Marche nocturne

Par MarineD

Quand Daisuke poussa la chaise roulante sur la chaussée, une vague de fraîcheur saisit Tobias, agressive, cherchant à s'insinuer entre les moindres fibres du manteau de lin. Lui seul la ressentit, déshabitué qu'il était de se trouver dehors. Le soleil glissait déjà derrière l'horizon, on y voyait à peine. Dans les habitations, l'éclairage des pièces à vivre filtrait par le papier des fenêtres et projetait des auras orangées sur les pavés de la route et la flore des jardins.

À côté de la maison de Bara se dressait une grande arche de bois poli, aussi haute que les murs voisins, dont l'imposant linteau supérieur s'incurvait comme une paire de cornes de bœuf. Elle était flanquée de deux statues de reptile aux allures de gardes en faction. La structure ressemblait à une porte magique menant vers un autre monde. Si autre monde il y avait, Tobias n'eut pas le temps d'en distinguer les détails, car Daisuke le poussait d'un bon pas. La silhouette d'un sanctuaire se dessina brièvement au bout du chemin de gravier. Un toit incurvé se découpa dans le ciel nocturne. Était-ce un énorme lampion dont la couleur criarde attirait l'œil, suspendu à l'entrée de l'édifice ? Le carillon qui ponctuait sa lente existence chez Bara devait sans doute se trouver au fond de cette cour, lui aussi.

La journée de labeur n'avait pas tout à fait atteint son terme. On croisait encore, à cette heure, des villageois qui saluaient leur miko avec respect et considéraient l'infirme avec une pointe de dégoût, comme si son état pouvait être contagieux. Malgré le voile d'ignorance qui les enveloppaient, leurs pensées ordinaires étaient comme une litanie rassurante au milieu des ombres qui s'allongeaient. Bientôt, ils bifurquèrent vers une artère plus petite et déserte, où ne leur parvinrent plus que des échos de fatigue et de repas du soir.

À l'orée de Minami, au pied du chemin qui montait vers la forêt, une autre arche était érigée. Celle-ci, en pierre, était bien plus imposante que celle menant au sanctuaire du village. Plus ancienne, aussi. Bara s'arrêta devant.

— Voici le torii le plus important de notre village. Il marque le début de l'ascension vers notre arbre sacré. En le franchissant, nous allons pénétrer dans un lieu où le monde des humains et des esprits se mêlent.

Comme pour appuyer ses paroles, les lumières du village s'étiraient jusqu'aux piliers du torii, juste assez pour dévoiler le relief de caractères gravés en langue rousse. Au-delà, tout était plongé dans la pénombre, seul le clair de lune laissait deviner la prairie et l'ombre des premiers arbres, comme si le torii faisait barrière entre la civilisation des hommes et les forces secrètes de la nature.

Bara détacha de sa ceinture une gourde habillée de toile. Dès qu'elle fit signe à Daisuke d'approcher, le garçon s'empressa de tendre les mains en coupe devant lui. Elle versa un filet d'eau. Daisuke se frotta les mains l'une contre l'autre, laissant s'égoutter une partie du liquide, puis il se passa les mains sur le visage, du front jusqu'au menton, et frotta une fois ses oreilles.

Bara se déplaça ensuite devant Tobias.

— Il s'agit d'un rituel de purification, expliqua-t-elle. Cette eau a été prélevée dans la fontaine du sanctuaire, juste à côté de ma maison. Purifiez vos mains, puis, tant qu'elles sont encore mouillées, purifiez vos yeux, votre nez, votre bouche et vos oreilles.

La prêtresse avança la gourde, pour l'inciter à tendre les mains. Sa requête mit Tobias terriblement mal à l'aise, plus que toutes les traditions akajines auxquelles il avait été confronté jusque-là. Bara n'avait jamais réclamé de sa part d'action si étroitement liée à son chamanisme. Il avait bu ses remèdes, accepté dans sa chambre les encens odorants supposés attirer les esprits, tenu sa parole de méditer chaque soir avant la tombée de la nuit. Mais cette purification revêtait un caractère différent. Plus que jamais auparavant, il se sentait participer à quelque chose qu'il ne comprenait pas, qui ne le concernait pas. Cette eau allait l'enrôler de force, l'attacher à une communauté à laquelle il n'appartenait pas.

— Ce n'est qu'un voyage, dit Bara, sentant sa réticence. Avant de commencer, l'eau purifiante ouvre vos sens, afin de vous rendre alerte dans l'entre-monde. L'eau vous prépare de manière aussi simple et sensée que lacer correctement vos chaussures avant d'entreprendre une longue marche. Ce que vous tirerez de cette expérience ne concerne que vous. Il s'agit plus de spiritualité que de religion.

En soulevant ses mains en coupe, Tobias s'étonna de la facilité avec laquelle les mots de Bara l'avaient convaincu. Sans lire nulle pensée, elle avait pourtant compris la source de son trouble. La prêtresse s'exprimait rarement de manière si ouverte à l'opinion de l'autre. Ce soir-là n'était pas comme les précédents. Ce soir-là, elle devait emmener son patient auprès de l'arbre sacré, or elle ne pouvait le faire de force, il fallait qu'il acceptât de la suivre. Derrière ses affirmations catégoriques et ses convictions affichées, leurs disputes avaient, semblait-il, été source d'une compréhension plus mutuelle que Tobias ne l'avait cru.

Ses bras tremblèrent rapidement alors que Bara y versait l'eau. Il les abaissa dès que possible, tout en frottant ses mains, et des gouttes froides imbibèrent sa tunique. Il dut attendre que la douleur se dissipe avant de répéter de son mieux les gestes de Daisuke. Il reconnut à part lui que se passer de l'eau sur le visage, même si sommairement, donnait la sensation de se rafraîchir les idées autant que les joues. Satisfaite, Bara renoua la gourde à sa ceinture. Elle se dirigea vers un roc à l'écart de la route, devant le torii, et saisit une lanterne dissimulée dans un creux.

— Allons-y.

Tobias sentait un vent froid les escorter depuis qu'ils avaient quitté la maison de la prêtresse, mais ce ne fut pas l'origine du frisson qui lui parcourut l'échine lorsqu'ils franchirent le torii et que la nuit s'abattit sur eux. Il y avait dans l'atmosphère quelque chose d'inhabituel. Ce n'était pas de la magie, pas au sens où il l'entendait auparavant. Pendant un court instant, il crut à l'existence des esprits sauvages. Il frictionna ses mains engourdies par l'eau froide pour se réchauffer et se reprendre.

— Nous voilà de l'autre côté, dit Bara.

Elle avait traversé le torii à la suite de Daisuke et se tenait en retrait. Tobias entendit les bruits métalliques de la lanterne qu'on manipule, le craquement et le souffle d'une allumette qu'on enflamme. Une lueur vive et jaune éclaira le chemin de terre. Bara gesticula encore un instant, puis ramassa la lanterne. Les ombres démesurées de Tobias et Daisuke firent place à la lumière quand la prêtresse reprit leur tête. Sur sa hanche, solidement noué, pendait le masque de salamandre.

Tobias, peinant à le croire, leva son regard et rencontra celui, amusé, de la prêtresse. Elle avait les yeux bruns, comme la plupart des gens ici, cernés de grandes pattes d'oies, et un nez droit. Le chignon de cheveux blancs, la mâchoire carrée et la bouche large étaient ceux qu'il avait appris à reconnaître. Sans le masque, ils s'accordaient enfin au visage de la vieille femme.

— Là où nous sommes, les esprits n'ont pas besoin de moi. Ils peuvent se montrer sous leur véritable forme. Lorsque je traverse un torii, je peux moi aussi recouvrer mon identité propre.

Elle n'en dit rien, mais de ses pensées s'échappèrent une forme de soulagement. À visage découvert, on respirait davantage, il fallait bien l'admettre.

***

Le torii dépassé, le chemin devenait moins entretenu et montait en pente douce. Malgré la lanterne de Bara, qui faisait danser les ombres, Daisuke buttait parfois contre des cailloux traîtres, et pousser la chaise lui demanda davantage d'effort. La fatigue du garçon se devinait dans son souffle plus franc et haché, mais il ne se plaignit jamais. Bientôt, de grandes lanternes de pierre balisèrent leur ascension depuis le talus. Hautes comme la moitié d'un homme, elles étaient coiffées d'un toit incurvé, sculpté à l'image des pagodes typiques du pays. La prêtresse les alluma toutes. Ils étaient comme la tête d'une comète laissant derrière elle son sillage de lumière.

Quand ils quittèrent la plaine pour le couvert de la forêt, Tobias prit une inspiration pour se donner un peu de courage. Il n'était pas tranquille dans cet univers de craquements et de cris qui se répercutaient dans les branches hautes. Fut un temps, la méditation en pleine nature lui inspirait une profonde sérénité. Il savait alors discerner la vie alentour, les forêts lui apparaissaient telles de gigantesques cités fourmillant d'activités de toutes sortes. Les cimes des arbres formaient des quartiers entiers animés de chants, de disputes, de poursuites. En bas, sur le parterre de feuilles aménagé de mille cachettes d'araignées et de souris, le repas paisible d'un cerf était le branle-bas de combat de la fourmilière dans laquelle son sabot s'était enfoncé par mégarde. Mais, à présent, le néant pesant que Tobias percevait ne s'accordait plus aux hululements des oiseaux de nuit, et lui donnait la sensation d'être entouré de fantômes.

Toujours, ils restèrent sur le sentier principal, praticable malgré les creux de boue nés des dernières pluies. Toujours, Bara éveilla les lanternes de pierre sur leur passage, révélant des fourrés on ne peut plus ordinaires. Pourtant, Tobias sentait sur eux un regard persistant, celui, peut-être, de la forêt elle-même. L'impression désagréable se dissipa seulement quand les bois s'éclaircirent. Le sentier vira soudain sur la droite et, au détour, le terrain redevint plat. La lune était pleine, le ciel dégagé, alors Tobias put discerner devant eux la silhouette d'un très grand arbre solitaire.

— Attendez-moi ici, dit Bara.

Daisuke fit encore quelques pas et stoppa la chaise. Il vérifia qu'elle était parfaitement calée avant de lâcher enfin les poignées et reprendre son souffle. La lueur des lanternes de pierre leur permit de suivre Bara des yeux. La prêtresse dessinait un vaste cercle de feu, qui entourait l'arbre avec révérence. Les lieux se dévoilèrent au rythme de ses pas. Ils se trouvaient au pied d'un arbre rouge, l'arbre le plus imposant que Tobias eût jamais vu. Une ronde de dix personnes se tenant par la main donnait la mesure de sa base, les branches basses, aussi larges que des troncs de chêne, s'étendaient en bras protecteurs au-dessus des dragons endormis que l'imagination projetait sur le dédale de racines couvertes de mousse, qui serpentaient et s'enfonçaient profondément dans la terre.

Bara boucla le cercle. Sans un mot, elle fit signe à Daisuke d'approcher la chaise du grand arbre. Elle les devança, et sa lanterne chassa l'ombre d'un creux profond, illuminant les offrandes disposées entre les singularités des racines. Tobias reconnut de petites statuettes de bois similaires à celles que la prêtresse sculptait et peignait, mais il ne sut dire si toutes étaient ou non de sa main. Cette grenouille, dans le nœud entre ces deux racines, était-ce celle-là même que la prêtresse avait travaillée devant lui il y a quelque temps de cela ? Tobias remarqua aussi de petites plaquettes de bois, parfois ornées d'une cordelette tressée, sur lesquelles étaient gravés ou inscrits à l'encre des messages en caractères de la langue rousse. Dans le renfoncement, un amas de feuilles rouges, amenées là sans aucun doute par une main humaine, formait comme un nid qui se voulait le plus douillet possible.

— Il faut vous allonger ici, dit Bara.

Cette perspective n'enchanta guère Tobias, il pouvait presque sentir le long de ses membres les courbatures que l'expérience ne manquerait pas de lui procurer. S'il y survivait, se rappela-t-il brutalement.

On ne lui demanda pas s'il se sentait prêt. Bara et Daisuke glissèrent chacun un bras par-dessous ses épaules et l'aidèrent à se redresser. Quelques pas suffirent à rejoindre la couverture de feuilles, le plus difficile pour Tobias fut encore de s'appuyer sur ses bras le temps de positionner son dos contre l'écorce. Une fois la tension de ses muscles relâchée, il songea à l'immensité de l'être au contact de sa nuque. Il eût dû ressentir quelque chose. Mais rien. Plus que jamais, l'absence du flux de vie le submergea comme une vague de ténèbres. Saisi de vertige, il se sentit partir vers l'arrière, comme si les racines l'absorbaient.

— Vous allez passer la nuit ici.

La voix assurée de Bara l'ancra à l'instant présent. Le vertige passa.

— Lorsque vous serez seul, priez les esprits de venir à votre rencontre. Demandez-leur de passer un moment avec vous. Vous ne pouvez les contraindre, mais vous pouvez leur montrer qui vous êtes, vous présenter à eux tel que vous êtes. Soyez honnête, et ils décideront peut-être de vous venir en aide.

Tobias voulut questionner la prêtresse. Il n'avait pas la moindre idée de la façon dont on priait les esprits au Pays Rouge. Son visage enfin découvert ne suffit pas à lui donner la force de s'exprimer, tant le sujet s'éloignait de ses convictions. Serait-il capable de s'efforcer de croire, juste le temps de tenir son rôle dans cette cérémonie ?

— Je reviendrai vous chercher demain matin.

Il hocha la tête en signe d'assentiment. Quand Bara s'aperçut qu'elle n'avait plus rien à ajouter, une vague d'hésitation s'échappa de sa cuirasse mentale. L'heure était venue de laisser son protégé à la merci de la nuit. Daisuke, la béquille de Tobias en main, était aussi soucieux. Il faisait froid sous le grand arbre, pourquoi n'avait-il pas pensé à emporter une couverture ? L'étranger devait sûrement songer que son sort lui était égal. Bara se rappela soudain un dernier conseil.

— Les esprits ne jugent pas comme les hommes, dit-elle. Nos actes n'ont pas de sens, pour eux. Ils ne mesurent un être que par la pureté et la sagesse de son cœur.

— Je vous remercie, dit simplement Tobias.

Ces mots furent le signal qu'ils attendaient sans en avoir conscience. Leur patient était prêt à les voir s'en aller. Bara dit à Daisuke de pousser la chaise roulante en dehors du cercle des lanternes et de laisser la béquille dessus. Bientôt, leur silhouette se fondit dans les ombres et le bruit de leur pas fut couvert par le crépitement des flammes.

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