, pour la laisser le dépasser, mine de rien. Seulement, il faisait ça beaucoup trop timidement, de peur d’être démasqué. A ce rythme-là, il lui faudrait continuer jusqu’à la place d’Italie avant qu’elle ne le rejoigne. Quand il se risqua enfin à jeter un regard, elle entrait dans un immeuble, au numéro vingt-sept. Un hâle de lumière s'échappa du hall et l'enveloppa brièvement. De dos, il ne put que l'entrapercevoir ; il vit surtout ses cheveux, roux. Des cheveux de soie, pensa-t-il.

Avant de disparaître tout à fait, l'apparition se tourna vers lui, et en un coup de vent, lui sourit furtivement. Il n’eut pas le temps lui sourire en retour que la porte cochère s'était refermée. Il resta figé un instant devant l’immeuble, jusqu’à ce que la lumière de la fenêtre du sixième étage, à gauche, ne s’allume. Lui aussi, il louait au sixième, sur rue, sans ascenseur, avec toilettes sur le palier.

Cela ne pouvait être une simple coïncidence ! C’était un signe. Il rentra chez lui au pas de course, sautillant de bonheur. La nuit, pour une fois, avait tenu toutes ses promesses. Il régla son réveil sur sept heures. Après tout, la vie pouvait être belle, il y avait encore de l’espoir.

 

[1] Hôpital psychiatrique

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez