Les raisins

Par Kieren

Raisin blanc ou raison rouge ? Lors des vendanges, il m'arrivait de faire des parties de dames avec ces derniers. La dame était deux grains piqués sur un cure-dent et nous mangions littéralement les pions.

À cela nous pouvons rajouter ma taille qui me donnait un avantage certain à la cueillette et on obtient de très bons souvenirs de ces débuts d'automne.

Mais l'histoire des raisins est bien plus profonde qu'un simple jeu, ou ne l'est-il pas ? Après tout, si les décisions que nos ancêtres ont pris par milliards m'ont conduites à jouer aux dames alors les plus beaux des sacrifices ont pour accomplissement ce sentiment de liberté que nous ressentons lorsque nous oublions ces mêmes sacrifices.

 

En parlant de sacrifice, cela n'est pas réservé qu'aux petits, cela concerne aussi certains grands de l'histoire, et parfois, ils le font sans condamner qui que ce soit d'autres qu'eux même.

 

Il y a bien longtemps, les Dieux étaient plus nombreux et plus présents qu'à notre époque. Je tiens à relater l'histoire de l'un d'eux. Il s'agissait d'un des Dieux Cerfs. Il n'était pas plus grand qu'un chevreuil, mais il avait des bois d'une beauté éblouissante. Ils étaient tellement étendus que les arbres se courbaient pour le laisser passer.

Afin de protéger son troupeau d'une meute de loup, il creusa un ravin à la seule force de sa ramure. Il combattit un cyclone par la puissance de son souffle.

Et sa fourrure gardait sa forêt au chaud lors des hiver les plus rigoureux, permettant un printemps éternel à ses protégés.

 

Mais être un Dieu ne veut pas dire avoir un corps pleinement fonctionnel. Il n'était pas malade, loin s'en faut, mais c'était tout comme.

Il était stérile.

 

Il avait beau essayé, aucune de ses aimés ne mettaient bas. Aucune. Et il avait vécu longtemps. Très longtemps. Trop, bien trop longtemps, seul, sans famille qu'il aurait pu considérer comme sienne.

Certes, il protégeait tout un troupeau qu'il aimait, et qui l'aimaient en retour, mais il s'occupait des enfants des enfants des enfants des enfants des enfants qu'il avait vu naître. Il ne vieillissait peut être pas, mais il n'avait pas l'impression que son passage sur Terre lui avait procuré un quelconque apaisement dans son âme.

Dans son rôle de gardien-protecteur, il se sentait terriblement isolé.

 

Un jour, alors qu'il se désaltérait dans un lac, il aperçut une boule rouge sur ses bois. Il plissa des yeux, et il comprit qu'il s'agissait d'une tique qui se gorgeait avidement de son sang. Il s’apprêta à l'en déloger, mais il se dit alors qu'il donnait son sang comme une mère donne du lait à son fils. Cette idée le réconforta et il la laissa tranquille. Cette dernière lui en fut reconnaissant.

Les jours passèrent et la tique, repue et gonflée comme un ballon, finit par relâcher son étreinte.

 

« Dieu Cerf » lui dit-elle « merci pour votre grande générosité en mon égard, moi qui ne suis qu'un pauvre parasite. Pourquoi avez vous été si bon avec moi ? »

 

Solennellement, le Dieu répondit : « Vois-tu mon enfant, je n'aurais jamais l'occasion de nourrir qui que ce soit de ma propre chair, et de pouvoir le considérer comme ma progéniture. Tu auras été pour moi un luxe que ma vie n'aurait su m'apporter. »

 

« Êtes-vous stérile Dieu Cerf ? »

 

« Je suis stérile mon enfant. »

 

La tique hésita : « … Dans ce cas...que diriez-vous d'une entraide ? »

 

« Explique-toi. »

 

« Je suis petite et faible. Je suis condamnée à vivre aux dépends de plus forts que moi, en attendant de me nourrir, pondre, et mourir.

Mais avec vous, avec votre sang, je serai de taille devant bien des défis. Je peux me lier à vous, me nourrir de vous, et pondre grâce à vous. Mes enfants seront vos enfants, et vous ne serez plus seul... Mais... »

 

« Mais ? »

 

« Mais nous vous épuiserons. Vous perdrez peu à peu vos forces, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de vous. »

 

« Tu me proposes de mourir pour avoir des enfants ? »

 

« … Oui … C'est bien cela, oui. »

 

Le Dieu Cerf fut ému par l'honnêteté de son hôte. Il ne dit rien pendant un moment. Il se rendit là où son cœur s'apaisait. Il vit ce qu'il aimait le plus au monde, ce qu'il avait vu mainte et mainte fois. Et il s'aperçut que rien ne lui apporterait plus autant de plaisir qu'autrefois. Il était fatigué. Il en avait assez de cette vie sans futur, cette malédiction d'éternité, de responsabilité sans pouvoir ne compter que sur sa propre chair.

Il accepta la proposition de la tique.

 

Plusieurs saisons s'écoulèrent, ses bois se garnirent de boules rouges ou blanches, luisant de sang ou de lymphe. Et ce fut une période qui le fit rire et qui le rendit heureux ; il maigrissait et il perdait ses forces, mais il ne se sentait plus seul. Son troupeau avait peur, mais il accepta sa décision.

 

Un soir, le Dieu Cerf se coucha, le sourire aux lèvres, pour ne plus jamais se réveiller. Les membres de sa tribu creusèrent un trou dans le sol et ils l'enterrèrent, en laissant les bois à l'air libre, afin que les tiques puissent survivre. Il s'agissait de ses enfants après tout.

 

Mais ces dernières, gonflées d'énergie, restèrent sur les bois de leur père, et elles fusionnèrent avec eux. Les ramures continuèrent de pousser et il en naquit une plante grimpante. Les tiques en devinrent les fruits, rouges ou blancs, et ces dernières gardèrent en leur sein les graines fertiles de leur père. Et ces raisins, emplis de sucre et d'eau, venant directement de la Terre et du Soleil, servent encore aujourd'hui à remplir le ventre des descendants à bois de la tribu du Dieu Cerf.

 

Car, avant d'être de la tribu des cerfs, la tribu des tiques ou de la tribu des hommes, nous sommes de la tribu des vivants ; et chaque vie que nous sauvons ou que nous créons fait partie de cette tribu.

 

 

La Mousse

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Altaïr
Posté le 25/08/2022
Ce conte est de toute beauté, qu'il est attendrissant ce dieu cerf privé de droit à procréer.
Un tout petit bémol. Une bricole. Un détail qui me chatouille : bhouhouhou pourquoi des tiques et pas ... à la rigueur ... des sangsues ? Et en plus sur un fruit aussi exquis \o/
En tout cas merci pour cette histoire imprégnée de poésie et pour une aussi belle phrase que " Il s’apprêta à l'en déloger, mais il se dit alors qu'il donnait son sang comme une mère donne du lait à son fils."
Kieren
Posté le 25/08/2022
=)
J'ai mis des tiques parce que ça ressemble plus à un grain de raisin une fois que c'est plein. Mais ça reste des parasites dans les deux cas. Ça et aussi parce que j'ai cette image d'un reportage au Canada avec un orignal qui se frotte à une branche garnie de tiques. Je trouvais ça effrayant, ça m'a marqué.
Le Saltimbanque
Posté le 22/10/2020
C'est bô !

Un petit recueil des phrases qui m'ont touchées : "Il en avait assez de cette vie sans futur, cette malédiction d'éternité, de responsabilité sans pouvoir ne compter que sur sa propre chair" et "le Dieu Cerf se coucha, le sourire aux lèvres, pour ne plus jamais se réveiller" ou encore "Ils étaient tellement étendus que les arbres se courbaient pour le laisser passer"

L'intervention et l'explication de l'origine du raisin est excellente. J'adore l'image du Dieu Cerf qui laisse pousser des raisins sur ses bois.

Je n'ai aucun reproches sur ce qu'il y a dans le texte en soi. Peut-être alors puis-je te reprocher ce qu'il manque. L'idée du texte est tellement géniale que j'aurais aimé découvrir plus en profondeur cet univers et ce personnages. Peut-être même y incorporer des ennemis plus vicieux, des obstacles et des dilemmes plus durs.

S'il y a un conte de ce recueil qui mériterait d'être transposé dans un format plus longue et riche, c'est bien celui-là.
Kieren
Posté le 28/01/2021
Tu sais Saltimbanque, tu serais surpris de savoir dans quel univers évolue La Mousse =)
Je reste étonné que mes histoires aient continuées d'être lues malgré mon silence, ça fait plaisir.
Kieren
Posté le 28/01/2021
Tu sais Saltimbanque, tu serais surpris de savoir dans quel univers évolue La Mousse =)
Je reste étonné que mes histoires aient continuées d'être lues malgré mon silence, ça fait plaisir.
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