L'image oubliée

Philippe avait 20 ans. En 1990. Il était mon meilleur ami. Il est mort cette même année, le soir du nouvel an. Il n’a pas vu 91. Il faisait la fête chez des amis, est sorti acheté du pain, il en manquait. Est-ce lui qui roulait trop vite ou est-ce la passante qui était trop pressée, toujours est-il que pour l’éviter il a donné un coup de volant et un tronc d’arbre l’a appelé. Philippe n’a pas eu la chance que j’ai eu, faire des études, aimer et être aimé, avoir des enfants, réaliser ses rêves autant que possible, vieillir. Sa vie s’est arrêtée ce soir de décembre, un soir de fête et la vie de beaucoup d’autres aussi, celle de sa sœur, de ses parents, de toute sa famille.

Aujourd’hui, en 2021, quand je regarde des photos de moi, enfant et adolescent, j’ai un sentiment trouble et indéfinissable et je me pose toujours les mêmes questions, ces moments, ces instants volés au vivant, au mouvement, ont-ils vraiment existés ? Les ais-je vraiment vécus ? Ce garçon aux cheveux blonds et au sourire innocent est-ce bien moi ? J’ai beau faire des efforts, je ne me rappelle ni des lieux, ni des personnes… Ni de moi, immobile, figé dans le temps, dans un temps. Un vide de lumière m’aspire et aucune image ne vient à ma rencontre.

Philippe, lui, me rappelle cet adolescent oublié. Quand je regarde sa photo, je me souviens précisément de lui, de moi, de nous ensemble, de ce que nous avons vécu, de ce que nous avons laissé, de nos cicatrices, nos rires, nos amours, nos espoirs, la vie était immense et l’avenir nous appartenait. Il était moi et j’étais lui, Nous ne faisions qu’un. Nous aurions pu être frères, jumeaux. Quand je le regarde, je me souviens. Quand il est là, je me souviens. C’était la fin des années 80, avant le drame de sa disparition.

Aujourd’hui, en 2021, Philippe aurait mon âge, 51 ans. Il voulait faire de la musique, il était passionné de hard rock, il adorait les groupes Metallica, AC/DC, Iron Maiden, Motorhead et Led-zepplin, il était bagarreur et défendait toujours ceux qu’il aimait, il détestait l’injustice. Il était séducteur et avait beaucoup de succès auprès les filles, j’en étais un peu jaloux. Il était doux et impatient, gentil. Il avait des projets de tour du monde, en musique, avec son groupe. Il rêvait de hurler sa haine, son incompatibilité avec la société, son incapacité à s’y intégrer. Le travail, l’argent il en avait horreur. Il avait une blessure. Je la ressentais mais nous n’en avons jamais parlé, nous n’en avons pas eu le temps. Nous étions jeunes.

Quand je regarde son visage et cette détermination dans son regard, je sais qu’il l’aurait fait, chanter, se révolter. Si il avait vécu, il aurait botté le cul aux banquiers, rempli les prisons de politiciens véreux, détroussé les fortunés, donné un toit et à manger aux nécessiteux, fait la guerre à la guerre, abolit le travail, il aurait rendu à la justice ses lettres de noblesse.

Je rêve sa vie. Je la veux comme il la voulait, flamboyante, excessive, utile. J’étais si sage à ses côtés. Timide et apeuré, mélancolique, je me cachais dans son sillage, dans sa lumière. Il me reprochait souvent d’avoir peur. Au pire, me disait-il : « tu te trompes, tu tombes mais tu te relèves et tu vas encore plus loin ! Tu peux même donner envie à quelqu’un ». Quand il faisait parler ses poings pour me défendre et mettre au tapis mes harceleurs, je courbais l’échine en m’excusant, coupable de tout, d’être moi, peu confiant, sans défense.

Pourquoi étions-nous si différents mais si proches ? Des contraires qui se ressembles. Peut-être parce que nous partagions une même blessure.

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