Le siège de la ville (Partie 1)

Par Sabi
Notes de l’auteur : Ambiance musicale : Θά 'ρθεις σαν αστραπή "Tu viendras tel l'éclair"
https://www.youtube.com/watch?v=6gar6MONCKs

Une zone vide d’environ cinq cents mètres séparait les murs d’enceinte des premières tentes. Au-delà, la prairie entourant Tervire en était désormais recouverte.

La sourde rumeur des hommes et des femmes en arme, des chiens et des chevaux de guerre, se faisait entendre dans les moindres recoins de la ville assiégée. Comme moyens de défense, la cité disposait de son mur de protection garni de canons et de balistes le long des créneaux. À intervalle régulier, on avait aussi installé de grandes marmites dans lesquelles bouillaient nuit et jour de la poix que l’on pourrait déverser depuis les mâchicoulis sur les assaillants. Les portes de fer de Tervire avaient toutes été fermées et barrées de leur barres de métal, le tout renforcé encore par des poutres de soutenement en bois. Ainsi, il faudrait aux Ombriens un bélier d’une certaine taille pour pouvoir espérer entrer dans la ville par les portes.

Pour les civils, on avait dors et déjà ordonné l’évacuation des quartiers attenants aux remparts. On les avait relogés dans les souterrains, et il était question de ne pas attendre la première attaque pour commencer à y déplacer l’intégralité de la population. Cependant, la promiscuité que cela entraînerait dans des endroits sans lumière naturelle et humides avait poussé Érica à rejeter cette suggestion. À la place, elle avait ordonné que chaque rue non évacuée se choisisse un responsable d’évacuation qui serait en charge de l’opération le moment venu. Depuis, Tervire bruissait des exercices que chaque responsable mettait en place afin de préparer les habitants à abandonner dans le calme leur logis. Il régnait dans cette ville assiégée une atmosphère étrange, mélange d’excitation, de peur maîtrisée et de détermination. Les espoirs étaient maigres, mais le moral tenait bon.

Il s’agissait là d’une des rares bonnes nouvelles que recevait Érica. Sur le plan militaire, les forces ombriennes écrasaient sans merci ses propres ressources. Ils étaient encerclés sans aucun espoir de repli, et les renforts n’arriveraient pas avant encore plusieurs longs jours.

Le constat était sans appel, et la jeune femme sentait peser sur ses épaules le poids de ses responsabilités. Certains conseillers civils avaient plaidé en faveur de la reddition, et une certaine logique ne pouvait être déniée à leurs arguments. Mais Halderey était venu doucher les espoirs de vies sauves pour les civils. 

Le prince rappela en effet ce qui s’était produit au Val avec les Marjiriens disparus, présumés morts ; il mit aussi en avant le nombre relativement faible de réfugiés à Tervire. Selon lui, l’ennemi n’aurait de pitié envers personne ; qu’à ce compte, se battre jusqu’à la mort était préférable.

Aux yeux d’Érica cependant, il importait peu que ce que Halderey disait n’était qu’une hypothèse, même fort probable. Le fait était que sa famille avait été décimée. Et, par honneur et respect envers ses défunts, elle ne pouvait permettre de se rendre sans combattre. Qui plus est, la sécurité du Royaume en dépendait. Ainsi rejeta-t-elle la demande de reddition. 

 

Depuis la fenêtre de ses quartiers privés, Érica contemplait les lumières du camp adverse. C’était la nuit, le moment du calme avant la tempête. Tout semblait alors suspendu. Les montagnes au nord, bien que presque invisibles dans le noir de la nuit sans lune, semblaient flotter dans les airs de leur grâce monolithique, immuable et éternelle.

Demain, à la même heure, elle serait peut-être morte. Cette pensée n’avait rien de démoralisant. C’était plutôt une mise en perspective de l’ensemble de sa vie. Du haut de cette tour, la jeune femme voyait au-delà du paysage nocturne. Son existence semblait tourner dans la ronde de l’univers, comme un petit rouage de cette mécanique cosmique qui dépassait tous et toute chose. Une sorte de méditation transcendantale l’habitait, basée sur ce simple constat : sa vie, son rôle, avait toutes les chances de s’arrêter demain. À quoi avait-elle servie pendant ces quinze années – seulement quinze courtes années ? Et qu’en était-il de sa famille ? Eux disparus, quel avait bien pu être leur utilité à tout cela ? Pour la petite personne qu’elle était, toutes ces interrogations n’ouvraient que sur un vaste pays de brume impénétrable. Mais lorsqu’elle fit part à Balthazard de ses réflexions, sa réponse la surprit :

« Si tu ne trouves pas la réponse, c’est peut-être parce que, d’une part, tu ne mourras pas demain, et d’autre part, ta famille n’est pas totalement morte ? »

Érica se retourna vers son majordome. Quelque chose chez lui était différent, elle ne s’en rendait compte qu’à présent. Sa physionomie, tout en étant reconnaissable, avait changé. Tout n’était que petits détails qu’elle avait bien du mal à définir, mais une chose finit par retenir toute son attention. Balthazard se tenait droit, et ce n’était que maintenant qu’il le faisait qu’elle prenait conscience du fait que son ami s’était toujours tenu un peu vouté, comme s’il peinait sous un poids invisible. À présent qu’il déployait toute sa taille, le jeune homme se révélait imposant. Et dans ses yeux, une sorte de présence nouvelle brillait.

« Tu penses que nous pouvons gagner ? Que des membres de ma famille sont encore vivants ?

—Je n’ai pas dit ça. Mais il est un peu tôt pour conclure une mort certaine, à toi comme à tes proches.

—Avoue que la situation n’est pas reluisante !

—On a vu des situations bien pires se retourner complètement. C’est déjà arrivé !

—Tu es bien optimiste ! À qui par exemple ?

—À moi. »

Le ton posé associé à son regard qui confessait une foi absolue en ce qu’il disait surent la convaincre bien mieux que n’importe quel argument logique. Elle-même un peu étonnée de ce constat, à cela ne répondit rien mis à part un sourire mélangeant amusement et gratitude. 

 

*

 

Quelques heures plus tard, au coeur de la nuit, une ombre silencieuse sortait du palais par un passage secret menant dans les quartiers populaires de la ville. Cette personne, c’était Balthazard.

Depuis sa Souvenance, tout avait changé pour le jeune homme. Sa vie avait pris un relief qu’il n’aurait jamais cru possible auparavant. Des détails qu’il n’avait jamais remarqué en quinze ans lui sautaient aux yeux désormais. 

Pour commencer, l’hippocampe que portaient Loras et Maria autour du cou. Ce n’était pas qu’il ne les avait jamais vus. Le jeune garçon qu’il était alors les avait même trouvés jolis. Mais cela ne l’avait jamais marqué, un peu comme s’il les avait ignorés. Il n’avait même pas fait de lien clair et net au moment où Loras lui avait passé le sien ! Certes, c’était comme cela avec les enfants Marchétoile depuis le Débarquement il y a mille ans. Et comme à chaque fois, dans cette vie encore, maintenant qu’il avait passé sa Souvenance, Balthazard se posait la même question : comment avait-il fait pour ne pas voir ? 

Tous les souvenirs qui étaient les siens ! Ils remontaient si loin ! Le jeune homme en avait presque le vertige. Aussi s’interdisait-il de regarder trop en détail trop loin. La Souvenance n’était pas un passage donnant accès immédiat et absolu à tous ses souvenirs. L’intégralité de la mémoire mettait un certain temps -parfois plusieurs mois- pour se réadapter à l’esprit d’un Marchétoiles. Ainsi, les vieux souvenirs étaient encore flous. Les plus récents cependant étaient d’une netteté absolue. Ce passage obligé post Souvenance s’appelait la myopie mémorielle dans la famille Marchétoile. Et c’était un processus salutaire qui empêchait les Marchétoiles de mourir de choc traumatique. Il ne se souvenait pas encore tout à fait de la raison. Mais il la sentait dans sa mémoire : un traumatisme ancien, une mémoire détestée et détestable, comme le pire des cauchemars dont on essaye de ne pas se rappeler à tout prix. 

Loras s’était occupé de Veresté. Balthazard lui en était reconnaissant et soulagé. Mais il savait que la tragédie qui venait de trouver sa conclusion n’était qu’une faible répétition, comme une réplique sismique, de ce drame bien plus antique qu’il sentait ramper dans ses souvenirs.

 

Le jeune homme se secoua, chassant de ses pensées ces considérations, repoussant le sentiment de peur et de malaise au fond de sa poitrine. Il ne pouvait plus rien changer au passé, et le présent requérait toute son attention.

Balthazard se dirigeait vers les halles où dormait sa famille. Les rues de la cité étaient sombres et désertes, à peine troublées par le passage de quelques patrouilles illuminées par des torches, et dont le Marchétoiles parvenait à passer inaperçu en passant par les toits. Au loin, on pouvait entendre les rumeurs du camp ennemi, malgré les murailles et les bâtiments. On ne pouvait surtout pas manquer de voir les lueurs rouge feu dépassant des murs d’enceinte. Cela donnait une atmosphère étrange à la ville plongée dans le noir de la nuit, chose qui ne lui était malheureusement pas tout à fait inconnue. Toujours et encore l’éternel retour du passé sous une nouvelle forme présente. C’était un phénomène expérimenté et vérifié dans toutes ses vies. La lassitude qu’il en retirait ne datait pas d’hier !

 

Les halles étaient devenues un assemblage hétéroclite de tentes et de constructions précaires abritant de leur mieux les réfugiés du nord du duché. Malgré l’ordre d’évacuation, de nombreuses familles n’avaient pu être déplacées par manque de place dans les refuges. Les Marchétoiles en faisaient partie.

À cette heure, seule Maria était encore éveillée. Les enfants pour leur part étaient tous couchés dans leur lit, endormis. Ce ne fut que face à elle que Balthazard réalisa que ce serait la première fois qu’il allait revoir Maria après sa Souvenance. En d’autres circonstances, cela aurait donné lieu à des réjouissances. Cependant, en dépit de la gravité de la situation, Maria voyant l’hippocampe à son cou le serra dans ses bras en souriant.

« Te voila de retour ! » et Balthazard comprit très bien ce qu’elle voulait dire. 

« Oui. J’ai fait aussi vite que possible. »Après tout, il était le chef de la famille Marchétoiles.

« En ton absence, nous avons maintenu le cap autant que possible. Quand Loras a retraversé la Souvenance, il a tenu à s’occuper en priorité des tensions avec Sorsombre.

—Cela veut dire que nous sommes toujours en lien avec le clan de l’Extrême gauche ? »Question à laquelle Maria répondit par un hochement de tête. « Excellent. »

Les conditions de base étaient réunies. Son plan tenait plus du gruyère qu’autre chose, mais la possibilité de victoire au bout du chemin était là, perceptible. Alors même si les inconnues étaient très nombreuses… Il s’entretint avec Maria de ce qu’il prévoyait de faire.

« C’est très risqué. Pour commencer, on ne sait même pas comment va réagir Érica…

—Cela fait plusieurs années que je la côtoie. Je la connais bien, et elle me fait confiance » répondit Balthazard.

« Mais justement, tu as changé.

—Je n’ai que retrouvé la mémoire. Tu sais bien que le caractère reste le même.

—Crois moi, les gens sont imprévisibles » Et tandis qu’elle baissait la tête, le regard de Maria se chargea de sombres nuages. « On les croit fait d’une certaine manière, et on se rend compte trop tard qu’ils n’étaient pas comme on le pensait. »

Balthazard soupira. Parfois, les Marchétoiles eux-mêmes se laissaient duper par l’apparence d’un corps d’adolescent. Combien de fois le jeune homme avait-il pu constater la duplicité et la frivolité des hommes et des femmes ? « Je sais que nous risquons gros dans cette affaire. Mais si l’on veut éviter la famine, ou pire, il nous faut agir maintenant. »

Maria se retourna alors vers Émeline. La petite continuait à avoir un sommeil perturbé, et l’absence de Loras ne cessait de l’inquiéter. Basile et elle faisaient leur possible pour la dérider, mais cela restait une tâche difficile dans un endroit où tout lui rappelait ses peurs et ses angoisses.

« Très bien. Fais comme tu veux. Après tout, je ne vois pas comment ce que tu proposes peut apporter quelque chose de pire que ce que nous vivons actuellement. »

 

*

 

Le tumulte indicible des combats résonnait en un flot continu autour d’Érica. C’était encore pourtant tôt le matin, mais les Ombriens n’avaient pas eu la bonté d’attendre pour attaquer. 

Des unités d’assauts composées de dix hommes étaient montées à l’assaut des murailles dans un long cri de guerre, les uns à la suite des autres. Derrière eux, les catapultes et trébuchets s’étaient mis en action. Mais ce ne furent pas des pierres qu’ils commencèrent par expédier. C’étaient des têtes. Un haut-le-coeur avait saisi la jeune duchesse lorsqu’elle avait réalisé ce que cela voulait dire. Les morts et les captifs de la prise du col et du Val avaient connu une sauvagerie sans nom : les yeux crevés, la langue arrachée. Certains n’avaient plus d’oreilles non plus. L’effet sur le moral des défenseurs avait été immédiat.

Cependant, ils n’eurent pas le temps de se remettre du choc. Après ce sinistre catapultage initial avait commencé le vrai bombardement. Bientôt, des boulets en pierre de plusieurs kilogrammes chacun s’abattaient sur les assiégés, tandis que d’énormes rochers étaient expédiés contre et par delà les murs d’enceinte qui se lézardaient, mais tenaient bon. 

Devant Érica, la première échelle mordit dans les créneaux tandis que les flèches commençaient à siffler autour d’elle. Prenant son courage à deux mains, la jeune fille brandit à bout de bras son bouclier, et resserra sa prise sur son épée.

À ses côtés, le prince Halderey était recouvert d’une armure de plates, d’un haubert disposant d’un simple protège-nez, d’une cotte de mailles et de gants en cuir épais. La seule marque distinctive révélant son statut d’héritier royal consistait en une broche épinglée sur sa poitrine montrant un loup ceint d’une couronne.

En ce qui la concernait, son armure était bien plus voyante. Un lion gigantesque se dressait sur ses pattes arrières sur son plastron, et une tiare de guerre ceignait son front, le protégeant ainsi que son nez et ses tempes. Un simple casque en acier venait compléter la protection de sa tête. Les protections de ses bras et jambes étaient conçues pour êtres légères et lui laisser une plus grande fluidité et amplitude dans ses mouvements. La duchesse n’avait pas la force physique d’un homme bien que ses muscles soient entraînés. Aussi avait-elle voulue privilégier sa liberté de mouvements à la robustesse.

La tête du premier assaillant apparut au sommet de l’échelle. Érica était prête. Poussant un bref cri de guerre, elle abattit son épée et décapita d’un geste fluide et net son adversaire dont le corps partit s’écraser cinq mètres plus bas.

 

La suite fut semblable à une longue et terrible hallucination. L’odeur du sang et de la sueur sur et dans son armure, la fatigue progressive de ses muscles qui finirent par demander grâce sans qu’elle pût les exaucer, tout n’était que sensations qu’elle avait peine à retenir, et dont elle ne garderait que peu de souvenirs dans les jours qui suivraient. 

La duchesse avait cependant conscience de la présence d’Halderey auprès d’elle, ne la lâchant pas d’un pouce. Le prince se battait bien, et sans donner l’impression de peiner. Seule la sueur qui dégouttait de son visage montrait la violence de ses efforts. Plus d’une fois le jeune homme para un coup qui aurait été fatal à la duchesse. Et plus d’une fois elle avait pu lui rendre la pareille.

Au bout de ce qui lui sembla avoir été une éternité, un homme gradé qu’elle reconnut comme étant un de ces généraux d’état-major vint la seconder. Elle comprit alors que l’heure de la relève était arrivée. Avec un soulagement intense, elle parvint à neutraliser l’Ombrien qui luttait pour prendre pied sur la muraille, et recula vers l’arrière en direction des escaliers qui descendaient vers la cité. En relative sécurité, elle risqua un œil sur le reste des murailles. Le dispositif défensif tenait bon. À aucun endroit l’ennemi n’avait encore réussi à prendre position. Quant au bombardement des catapultes et des trébuchets, ils provoquaient des dégâts terribles, mais les murs conçus pour résister à des pressions de ce genre avaient bien résisté jusqu’à présent. La duchesse eut cependant un pincement au coeur en voyant le nombre de maisons et de bâtiments déjà réduits à l’état de gravats.

 

Ce fut à ce moment là. Halderey, lui aussi en train de laisser sa place, ne vit pas arriver une flèche qui lui traversa l’épaule droite. Sous le choc de l’étonnement et de la douleur, le prince tituba vers l’arrière et s’effondra sur le sol. Érica se précipita aussitôt vers son ami qui tentait de se relever tandis que son remplaçant se mettait devant lui pour le défendre. La blessure n’était pas mortelle, mais prise dans la frénésie et la tension du combat, la jeune femme perdit son sang froid.

La Bête et elle n’étaient à l’origine qu’une seule et même personne, mais la malédiction lancée sur Corvefel par l’Anomalie de Veresté créait une séparation, un chiasme entre elles. Depuis la purification de l’Anomalie, le schisme qui coupait en deux Érica n’avait plus de raison d’être. Il avait perduré malgré tout, ceci dû à la méfiance et à la crainte provenant d’Érica, et au mépris de la Bête. Cependant, à ce moment où la dernière des Marjiriens, au coeur de la bataille, vit son ami en danger de mort, ces deux moitiés d’elle-même s’harmonisèrent autour d’une émotion simple et primaire : la rage.

Je ne vous laisserai pas tuer Halderey !hurlait l’Humaine.

Je ne vous laisserai pas prendre ce qui est à moi !rugitle Lion.

Le deux redevint un. Et de cette fusion naquit le trois.

 

« ÇA SUFFIT ! » et sa voix avait une puissance telle que tout le monde, dans toute la ville pouvait l’entendre. « RETOURNEZ D’OÙ VOUS VENEZ, ET RESTEZ-Y ! »

Et les Ombriens obéirent.

 

*

 

La nouvelle s’était répandue en un instant, ceci dû au fait que tout le monde avait entendu la duchesse ordonner, et les combattants de voir les Ombriens lui obéir sans hésiter. Les attaquants étaient retournés dans leur campement, et depuis, Tervire connaissait un calme surnaturel pour une cité assiégée.

Pendant un temps, Balthazard avait espéré que l’ordre d’Érica les pousserait à lever le camp et à retourner derrière les montagnes de l’Ombre. Mais ils n’en avaient rien fait. Les envahisseurs avaient sans doute interprété l’ordre de façon à ne pas perdre trop de terrain. Demain, ils reviendraient à l’assaut, c’était certain.

Pour l’heure cependant, les défenseurs devaient se réjouir du répit miraculeux qui leur était donné afin de refaire leurs forces.

 

Aussitôt que le jeune majordome avait compris que la bataille du jour était terminée, il s’était dépêché de donner des ordres aux serviteurs et aux servantes afin de préparer le retour de leur maîtresse. L’eau avait été mise sur le feu, la baignoire avait été installée, des vêtements propres avaient été préparés.

Lorsque Érica franchit les portes de ses appartements privés, Balthazard ne put empêcher sa gorge de se serrer d’effroi. L’armure qu’elle portait était maculée de sang. Elle avait enlevé son casque et sa tiare guerrière, laissant apparaître l’état de ses cheveux : poisseux, raidis de sueur et de fluides sanguinolents, collés sur son visage ses épaules et son dos. Une vilaine coupure entaillait sa joue droite, et le sang séché formait une croute d’un noir rougeâtre. Ses jambes et ses bras tremblaient de fatigue. Et pour finir, elle embaumait un mélange de sang et de transpiration.

Les servantes se précipitèrent vers leur maîtresse et commencèrent à l’aider à enlever l’armure et les vêtements qui lui collaient au corps. Leurs visages montraient à quel point elles trouvaient l’odeur et la saleté repoussantes. On amena l’eau chaude que l’on commença à verser dans la baignoire. Sur une légère inclinaison du buste, le jeune homme laissa son amie à son intimité. Il se doutait qu’il ne pourrait pas discuter de ce dont il voulait lui parler avant la nuit. C’était même préférable.

 

Tout en dirigeant les opérations de préparation du repas de la duchesse, Balthazard réfléchissait. En chemin vers les cuisines, il avait croisé Hector qui lui avait confié ces impressions sur son maître Halderey Fanin.

Comme il était étrange d’avoir régulièrement croisé Hector depuis des semaines, et l’avoir traité comme une simple connaissance, pour maintenant discuter avec lui à bâton rompu, heureux de le retrouver ! La part de lui-même qui n’était qu’un simple jeune homme ne cessait de s’étonner des changements aussi brutaux qu’occasionnait la Souvenance.

Hector l’avait salué à la manière des Marchétoiles, en étendant sa main depuis sa poitrine, comme s’il lui tendait son coeur. Ce à quoi Balthazard avait répondu de la même manière, avant de la lui serrer. Encore et toujours, leurs coeurs étaient ainsi unis.

D’après son frère, Halderey s’était montré très secoué par le miracle opéré par Érica. C’était chose compréhensible. Cependant, il n’avait pas semblé particulièrement surpris par la tournure des événements. Pour Hector, il était clair que le prince héritier avait retrouvé ses capacités génétiques.

« Ce ne serait guère étonnant en effet... » s’était contenté de répondre Balthazard avant de saluer Hector et de continuer sa route.

Debout face à la grande cuisine du château où se pressaient les marmitons et les cuisiniers, le jeune chef des Marchétoiles ajustait son plan à ses nouvelles informations. Les Fanin étaient de formidables espions. Associé à la majesté des Marjiriens, le dénouement qu’il espérait, encore incertain ce matin, prenait de la substance dans sa tête. Mais s’ils échouaient, le royaume y perdrait énormément… trop même. Les Marjiriens seraient éteints... Prenant une grande inspiration, le jeune homme décida de temporiser jusqu’à ce soir. Il laisserait Érica décider de leur sort. Après tout, si sa mémoire ne lui jouait pas des tours, il en avait toujours été ainsi.

 

*

 

Érica sentait chacun de ses muscles se détendre progressivement grâce à l’action de l’eau chaude. La vapeur l’entourait au sein de sa baignoire. Autour d’elle, les servantes s’activaient pour préparer sa sortie du bain. On avait ouvert les grandes fenêtres du salon afin d’empêcher l’évaporation de stagner dans la pièce. Depuis l’extérieur lui parvenait le chant des oiseaux. Ces gazouillis ne laissait pas de la plonger dans un abime de stupéfaction. Aujourd’hui aussi les oiseaux peuventchanter comme n’importe quel autre jour.Comme si des rivières de sang n’avaient pas coulé toute la matinée. Comme si elle n’avait pas pris conscience de son existence d’amputée au moment où l’Humaine et le Lion avaient cessé d’exister pour devenir… elle. 

Qui était la personne que l’on connaissait sous le nom d’Érica Marjiriens ? C’était bien elle. Mais ce n’était plus elle. Elle était autre que l’individu qu’elle avait été jusqu’à il y a une heure à peine ; ni humaine, ni lion. Érica se sentait chimère : un être à la peau humaine mais au coeur de lion, à la crinière de lion mais au squelette humain.

Et puis il y avait cet ordre qu’elle avait donné, que les Ombriens avaient exécuté sans heurt ni coup férir. C’était inconcevable pour la part humaine en elle, tandis que sa part léonine considérait cela comme une banalité des plus plates. Elle se sentait… royale. Et une reine était suivie et obéie de ses sujets. Cela était dans l’ordre des choses. Plongée dans son bain chaud, les muscles détendus, les croutes de sang se détachant de sa peau, la jeune femme se sentait enveloppée d’une aura majestueuse nouvelle pour elle, et pourtant tout à fait naturelle. La jeune femme avait l’impression d’avoir enfilé un vêtement qui lui allait comme un gant. Non, cela allait même au-delà. C’était plutôt comme si elle avait vécu nue toute sa vie, et qu’elle venait enfin de trouver sa peau, si confortable, si douce, si chaude. Un soupir de plaisir extatique lui échappa des lèvres tandis qu’elle se laissait immerger toute entière dans l’eau de plus en plus noire du bain.

En réémergeant, Érica vit une servante lui tendre un savon. Un rapide coup d’oeil vers son visage lui révéla que celle-ci la regardait avec des yeux emplis d’une révérence qu’ils n’avaient jamais eu jusqu’à présent. Ayant croisé son regard, la femme qui avait pourtant le double de son âge détourna avec précipitation les yeux. Comme si elle avait eu peur d’être brûlée.

« As-tu peur de moi, Madeleine ? » demanda alors la jeune femme d’une voix amicale en saisissant le savon.

« Moi, Votre Altesse ? Non ! Bien sûr que non ! »

Érica ne douta pas de la véracité de la réponse de sa servante. Pourtant le ton de voix précipité et les gestes de dénégation saccadés indiquaient un trouble certain. Se contentant de cette réponse pour le moment, Érica lui sourit, et commença à se savonner.

 

Une fois sortie de la baignoire, séchée et vêtue de vêtements propres, la jeune femme avait eu une réunion stratégique avec son état-major. La situation, malgré le miracle de ce matin, ne s’était guère améliorée. Son ordre n’avait fait que retarder l’invasion. Les Ombriens étaient toujours en train d’assiéger la cité sans donner de signe de vouloir lever le camp. Tout le conseil était d’avis qu’ils allaient repartir à l’assaut dès le lendemain. En prévision, on avait ordonné une surveillance continue sur les murs d’enceinte que ses ouvriers tentaient de consolider. L’autre objectif prioritaire était de soigner les blessés et de donner un maximum de repos aux soldats. Le moral des défenseurs, cependant, était bon, voire excellent. Le fait que leur duchesse eût opéré un miracle ce matin y était assurément pour quelque chose.

Duchesse. Ce mot sonnait d’une façon étrange aux oreilles d’Érica. Il lui était inconfortable. Elle le détestait même. Elle était une reine, voila ce qu’elle était ! C’était le seul titre qu’elle pouvait accepter. Se contenter de moins lui était impossible. 

Sans rien laisser paraître de son trouble intérieur, la jeune duchesse jeta un œil à Halderey. C’était pourtant lui le prince royal. Il en avait toujours été ainsi, alors pourquoi un tel mécontentement,et aussisoudain ? Son regard se déporta alors sur le reste du conseil. Elle avait remarqué qu’ils la regardaient tous avec un respect nouveau, voire même une certaine dévotion, un peu comme sa servante tantôt. Celan’était pas pour lui déplaire. Elle sesentait même tout à fait à l’aise, dans son élément naturel. Le seul à la considérer d’une façon plus complexe, c’était bien Halderey. À côté du respect et de la fascination, Érica pouvait lire de la réflexion et de la prudence.

Érica secoua la tête et repoussa ses pensées troublantes. Pour le moment, elle avait d’autres préoccupations plus urgentes. Elle devait défendre son peuple des envahisseurs et venger sa famille.

Ces résolutions en tête, la duchesse termina le conseil de guerre et se dirigea vers ses appartements. Une discussion avec Balthazard s’imposait. Trop de choses nouvelles lui étaient tombées dessus en une journée, et son meilleur ami avait toujours été une oreille attentive et de bon conseil.

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Edouard PArle
Posté le 03/10/2022
Coucou !
Les hostilités commencent enfin ! Je suis très content de voir le début du siège, les évènements vont se succéder maintenant. J'aime beaucoup le pdv d'Erika, à l'heure actuelle c'est le personnage que je préfère, que je trouve le plus intéressant. Je suis très intrigué par l'ordre qu'elle donne aux ombriens. Ils obéissent mais pas complètement, c'est étrange...
J'avoue que je ne suis pas tous les détails / intrigues secondaires avec ma lecture très espacée mais dans l'ensemble, je ne suis jamais perdu, le fil conducteur est facile à suivre.
Mes remarques :
"on avait dors et déjà ordonné" -> d'ores et déjà
"Balthazard se dirigeait vers les halles" -> se dirigea ?
"d’assauts composées de dix hommes étaient montées à l’assaut" répétition assaut
"Aussi avait-elle voulue privilégier" -> voulu
"!rugitle Lion." manque des espaces
"peuventchanter comme n’importe quel autre jour.Comme" manque deux espaces
"avec des yeux emplis d’une révérence qu’ils n’avaient jamais eu jusqu’à présent." -> d'une référence nouvelle ?
"détourna avec précipitation les yeux." avec précipitation en fin de phrase ?
"et aussisoudain ?" manque un espace
"Elle sesentait même tout" manque un espace
Un plaisir,
A bientôt !
Sabi
Posté le 04/10/2022
Hello !
Si, ils obéissent complètement. Érica a ordonné qu'ils retournent d'où ils venaient et qu'ils y restent. Or, d'où viennent-ils ? De leur campement. Et y rester combien de temps ? La puissance qu'Érica y a mise permet de les y faire rester une journée entière, pas plus.
L'ordre est obéi. Comment il est obéi est une affaire d'interprétation.

Content de voir que ça te plaise toujours autant. Dans le chapitre suivant, nous aurons la seconde, et donc dernière partie du siège de la ville.
J'espère que je l'aurai fini dans pas trop longtemps...

PS : j'ai commencé la réécriture des premiers chapitres d'Orcélia parce que je n'étais pas satisfait du contenu.
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