Novembre 2007

Par Elka

Ce qu'Ismael trouvait particulièrement énervant, c'était de croiser sa mère dans les couloirs de l'école. À chaque fois, il serrait les poings autour des bretelles de son sac à dos, baissait la tête et traçait pour ne plus la voir.

Un mois après que sa mère lui avait appris son intention de divorcer, Ismael n'avait toujours pas digéré la nouvelle. Au téléphone avec son père, Ismael avait supplié, tapé du pied, crié dans la maison que personne ne s'intéressait à ce qu'il voulait lui.

Sa mère ne l'avait même pas puni. Il lui en voulait presque pour ça aussi. Elle était trop gentille, trop patiente ; elle essayait de lui faire plaisir et proposait souvent qu'ils discutent de tout ça. Et quand il claquait la porte de sa chambre pour lui faire comprendre à quel point il était en colère, elle ne se précipitait pas pour défoncer le battant et lui faire entendre raison.

Dans le fond, Ismael ne savait pas comment il voulait qu'elle réagisse. La seule chose qu'il savait, c'était qu'il voulait que son père rentre à la maison.

« — Je suis désolé, fiston, mais c'est comme ça. Parfois, on a beau aimer très fort une personne, ça ne résiste pas à toutes les épreuves. »

Bien sûr, oui, ce n'était pas non plus comme s'il ignorait que la vie n'était pas un Walt Disney. Il avait passé l'âge où il se demandait sérieusement si un baiser pouvait rompre un mauvais sort ou s'il pouvait voler grâce à une pensée heureuse. Ça ne l'empêchait pas d'espérer bêtement un miracle.

— Hé, Ismael !

La voix, un peu stridente, qui domina le bruit de la foule d'élèves qui l'entourait le fit s'arrêter. La crinière blonde de Jenny se faufila entre deux onzième année qui râlèrent pour la forme, et son amie surgit brusquement, lui empoignant le coude.

— Alors toi ! Pourquoi t'es parti comme ça ? râla-t-elle.

Il marmonna une excuse sans queue ni tête pour finir par hausser les épaules. Elle soupira lourdement et refusa de le lâcher.

— C'qu'il fait froid ! s'exclama-t-elle une fois dehors.

Elle ne s'en plaignit pas plus, et le bonheur manifeste qu'elle éprouvait à traverser la cour recouverte de neige tira un sourire à Ismael. Elle se colla à lui pour se réchauffer mais, tandis qu'elle levait le nez pour inspirer l'air tranchant, il plongea la moitié de son visage dans son écharpe.

Le sol avait été trop piétiné pour que la mince couche blanche serve à faire des boules de neige. Ça n'empêchait pas certains de courir comme des chiens fous, électrisés par le froid glacial, ou de récolter de la poudreuse sur les branches pour la jeter dans le col de leurs copains.

— Si tu me fais ça... avertit Jenny en regardant Billy hurler et sauter de partout pendant que Damian s'enfuyait, les gants tout blancs.

— J'oserais pas, tu me rétamerais, grommela Ismael à travers la laine.

Elle éclata de rire.

— Carrément ! Je te plaquerais la tête par terre !

— Trop gentil, vraiment…

— Oh allez ! Qu'est-ce que t'as ?

— Tu cries trop.

Elle lui tira la langue, se détacha de lui et se planta juste devant en l'empêchant d'avancer, les bras croisés. Il ne savait pas s'il existait une chose capable de faire perdre son énergie à sa meilleure amie. Jenny avait toujours été telle qu'il la voyait aujourd'hui : survoltée. Elle parlait en faisant de grands gestes avec les bras et manquait d'assommer ses voisins de table quand elle levait la main pour répondre à une question en classe. Elle avait enfoncé un bonnet sur ses cheveux broussailleux et son nez était rouge de froid. Elle semblait ne pas vouloir bouger tant qu'Ismael ne lui aurait pas répondu.

Il traça des lignes dans la neige du bord de sa chaussure, les mains plongées dans ses poches, et finit par dire :

— Tu sais ce que j'ai.

— Quoi, encore ta mère ?

Il accueillit son ton exaspéré comme une claque. Durant une poignée de secondes, alors que la colère le prenait à la gorge, il eut envie de la laisser là pour manger avec d'autres copains. Mais c'était Jenny, qu'il adorait, alors il répliqua sèchement :

— Ouais, encore.

Elle baissa les yeux sur ses bottes, sentant peut-être qu'elle avait exagéré, mais elle ne ravala pas ses paroles pour autant.

— Écoute, c'est pas la faute de ta mère quand même, lança-t-elle. Ton père aussi, il a choisi de divorcer ! Et que je sache, tu lui gueules pas dessus quand il te téléphone !

Elle avait raison, mais ne lui fit pas le plaisir de l'avouer. S'il criait sur son père, alors celui-ci ne l'appellerait plus ; et s'il ne l'appelait plus, comment pouvait-il encore espérer qu'il rentre à la maison ? C'était plus simple de déverser sa colère sur sa mère.

— T'es triste et c'est normal, poursuivit Jenny en dansant d'un pied sur l'autre pour se réchauffer. Mais t'es pas le seul à qui ça arrive. Et puis, faut que tu penses à tes parents aussi, tu veux pas qu'ils soient malheureux, si ?

— Non.

Il se sentait stupide maintenant. Jenny était la première à lui parler franchement et à sous-entendre qu'il devenait égoïste.

— Allez, viens manger, lança Jenny en lui reprenant le bras. J'ai froid et j'ai faim !

— Mais c'est toi qui nous as arrêtés là, protesta-t-il.

Elle rit à gorge déployée, comme ça lui arrivait souvent, comme si l'hilarité de la situation ne faisait sens que pour elle. Certains disaient que Jenny était un peu dingue, mais c'était parce qu'ils ne la connaissaient pas. Parfois, Jenny semblait lire dans la tête d'Ismael, elle disait ce qu'il fallait, quand il le fallait.

Elle s'arrêta juste avant d'entrer dans la cantine, le regard planté vers les escaliers qui menaient au terrain de sport et aux arrêts de bus.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il en regardant à son tour.

Un groupe de dernière année finissait leur cigarette mais c'était bien tout ce qu'il y avait à voir. À moins qu'elle n'ait trouvé particulièrement jolie la façon dont les branches nues des arbres ressortaient sur le ciel gris perle, il ne comprenait pas sa fascination soudaine. Les sourcils et le nez froncés, Jenny dit :

— J'ai cru que quelqu'un nous regardait. Mais en fait non... oublie. Bon, tu vas régler cette histoire avec ta mère, hein ? Promis ?

 

Il ne savait pas s'il arriverait tout de suite à lui pardonner, ni même s'il y avait vraiment quelque chose à pardonner. Sa réaction était-elle celle d'un gamin ? L'exaspération de Jenny était-elle excessive ? Ismael n'avait pas le droit d'être juste très triste de la séparation de ses parents ?

Les interrogations et remises en question lui tournèrent tellement dans le crâne le reste de la journée que, quand sa mère rentra de sa réunion, il se précipita dans l'entrée sans réfléchir. Elle ouvrit de grands yeux en le découvrant là et ça lui fit un coup au cœur.

Il avait déjà couru l'accueillir quand elle rentrait, ce n'était pas exceptionnel, pourtant la tête de sa mère lui indiquait le contraire. Parce que depuis un mois, Ismael l'évitait autant que possible. Quand la clé tournait dans la serrure, il montait le son de la télé ou fermait la porte de sa chambre.

— Issy ? demanda-t-elle avec un espoir qui lui noua les tripes.

— On peut parler, maman ?

Elle lui sourit avec chaleur.

— Bien sûr chéri. Bien sûr.

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