Par delà la Mer Ténébreuse

Elle couvait ses enfants des yeux. Ils étaient près d’elle, blottis contre sa peau. Elle les sentait tout contre elle, ces sources de chaleur qui étaient devenus les lumières de son monde. Safra avait du mal à les lâcher du regard. Elle finit pourtant par poser la tête sur le sol, fatiguée des dernières heures à errer pour trouver un lieu sûr.

Safra n’avait pas eu d’autres choix que de se réfugier en cet endroit inconnu avec ses enfants. Cet abri était étroit. Les murs de bois sentaient et dégageaient l’humidité. Il y faisait sombre, mais elle avait privilégié la sécurité à la lumière du jour. Tant pis. Elle s’habituait rapidement à la pénombre, son regard perçait maintenant les ténèbres. Elle s’était cachée derrière plusieurs tonneaux, à l’abri des regards indiscrets, au bas de ces escaliers. Pressée par le temps, elle n’avait pas eu d’autres choix.

Ses jeunes enfants remuaient contre elle. Elle poussa légèrement le mieux portant pour laisser le plus faible se rapprocher d’elle. Le roux, qui était déjà plus solide que les autres, se nommait Burtuqali. Le petit, menu et pâle, Abiad. Leurs deux soeurs se prénommaient Sawda et Ramadia.

Soudain, un fracas fit se redresser Safra. La lumière du jour pénétra dans la cachette, lui faisant plisser les yeux. On descendait les marches des escaliers, précipitamment. Elle se crispa, prête à les défendre s’il y avait un danger. Deux jambes apparurrent en face d’elle. Un homme la dévisagea, puis tourna les talons aussi vite qu’il l’aperçut. La seconde vague ne se fit pas attendre : plusieurs autres hommes dévalèrent les marches à sa suite. N’avaient-ils jamais vu une mère avec ses enfants ? Les expressions faciales défilaient devant son faciès, cependant Safra n’avait d’yeux que pour ses petits.

Pour le moment, pas de danger. 
Les hommes finirent par remonter. Safra s’en trouva soulagée. Elle espérait qu’ils ne l’empêcheraient pas de partir lorsqu’elle devrait sortir pour se nourrir. Pour l’instant, elle avait besoin de repos. Elle choisit de laisser le sommeil l’envelopper et s’assoupit. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle se rendit compte que tout tanguait autour d’elle. Non, elle-même tanguait. Sentant la faim lui tordre l’estomac, et vérifiant que ses enfants étaient assoupis, Safra emprunta les escaliers. Dehors, les hommes s’affairaient à leurs tâches, qui lui échappaient totalement. Elle les ignora pour quitter cette maison de bois, mais se rendit compte qu’au-delà des bordures, il n’y avait plus de sol. Il y avait de l’eau à perte de vue.

Safra comprit qu’elle était appuyée sur le bastingage d’un navire. Avec sa famille, elle avait embarqué pour un voyage vers l’inconnu. Safra venait de perdre ses repères et ne sut comment réagir. Son regard se perdit dans l’étendue bleue. Les vagues enrobées d’écume venaient inlassablement lécher la coque de bois. Les yeux et l’âme de Safra en furent bercés un instant. Lorsqu’elle revint à elle, son premier réflexe fût de retourner auprès de ses enfants. Elle descendit les escaliers, puis aperçut une coupelle dans laquelle se trouvait un plat. Safra ne parvenait cependant pas à l’identifier. Elle s’en approcha et en sentit l’odeur. Il y avait des légumes, mais aussi de viande. Elle en dévora le contenu avant de s’allonger de nouveau avec ses anges.

Les jours s’écoulèrent et Safra se familiarisa avec l’équipage. Elle pensait qu’il n’était composé que d’hommes, mais elle avait croisé des femmes, ainsi que des enfants. Cependant, ces derniers ne sortaient pas souvent sur le pont. C’étaient les mêmes rituels chez les hommes. Ils s’occupaient du navire, l’un montait en haut du mât, d’autres manœuvraient pour ne pas perdre la direction prise. Safra ne saisissait pas tout, mais en comprenait le sens. Elle veillait à ce qu’ils n’approchent pas sa famille. Cependant, ces derniers s’approchaient d’elle uniquement pour lui donner de la nourriture. Safra appréciait ces attentions, et au bout de ces quelque temps elle fut convaincue qu’ils n’en avaient pas après eux.

Les jours qui s’écoulèrent par la suite furent aussi bénéfiques pour ses enfants. Burtuqali avait gardé sa carrure imposante en grandissant, et avait maintenant plus d’assurance quand il explorait son environnement. Sawda était la plus intelligente, mais aussi la plus aventureuse et allait toujours plus loin que son frère pourtant plus robuste qu’elle. Cela rappela à Safra son enfance, lorsqu’elle-même s’amusait à visiter la ville et ses recoins, avant que sa mère ne la retrouve. Ramadia et Abiad se tenaient souvent compagnie, et semblaient pour l’instant être les plus prudents de la fratrie. Safra les observait grandir et progresser chaque jour, quand elle ne vadrouillait pas elle-même dans le navire.

Les semaines passaient, son quotidien devenait une routine, mais cela ne dérangeait nullement Safra. Ses enfants avaient assez grandi pour se débrouiller seuls. Un matin, Safra monta les escaliers et s’engagea sur le pont, ses petits sur ses talons. Sawda la rejoignit la première, suivie de Ramadia. Safra dut tourner autour de Burtuqali et Abiad et les pousser pour les encourager à rejoindre leurs sœurs. Safra s’aperçut de la présence de quelques femmes sur le pont, ainsi que de leurs enfants. Safra garda un œil sur les siens, mais aussi sur les autres. Même si elle avait compris que personne ne leur voudrait du mal, elle préférait garder une distance.

Cependant, un enfant s’approcha des siens. Safra se prépara à répliquer pour l’éloigner d’eux, mais aucun ne sembla en être gêné. Elle ne tarda pas à voir Burtuqali jouer avec lui. Abiad osa lui aussi se joindre à leurs jeux. Quant à Sawda et Ramadia, elles firent le tour du pont et observèrent les différents visages étrangers qu’elles croisèrent. Le calme de ce premier échange rassura Safra. Elle remarqua avec amusement que Burtuqali adoptait des gestuelles et des postures identiques aux siennes quand il s’approchait de ces inconnus.

Les jours suivants se succédèrent de la même façon. Les enfants de Safra jouaient avec ceux du navire, parfois avec les femmes et même avec les hommes, lorsque ces derniers n’étaient pas occupés à leurs tâches. Safra s’habituait elle aussi à ce nouveau rythme de vie. Ses trésors grandissaient et apprenaient aux contacts des autres. Safra s’occupait aussi de leur enseigner seule à seuls les rudiments de la vie. Abiad, tout comme lorsque Safra avait son âge, apprenait plus vite que les autres. Cependant Burtuqali, Sawda et Ramadia n’avaient rien à lui envier : ils s’en sortaient également très bien. Safra n’avait pas de souci à se faire pour eux.

Chacun d’entre eux avait sa propre personnalité et ses propres réactions, et pourtant la mère trouvait en chacun d’eux un trait ou une habitude qui leur venait d’elle. Sawda était téméraire comme elle l’avait été en sa jeunesse, Ramadia était dotée d’une prudence et d’une intuition dont Safra s’était servie pour se sauver de bien des dangers. Abiad s’adaptait rapidement aux nouvelles situations, et Burtuqali avait dans ses gestes quelque chose qui lui ressemblait beaucoup. Safra s’émerveillait de voir qu’au-delà de son existence, elle continuerait de vivre à travers ses enfants, et que son éducation perdurerait en eux et en leur descendance.

Safra avait aussi appris que les autres parents avaient les mêmes réflexes qu’elle. Les femmes surveillaient les leurs, veillaient à ce qu’ils ne manquaient de rien. Les hommes aussi trouvaient du temps pour jouer avec eux. Safra les observait de longues heures, installée sur les marches des escaliers menant au gouvernail, ou vers le bastingage. Leur présence devenait de plus en plus familière, leurs jeux et discussions devenaient des bruits de fond chaleureux et rassurants.

Quelques jours plus tard, Safra fût témoin d’une soirée animée. Les hommes et les femmes avaient amené des instruments sur le pont. Certains jouaient de la musique, les autres chantaient. Safra observa et écouta cette étrange union d’esprits et de cœurs. Leurs voix s’unissaient comme une seule, montaient vers le ciel, leur harmonie se tendait vers les étoiles, cet ensemble tentait de tutoyer la lune, haute dans la voûte céleste. L’observation se mua en une admiration silencieuse. Safra ne dormit pas de la nuit, mais fut bercée de belles images.

Après cette soirée à la fois étrange et apaisante, Safra n’eut plus de mal à approcher les passagers, ni même l’équipage. Elle avançait naturellement le long du pont, aussi la laissait-on explorer les entrailles du navire, satisfaisant sa curiosité. Ses enfants gagnaient eux aussi en indépendance de jour en jour. Ce voyage inattendu en mer lui était même devenu agréable. En fixer l’étendue, tout autour d’elle, était source de sérénité. Elle pouvait plonger son regard dans cette immensité marine des heures durant, se détendre à sa guise.

Un jour, alors que le soleil était levé haut dans le ciel, Safra la fixait encore, depuis le bastingage. Cependant, quelque chose en elle remuait. Elle ressentait quelque chose, dans l’air. Cela traversait son corps, son esprit, perçait ses instincts. On lui hurlait à l’oreille qu’un danger se profilait à l’horizon. Safra se redressa. Elle devait prévenir l’équipage, faire quelque chose. Son intuition l’avait rarement trompée, si ce n’était jamais.

Elle s’approcha du premier homme qu’elle vit et tenta d’attirer son attention en agrippant son pantalon de toile. Il la repoussa d’un geste du bras, mais elle parvint à lui tirer son habit. Voyant qu’elle ne parvenait pas à ses fins, elle fit de même avec un autre membre de l’équipage. Chaque fois qu’on l’écartait, elle faisait de même avec un autre. Jusqu’à ce qu’enfin, l’un d’eux prenne au sérieux ses appels. Entre temps, le ciel s’était couvert. La mer, qui jusque-là avait été claire et limpide, devint sombre, reflétant les méandres d’un funeste destin.

Safra entendit un grondement sourd, puis des éclairs inondèrent le ciel de lumière et tissèrent leurs toiles dans de grands fracas assourdissants. Dans des pas précipités, les femmes et les enfants se réfugièrent dans leurs appartements. Alertée par les sons et le changement d’atmosphère, Safra fit de même. Ses trésors s’étaient blottis les uns contre les autres, aux aguets. Safra fût soulagée de les voir sains et saufs, mais surtout réunis. Elle s’installa à leur côté, et ils se lovèrent contre elle. Le navire fût bien plus secoué que d’ordinaire, aussi Safra était à moitié étendue contre le sol pour garder l’équilibre. Depuis la pénombre, elle entendait toujours les coups de tonnerre, les secousses des vagues devenues violentes contre le bois du navire.

Ce fût à cet instant, tandis que son cœur cognait contre sa poitrine, que Safra se remémora du jour de sa venue sur ce bateau, alors que ses enfants étaient encore touts petits. C’était plus qu’un navire avançant sur l’eau, plus qu’un potentiel tombeau qui coulerait dans les abysses. C’était aussi leur demeure, leur premier foyer, là où ils avaient pu grandir et s’épanouir sans se soucier du monde extérieur et des épreuves qui les attendraient une fois hors de ce refuge de bois. Safra observa dans la nuit sa petite famille. Ils avaient tous bien grandi. Lorsqu’ils quitteraient ce vaisseau, quand ils arriveraient à leur destination –  dont Safra ignorait tout – alors leurs routes se sépareraient. Elle avait entièrement confiance en eux, et ils étaient fins prêts pour vivre d’eux-mêmes.

En attendant de connaître leur sort, Safra rassura ses enfants comme elle le put. Burtuqali, Abiad, Sawda et Ramadia n’étaient pas tout à fait adultes, même s’ils se rapprochaient de cet âge. L’orage continuait de gronder au-dessus d’eux. La pluie cascadant contre le bois du navire devenait presque un son qui berçait leurs esprits. Bientôt, ils trouvèrent comme Safra le sommeil dans des positions plus ou moins confortables.

Lorsque Safra ouvrit les yeux, son regard rencontra un rayon de lumière qui formait une tache sur le sol. Rassurée mais engourdie, elle se leva comme elle put pour sortir à l’air libre. Sur le pont, les hommes remettaient de l’ordre sur le navire, aidés des femmes et des enfants. Rassurée et heureuse de voir que leur mort n’était pas encore venue, Safra gambada le long du pont pour s’assurer qu’aucun des passagers n’avait disparu. Ses petits ne tardèrent pas à la rejoindre, pour eux aussi découvrir le navire sous un nouveau jour.

Les semaines s’écoulèrent paisiblement, et bientôt la mer commença à rétrécir. Safra aperçut, comme un mirage, une terre à l’horizon. Lorsque le reste des passagers fêtèrent la nouvelle, elle comprit qu’elle ne rêvait pas. Alors qu’elle se réjouissait de pouvoir quitter le navire, elle songea que l’heure des adieux était arrivée. Elle s’approcha de ses enfants et les caressa tour-à-tour. Burtuqali était maintenant grand et bien bâti, Sawda était agile et musclée. Abiad était fin mais rapide, et Ramadia était la plus souple.

Le bonheur et le soulagement lui tordirent le ventre, et elle ressentit un pincement au cœur lorsqu’elle contempla une dernière fois ses petits. Ils étaient désormais grands et aptes à vivre pleinement leur existence grâce à tout ce qu’ils avaient appris d’elle. À ce constat, Safra réalisa que son travail de mère était terminé, mais qu’elle demeurerait toujours auprès d’eux au travers de ce lien indéfectible.

Le bateau atteignit la côte et Safra lui jeta un dernier regard avant de bondir pour trouver la terre ferme. Elle s’ébroua ; dans ce geste, sa queue fouetta brièvement l’air frais du matin. La chatte disparut pour fouler les terres de ce nouveau monde comme elle était entrée dans le navire qui l’avait transportée : 
à pas feutrés. 

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Nataciel
Posté le 15/05/2021
Comme on aime être surpris...
J'ai vu la famille de chats dès le début. Mais je vis dans avec une tribu depuis longtemps... C'était plus facile!
Alors,... c'était trop simple. Et la magie des mots, des textes, puise une part dans l'imagination du lecteur. J'ai donc imaginé une famille de rongeurs . Une séparation déchirante, une fin horrible... Bref! Finalement, je suis heureuse que ce soit une chatte qui, comme toutes les mères, commence une nouvelle étape de sa vie à pas feutrés quand ses enfants prennent leur autonomie...
C'est une histoire qui coule et se déroule sans fausse note. Celui que j'ai trouvé le plus fluide.
Merci pour ce voyage.
Pouiny
Posté le 24/03/2021
Je me suis totalement fait avoir xDD Et pourtant, j'avais un jour écrit une nouvelle sur le même principe ! (une jeune femme qui parle d'un compagnon qui vit, dort et mange avec elle et qui se révèle être un chat qu'elle recherche après sa disparition)

Tout du long je me disais mais c'est bizarre cette histoire, comment on peut être sur un bateau depuis aussi longtemps, et comment on ne peut ne pas se rendre compte d'un embarquement, et puis pourquoi personne ne s'approche d'elle, j'étais en train de me dire que l'histoire était symbolique, que le bateau représentait la vie d'une mère, son trajet... Puis après j'ai vu la chatte et je me suis dit que j'étais allé mille fois trop loin xD

Pour le coup je suis entre le "bravo" et le "putain" parce que je suis quand même bien deg de pas avoir compris avant XD tu m'as piégé, je me vengerai !
Encre de Calame
Posté le 24/03/2021
Muahahahaha mon plan a fonctionné xD

J'ai vraiment galéré à créer cet effet de surprise, aux premières versions de la nouvelle c'était grillé que c'était une chatte, j'ai du me saigner à la récrire deux ou trois fois je crois.

J'ai hâte de lire tes nouvelles que je puisse aussi tomber dans le panneau x)
Pouiny
Posté le 24/03/2021
Je suis pas si piégeux moi x) c'était une histoire que j'avais écrit pour mon bac blanc de français, dont la consigne était de "décrire quelqu'un de banal de manière exceptionnelle" décrire un chat comme un humain me paraissait plutôt approprié x)
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