Le vœu de Yoko

Par MarineD

Édouard cala le lit de voyage contre le mur, à force de bras et de grognements. Le cadre pivota plus qu'il ne bougea. Préséa, qui contemplait son effort, attendit que son époux se redresse avec un soupir résigné pour s'inquiéter à voix haute :

— Ne nous sommes-nous pas montrés impolis ? Après tout, des couchages avaient été préparés à notre intention.

Édouard émit un bruit de gorge désapprobateur. Les « couchages » en question, de simples paillasses à peine plus épaisses que la longueur de son index, recouvertes d'une couverture, étaient désormais invisibles. Les quelques hommes venus monter leurs propres meubles les avaient redressés verticalement et rangés à l'intérieur des hauts placards de la pièce, comme indiqué par madame Jihi, la propriétaire, quand on l'avait informée que ses hôtes n'en auraient point l'usage.

— Des matelas fins comme des tapis, posés à même le sol. Un lit aussi inconfortable, ça ne s'invente pas ! Aurais-tu préféré te rompre le dos par politesse ?

— Non, ce n'est pas ce que j'ai dit.

Le duc fit un pas vers elle. Sa botte en cuir noire fit grincer une latte du plancher. Il stoppa net.

— Écoute, ma chère, nous sommes dans un village très pauvre. As-tu vu ces maisons minuscules et ces paysans à la peau tannée par le soleil ? Notre hôte, madame Jihi, n'avait probablement pas les moyens de nous installer confortablement. Elle doit être soulagée que nous ayons emporté ce dont nous avons besoin.

— Tu as sûrement raison, voulut se convaincre Préséa. Quand je pense que nous n'avons même pas de salle de bain privée... – Son regard alla vers la porte de bois coulissante qui séparait la petite chambre de l'espace commun. – Je crois que c'est ce qui me gêne le plus.

— Je te comprends. Mais ne t'inquiète pas, j'ai donné des ordres très clairs à nos hommes, personne ne nous dérangera. D'ailleurs, je vais descendre.

La porte rencontra le cadre dans un « poc » sourd, et Préséa fut seule. La pièce était certes plus spacieuse qu'un placard à balais, mais plus réduite que le plus petit salon de couture où la duchesse eût jamais mis les pieds. Cela n'avait pas, en tout cas, l'allure d'une chambre, et moins encore depuis qu'on y avait monté le lit, les tables de chevet, les penderies et la coiffeuse, dont les bois pleins semblaient dévorer le peu d'espace.

L'endroit prenait mal la lumière, car une bâtisse plus haute s'élevait face à la vieille fenêtre au papier griffé. Quelles étranges fenêtres ils avaient là ! Pas de rideau, ni de vitre, mais cette matière opaque qui laissait entrer un jour tamisé. Préséa passa le doigt à sa surface. Elle sentit la pression de la toile tendue, et la subtile granularité.

Elle fit quelques pas sur le plancher grinçant. Son imposante penderie de voyage – Elle ne l'avait pourtant jamais trouvée si grande avant de la voir ici. – cachait en partie les portes des placards, sur lesquelles de petits passereaux prenaient leur envol depuis des branches lavées par le temps. Quand une brise s'engouffra par la fenêtre laissée entrouverte, Préséa vit presque leur âme planer au-dessus de sa tête.

Les coups à la porte la tirèrent de sa rêverie.

— Entrez.

— C'est moi, mère, dit Tobias en faisant coulisser le vantail.

Il venait simplement s'assurer qu'elle était bien installée. Rassuré sur ce point, il montra la penderie de voyage :

— Reste-t-il un peu de place dans votre convoi ? Si cela ne t'ennuie pas, ni père, il y a des affaires dont je ne me sers plus et que je souhaiterais ré-acheminer jusqu'à Ferris. Bien entendu, si vous ne voulez pas les récupérer, nous saurons leur trouver un usage.

— Tu as vraiment l'intention de rester ici, n'est-ce pas ?

Comme il examinait la chambre, elle s'efforça de le regarder jusqu'à ce qu'il daigne se tourner vers elle. Il avait gagné en sérénité durant l'année écoulée, mais ses yeux sombres étaient toujours les mêmes. Quand Préséa attendait encore une réponse, ils étudiaient déjà celle qu'elle anticipait. Il dirait qu'il voulait rester, aider à son tour ceux qui avaient su lui rendre la santé, et être auprès de Yoko Ueno. Elle conserverait cependant l'espoir de se tromper du tout au tout, tant qu'il n'aurait pas formulé lui-même sa pensée.

— Mère, tu me connais bien, répondit-il.

Préséa eut le souffle coupé. Ces mots n'étaient pas ceux qu'elle avait attendus. Ou, peut-être les avait-elle attendus ; peut-être avait-elle espéré un jour les entendre, mais avait renoncé depuis longtemps. Elle avait tant cherché à rejoindre l'univers de son fils sans y parvenir. Elle avait tant tourné, encore et encore, autour de cette bulle invisible, sans jamais découvrir la moindre porte. Elle avait fini par se convaincre que le moyen le plus sûr de comprendre Tobias était d'accepter de ne pas le comprendre du tout.

Elle se retourna vers la fenêtre pour essuyer discrètement une larme au coin de son œil. Quelle cruauté de sa part de lui annoncer son refus de regagner Ferris de cette façon-là, en lui offrant des mots qu'elle affectionnerait plus encore que son retour au manoir. Il mettait tout en ordre derrière lui comme si on n'allait plus jamais le revoir.

— Mère, je ne compte pas me lancer dans une exploration des Montagnes Sombres dans les années à venir, la rassura Tobias.

Il parcourut les trois pas qui les séparaient en se faufilant prudemment entre le lit et la coiffeuse.

— J'aimerais simplement vivre là où je me sens bien. Ferris avance sans moi depuis longtemps, maintenant, et je n'en veux ni à père, ni à ses potentiels successeurs.

— Ta guérison a tout changé, pour Édouard, l'arrêta Préséa.

— Et c'est pour cette raison que je préfère ne pas vous suivre à Ferris pour le moment. Quand la vie du duché aura repris son cours, quand père aura formé le meilleur pour lui succéder, nous pourrons nous revoir aussi souvent que tu le souhaites.

Préséa secoua la tête, dans un mouvement vague qui ne signifiait ni oui ni non. Sa famille avait été si unie, autrefois. À présent, Mylène n'était plus là, et les rêves d'avenir de son époux et de son fils semblaient inconciliables. Y avait-il un moyen ? Ses yeux s'agrandirent soudain.

— Yoko n'aimerait-elle pas visiter Ferris ?

Tobias resta interdit. Préséa poussa un long soupir. Ce n'était pas la bonne solution, pas de cette façon. Yoko n'avait aucun statut, elle ne serait qu'une paysanne exotique aux yeux des citoyens du royaume. L'image des Fènnel en pâtirait si l'on venait à dire que l'héritier en régence avait ramené une concubine de son voyage à l'étranger. Si Édouard voulait convaincre Tobias de reprendre sa place, il leur faudrait trouver une solution pour faire de Yoko un parti raisonnable.

— Mère, je t'en prie, intervint Tobias. Tu vois bien que tout cela est trop compliqué. Je me sens à ma place, à Minami, inutile de mêler Yoko à ces intrigues de cour dans lesquelles notre royaume est passé maître.

— Et quelle est ta place, ici, exactement ? demanda la duchesse sur un ton de reproche. Vas-tu suivre ta compagne dans les champs de thé comme un brave chien de berger, et donner quelques leçons de langue commune à des enfants qui finiront par marcher dans les traces de leurs aînés sans jamais user de ton enseignement ? Il fut un temps où tu chérissais ton héritage. Tu avais de grands projets pour améliorer la vie de ton duché, tu disais vouloir mettre la magie au service de tous.

Elle réalisa la dureté de ses mots. Son cœur se serra à l'idée du mal qu'ils venaient de causer en un instant. Pourquoi les avait-elle prononcés ? Tobias eût dû exploser à son tour, lui dire qu'elle ferait bien de rester à sa place, elle aussi. Mais il n'en fit rien. Il encaissa son coup de sang avec calme. Il eût fait un duc merveilleux, songea-t-elle. Elle n'avait qu'exprimé haut et fort le dépit de voir Ferris privé de lui.

— Pardonne-moi, dit-elle d'une voix presque inaudible.

— Tu es pardonnée. Je te laisse terminer de t'installer.

***

Tobias quitta la maison de madame Jihi plus troublé qu'il ne l'eût souhaité, mais soulagé de ne pas avoir croisé le chemin du duc Édouard. Il était venu avec l'idée de convaincre sa mère d'accepter son choix. Il avait pu parler à la duchesse en tête à tête, comme il l'espérait, mais n'avait pas atteint entièrement son but. Il avait même dû recourir au mensonge pour parvenir à ce résultat mitigé. Malgré les liens qu'il avait déjà tissés ici, il n'avait pas encore trouvé sa place dans le rythme du village. À Ferris, il avait été attendu ; sa place, on la lui préparait alors même qu'il n'avait pas quitté le ventre de sa mère. Ici, il lui faudrait se la créer.

Il n'avait pas encore de projet précis, mais cela relevait du plus simple commerce : il possédait certains talents et devrait montrer à ses voisins qu'ils en avaient besoin. Bien entendu, autrefois, il tirait une grande fierté de sa pratique magique. Il usait d'orbes et de parchemins avec une aisance rageante pour ses confrères plus âgés. Mais, au Pays Rouge, on l'accuserait de voler le pouvoir des esprits... à moins d'être vu comme un ayant droit à cet art.

Lentement, l'idée abandonnée, semée un jour d'été mais étouffée aussitôt, reprit corps. Quelle était donc cette créature qui lui avait rendu sa magie, et dont il avait refusé de parler à quiconque, à l'exception de Yoko ? Le meilleur moyen de l'étudier ne serait-il pas de se rapprocher de ce monde de croyances, d'y adhérer tout en s'en protégeant, armé de son sens critique ? Comment gagnait-on son pain lorsque l'on passait son temps à courir derrière l'inexplicable ? En se présentant comme une porte d'entrée vers l'inexplicable, en faisant mine de passer les messages à l'autre monde, en garantissant son sérieux à l'aide de remèdes efficaces.

Ses pas guidaient Tobias vers la maison de thé des sœurs Ueno. Avant d'atteindre la porte, il tourna la tête vers le jardin fleuri. En cette saison, le cerisier était sublime. Son feuillage était couvert de fleurs délicates d'un rose pastel presque blanc. En se détachant des branches, elles tombaient avec légèreté, dans une neige de pétales qui tapissait l'herbe coupée et l'eau claire du bassin où nageaient les carpes koï.

Yoko s'était assise là, sur une pierre plate autour du bassin, pour profiter du soleil. Tobias entra à son tour dans le jardin pour l'y rejoindre. Ses jambes se fatiguaient encore rapidement, il ne pouvait marcher de trop longues distances. En revanche, il pouvait s'allonger à même le sol sans crainte de ne plus pouvoir se relever. La jeune femme le reconnut à sa démarche et tourna son visage vers lui lorsqu'il s'assit auprès d'elle.

— Ce sont les carnets de voyage de ton père ?

Tobias connaissait ces vieux carnets de braille, Yoko les lui avait déjà montrés. Ils ressemblaient assez à celui qui se trouvait encore dans sa chambre, de petits carnets reliés de cuir au papier jauni et aux couvertures un peu craquelées aux points les plus fragiles, comme s'ils avaient été lus et relus des centaines de fois. Ils étaient, cela dit, en bien meilleur état que les originaux, écrits à l'encre, qui avaient suivi le père de Yoko pendant ses aventures aux quatre coins du pays.

Une cloche retentit à l'esprit de Tobias. Songeant à son propre père, en visite à deux rues de là, il se rappela soudain le nom ryujin écrit plusieurs fois à la fin du premier carnet, « Goru Gaeru. » C'était, bien sûr, dans les lettres de sa mère qu'il l'avait déjà lu ! Gaeru était le nom de la nouvelle duchesse de Roan, l'étrangère que le roi Claude avait déclarée vainqueur du tournoi, et qui avait jeté au feu les projets entamés par son prédécesseur. Était-ce un nom répandu, dans la Vallée de Ryû ? Le père de Yoko était-il une personnalité d'importance, là-bas ?

La voix de la jeune femme lui fit oublier sa réflexion :

— J'ai eu envie de les relire, dernièrement. Quand je suis passée ici, en revenant de chez Bara, je me suis dit que ce serait un endroit parfait pour m'y replonger.

Tobias ferma les yeux pour se rapprocher un bref instant du ressenti de Yoko. Il sentait l'ombre du cerisier protéger son visage du soleil, profitait à la fois de la fraîcheur du bassin et de la chaleur de la pierre plate sous ses mains. Une brise chargée du parfum des fleurs faisait parfois bruire les feuilles, accompagnée des chants d'oiseau et des clapotis des carpes.

— Ce jardin est très apaisant, approuva-t-il.

— Arrives-tu de chez madame Jihi ? s'enquit Yoko.

Elle voulait savoir s'il avait pu rencontrer ses parents en privé, et ce qu'ils s'étaient dits. Tobias ne parvint pas à connaître les réponses qu'elle espérait, sans doute n'en était-elle pas sûre elle-même.

Il lui fit part volontiers de sa rencontre avec sa mère, sans entrer dans les détails.

— Ma décision de rester ici l'attriste, mais elle la comprend. Je crois qu'elle choisira de me soutenir.

Il avait cru cette nouvelle rassurante, pourtant les pensées de Yoko restaient en proie à l'incertitude et difficiles à décrypter. Rassurée, elle l'était. Elle assimila l'idée qu'il venait de défier sa famille pour rester auprès d'elle, qu'ils ne se sépareraient pas du jour au lendemain. Tobias décela une forme de soulagement, la conviction que leurs sentiments l'un envers l'autre étaient pleinement partagés. Mais cette conviction, une fois posée, permit à la jeune femme de faire un pas en avant, de réfléchir à l'avenir. Là, son esprit se trouvait toujours dans un flou de contradictions. « Je veux qu'il reste. » « Il faut qu'il parte. »

Les doutes de celle qu'il considérait comme sa compagne choquèrent Tobias. Il fut déchiré entre l'envie de lui saisir la main pour mieux comprendre ce qui la tourmentait ou s'éloigner pour faire taire sa voix intérieure, dont les propos se tenaient si loin de ses attentes.

— À quoi penses-tu ? demanda-t-il, trop abruptement.

Il se concentra sur les flammes de vie des carpes koï, comme on s'occupe d'une quelconque tâche concrète pour oublier une douleur. Mais les voix, comme la douleur, persistaient, à la manière d'un bruit de fond, attendant qu'on ne pût les ignorer davantage. Quand Yoko eut rassemblé ses pensées, il dut recentrer son attention sur elle.

— Mon père a écrit ces carnets pour partager son vécu. Chaque personne qui les lit participe un peu au voyage. Les frontières de leurs pages ne s'arrêtent pas au Pays Rouge. Elles parlent aussi de la Vallée de Ryû, et de toute la difficulté de traverser le Mur d'Athos.

« Le Mur d'Athos », le terme résonna en elle. Tobias saisit qu'il s'agissait là de la clé de son discours. Le Mur d'Athos était la frontière la plus imposante du monde connu. Lui-même eût dû l'apercevoir un an plus tôt, lors de son voyage jusqu'au Pays Rouge. À l'époque, alité et coupé des flux magiques, il avait somnolé de Ferris à Minami, prêtant rarement attention à ce qui se déroulait à l'extérieur. S'il repassait sous le Mur aujourd'hui, il sentirait probablement la vie rester en retrait, derrière lui, tandis qu'il s'avancerait sous l'immense tunnel d'un kilomètre de large à sa base pour cent mètres de haut. Seules les minuscules et innombrables flammes souterraines s'activeraient sous ses pieds ; peut-être aussi, de temps à autre, celle d'un passereau ayant trouvé dans une anfractuosité un abri pour son nid.

L'histoire du Mur remontait à la fondation même du Royaume d'Athos. En ce temps-là, le territoire des dresseurs de dragon s'étendait jusqu'à l'extrême sud du Pays Rouge actuel. Ces peuples barbares pillaient régulièrement les villages, et leurs bêtes de cauchemar perpétraient d'immenses dégâts, tant sur les bâtiments que le bétail. Alors, quelques-unes des plus puissantes guildes de magiciens avaient fini par converger vers le nord pour repousser cet envahisseur. De leur union étaient nés un royaume et un mur. L'un comme l'autre avaient traversé les époques jusqu'à aujourd'hui. Pourtant, les communautés qui s'étaient développées au pied des montagnes n'avaient plus rien à voir avec les anciennes tribus de dragonniers qui survivaient encore dans les pics du nord.

— La première fois que mon père a tenté de se rendre en Athos, c'était pour moi.

Yoko remonta le fil de ses souvenirs, retrouva des bribes de disputes et de vains espoirs.

— Quand j'étais plus jeune, je regrettais ma cécité bien plus qu'aujourd'hui. Mon père me racontait tout ce qu'il voyait, et je rêvais d'embrasser moi-même du regard les paysages que nous traversions. Ma perception de nos voyages était très différente de la sienne, et je crois que j'avais l'impression qu'en voyant les mêmes choses que lui, je serais capable de lui ressembler. J'ai fini par lui exprimer ma frustration, alors il a commencé à chercher un moyen de me donner la vue. J'ignore combien de prêtresses j'ai rencontrées, combien de nuits j'ai passées sous les plus vénérables arbres rouges. Aucun esprit ne s'est jamais manifesté.

Tobias songea à sa propre expérience, la nuit où sa magie lui avait été rendue, une expérience si étrange qu'il s'était longtemps entêté à la prendre pour un rêve. Au fond de lui, il croyait en la réalité de ce qu'il avait vécu, et avait moins de mal à l'accepter aujourd'hui.

— Les prêtresses ne voyaient pas mes tentatives comme des échecs. J'avais simplement présenté ma requête aux esprits, et ils l'avaient refusée, rien de plus. Bara partageait aussi cet avis. Mais mon père ne l'entendait pas de cette oreille. Il savait qu'au royaume d'Athos, les techniques de médecine étaient plus modernes, alors il a commencé à s'intéresser aux démarches nécessaires pour franchir la frontière. Cela lui a pris toute son énergie et tout son temps.

Tobias sentit sa réticence à poursuivre, mais elle s'y efforça pourtant :

— Nous n'avons plus voyagé autant, sauf pour chercher tel ou tel équivalent de document à la ville, ou poser un tas de questions à tel ou tel magistrat. Mon père envoyait des livres entiers de courriers. Et puis, lors d'un rude hiver, il a succombé à une mauvaise grippe. J'avais le sentiment de l'avoir tué.

Tobias attira la jeune femme contre lui.

— Pourquoi dis-tu une chose pareille, voyons ?

— Parce que...

Elle secoua la tête. Ses pensées étaient aussi claires que le bassin des carpes. Son père, voyageur invétéré, sans cesse sur les routes, s'était arrêté de marcher pour elle. Son rêve stupide l'avait forcé à s'établir définitivement à Minami, où il avait débuté son combat contre l'administration athosienne. Il y avait perdu ses forces, et la maladie l'avait emporté.

— Ce n'est certainement pas de ta faute, Yoko.

Elle se laissa consoler, la tête contre son épaule.

— Je m'en veux tellement. Il était comme un oiseau qui a volé toute sa vie librement, et qui passe ses dernières années en cage.

— Tu m'as tant parlé de lui que j'ai l'impression de le connaître un peu. Et je sais qu'il n'aurait pas vu les choses de cette manière.

— Et je sais que tu as raison, répliqua Yoko. Mais je n'ai jamais réussi à me pardonner complètement. Après sa mort, j'ai immédiatement renoncé à l'idée de voir. Je voulais vivre ma vie et être utile à ma famille sans ce rêve idiot. Malgré tout, ma mère, mes tantes et moi partagions comme un désir de vengeance. Mon père était allé trop loin pour que nous laissions sa lutte en suspens. Nous avons poursuivi sans relâche ses démarches, jusqu'à obtenir ce qui nous apparaîtrait comme une victoire.

— La boutique de thé de Ferris, comprit Tobias.

— Oui.

Un pâle sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme.

— Le Pays Rouge est très cloisonné, poursuivit-elle. À l'ouest, l'océan s'étend à l'infini. Au nord, les montagnes sont le territoire des anciennes tribus de dragonniers. À l'est, la Vallée de Ryû est comme une sœur que nous n'avons pas choisie, avec qui nous sommes incapables de nous entendre. Et au sud, il y a le Mur. Nous sommes prisonniers, enfermés dans nos vieilles coutumes qui représentent notre seul repère.

— Je reconnais là ce que tu as tenté d'expliquer à mon père.

Elle parut gênée.

— Je n'ai pas voulu être impolie. Avec le recul, j'ai l'impression de n'avoir fait que me plaindre, alors même que...

— Ne t'inquiète pas de cela, la coupa Tobias – Il ne souhaitait aucunement s'écarter du sujet. – Je crois que je commence à comprendre ton désir d'abattre le Mur. Je ferai mon possible pour t'y aider.

— Merci, dit-elle dans un souffle.

Elle profita de ce moment, appuyée contre son compagnon. Elle eût aimé garder le silence. Mais elle avait promis de ne rien cacher :

— Je crois que nous manquons d'histoires comme la tienne ; comme la nôtre. Tu ne savais presque rien de nous quand tu es arrivé ici, mais tu as appris à connaître et à comprendre ce village. Et nous, à Minami, nous comprenons un peu mieux les Athosiens à travers toi. J'ai étudié Athos. Ma tante m'a envoyé beaucoup de lettres depuis qu'elle vit là-bas. Je sais à quoi tu es en train de renoncer pour rester ici.

Tobias commençait à emboîter toutes les pièces et n'aima pas la tournure que prenait la discussion.

— Tu pourrais changer beaucoup de choses.

— Mais, malheureusement, je ne pourrais pas te ramener avec moi. Pas comme un simple bagage qu'on emporte en souvenir. Si nous faisons les choses de cette façon, la société athosienne ne t'acceptera pas.

« Alors tu dois renoncer à moi. » L'idée se forma dans l'esprit de la jeune femme. Impossible, cependant, de l'exprimer. Elle ne pouvait le laisser croire que c'était là son souhait. Rien ne la satisfaisait. Que Tobias renonçât à l'influence qu'il pouvait gagner serait un gâchis trop grand, mais elle redoutait leur séparation. Elle s'était lentement habituée à sa présence, à la sensation agréable de ne pas être seule, à sa voix qui, le soir, lisait désormais les textes inaccessibles à la place de sa tante.

Tobias songea avec amusement que, sans ce pouvoir qu'il détestait tant, une telle conversation eût bien mal tourné. Un autre eût conclu que Yoko ne l'avait séduit que pour mieux le renvoyer chez lui, avec la mission d'y faire briller la culture akajine. Lui, savait ce qu'il en était réellement.

— Serais-tu prête à m'épouser ? lui demanda-t-il.

Elle répondit sans la moindre hésitation :

— Bien sûr. Il faudrait que je demande la permission à ma mère. Le temps des premières récoltes se rapproche, je devrais la revoir bientôt.

Tobias hocha la tête.

— Laisse-moi un peu de temps pour réfléchir à tout cela. Je veux que tu saches qu'officialiser notre relation est ce qu'il y a de plus important pour moi. Si je trouve une solution pour garder aussi le duché de Ferris, je te la présenterai. Mais si je n'en trouve pas, je resterai ici.

— D'accord.

Yoko avait accepté avec empressement, sans le laisser revenir sur sa promesse. Cette promesse était parfaite. Eux d'abord, et le rêve de son père ensuite, si cela se révélait possible.

 

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Mlle Ellute
Posté le 16/07/2022
Merci pour ce chapitre qui ne tombe pas dans, la facilité dramatique du mal entendu. C'est personnage sont si tendres et si beaux, je stressais qu'ils ne se séparent que un malentendu.
Et j'ai réalisé seulement maintenant que le voeux de Yoko était le titre du livre. Pour le coup je ne suis pas sûre d'avoir bien compris quel était ce voeux pour l'instant.
MarineD
Posté le 16/07/2022
Me voilà rassurée ^^' Les quelques personnes qui m'ont fait des retours sur le récit n'ont pas tellement insisté sur la crédibilité des personnages, je savais pas trop comment c'était perçu.
A la base les romances, c'est pas du tout ma tasse de thé, j'ai horreur de ça. Là j'en avais vraiment besoin, parce que cette histoire raconte le passé de Tobias et je voulais que Yoko en fasse partie, mais ça a été vraiment très difficile à écrire pour quelqu'un comme moi X) Donc peut-être que parce que je n'en lis pas et que je n'aime pas ça, j'ai tendance à pas reprendre les mêmes mécaniques et à faire les choses de manière un peu plus simple et épurée, j'imagine.
Mlle Ellute
Posté le 17/07/2022
Et ça convient très bien à quelqu'un comme moi qui n'en lit pas non plus mais qui aime bien quand ça sert l'histoire :)
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