L'ami de la miko

Par MarineD

Tobias resserra le col de son manteau de lin. Ce geste le soulagea un peu, mais il regrettait l'absence d'une couverture dans laquelle envelopper davantage ses jambes. Les deux hautes racines protégeaient correctement sa couche de la brise nocturne, sans pour autant l'épargner du froid. Au-delà de la fraîcheur bien réelle des bois, il frissonnait d'une appréhension plus abstraite, qui l'incitait à scruter l'obscurité à la recherche d'un éventuel danger, et à se rassurer de l'aura du cercle de flammes. S'il avait pleine conscience de l'irrationnel de son sentiment, il ne parvint pas à s'en débarrasser. Du moins, pas tout de suite. La fatigue l'aida à se détacher de ses peurs primaires tandis que la nuit avançait.

Le hululement d'un rapace dans les branches basses attira à nouveau son attention sur les bruissements de la faune nocturne. Un esprit se cachait-il dans les environs, sous la forme d'un petit mulot ou d'un chat sauvage ? La pensée l'amusa d'abord, mais, une pointe de culpabilité lui tirailla la poitrine ensuite. Il n'avait encore rien entrepris des consignes de Bara. Il se devait d'essayer, ne serait-ce que pour remercier la prêtresse de son accueil et de ses bons soins. Cependant, son scepticisme donnait à la prière quelque chose d'incongru, qui l'empêchait de se lancer. L'idée de s'adresser aux esprits faisait naître en lui la même gêne que chanter dans son bain ou monologuer à voix haute pour répéter un discours. Personne ne l'épiait, il se savait seul, pourtant la sensation de ridicule ne le lâchait pas.

Il tendit une pensée timide vers les bois, une pensée qui demandait « Esprits, êtes-vous là ? » La chouette perchée dans les branches s'en fut vers la forêt en quelques doux battements d'aile. Tobias se complut dans l'absence de toute autre réponse. Cette nuit, l'inconfort et l'ennui seraient ses ennemis les plus farouches. Le premier, incarné par le froid et la dureté du sol, l'empêchait de trouver le sommeil, laissant le second libre d'étirer le temps à l'infini.

 

🍁🐉🍁

 

La Vigilante surplombait l'océan, insensible au fracas des vagues contre les roches déchiquetées, en contrebas. Tobias entreprit de suivre la piste de terre sinueuse qui montait à l'assaut de la forteresse, se faufilant entre les buissons à épines et les nids de goélands. Les oiseaux criaient et tournaient en cercles innombrables au-dessus des tours fuselées.

Quand Tobias fut aux portes du hall principal, elles s'ouvrirent devant lui.

— Tu es en retard, dit Layne.

C'était un jeune homme de la même taille que lui. Ses cheveux blonds, lisses comme la soie, étaient retenus par un catogan lâche. Il était vêtu de couleurs claires. Par-dessus sa chemise crème, il avait passé son plus beau veston, bleu de Clerce aux boutons d'argent. Tobias sut qu'il s'était ainsi mis en valeur pour accueillir Mylène. Lui-même ne portait que des vêtements sombres ordinaires. Il se défit de son long manteau noir coupé aux genoux et s'en débarrassa sur un crochet, avant de vite suivre Layne, qui s'impatientait déjà :

— Allons, dépêche-toi ! Nous ne devons pas perdre une minute, Mylène nous attend.

Il se laissa guider dans un escalier obscur qui semblait s'enfoncer au tréfonds de la falaise. Layne marchait plus vite que lui, Tobias n'entendit plus que ses bottes claquer devant, sur les marches de pierre, puis le bruit s'estompa à son tour. Seul, il eut bientôt la sensation d'être même sous le niveau de l'océan. En bas des marches, il trouva Layne à genoux sur le dallage du caveau. Mylène, inerte dans les bras de son ami, le regardait sans le voir, ses yeux gris vides de toute émotion. Sa chevelure auburn mangeait, dans un contraste saisissant, son visage d'ivoire, d'une pâleur de mort. Tobias se sentit pris de vertige. Il fit un pas vers sa sœur, puis un autre, sans se soucier des cris de rage de Layne. Elle était partie. Ils avaient agi trop tard. Quand son ami se leva, le corps de Mylène serré contre lui, Tobias décela comme une discordance au plus profond de son être ; un acte manqué ; un instant auquel une autre voie s'ouvrait alors.

Il sentit un index lui tapoter le dos. Il se retourna et baissa les yeux vers une énorme tête de salamandre. La créature le regarda en passant distraitement sa longue langue rose sur son museau. Sa gorge jaune se gonflait et se dégonflait à chaque respiration. Comme Tobias se tenait dans l'encadrement de la porte du caveau, la salamandre tendit le cou vers la gauche, puis la droite, pour tenter de voir, de ses grosses billes noires, la scène se jouant derrière lui. De la voix de Bara, elle exigea :

— Mais poussez-vous donc ! Qu'y a-t-il de si terrible, là-bas, pour que vous y restiez coincé ?

Quand elle prononça ces mots, Tobias réalisa qu'il ne pouvait pas bouger. Il voulut faire un pas en arrière, rejoindre Mylène, mais ses jambes restèrent comme engluées dans des sables mouvants. Une vague de panique s'empara de lui.

 

🍁🐉🍁

 

Tobias redressa vivement le menton, plus alerte qu'une seconde auparavant, et le dos plus douloureux. Il s'était endormi. Il secoua la tête pour se débarrasser des dernières vapeurs du cauchemar, reflet étrange et inexact de ses souvenirs.

Une brise amena jusqu'à lui l'odeur âcre des flambeaux qui crépitaient toujours au creux des lanternes de pierre. Aucun animal ne s'était aventuré dans la clairière de l'arbre gardien pendant son sommeil. En apparence, rien n'avait changé. Alors pourquoi sentait-il à nouveau le regard de la forêt sur lui ? Et d'où venait cette soudaine épaisseur de l'atmosphère ? Cette masse invisible qui pesait sur lui, était-ce l'écho de son rêve ? ou celui d'un autre rêve, déjà oublié, effacé par l'image du corps sans vie de sa sœur ?

Nerveux, Tobias se repositionna contre l'écorce du grand arbre, songeant à retrouver le sommeil. L'aube saurait sans doute dissiper cette mélasse imaginaire qu'il sentait l'engloutir alors même que rien ne bougeait autour de lui. Il poussa un long soupir, seulement dans le but d'entendre son propre souffle, et retrouver ainsi une forme de contenance. Il étira ses épaules en arrière et décolla son dos de l'écorce pour détendre sa nuque. Son regard s'éleva vers les branchages de l'arbre rouge.

Alors il vit la salamandre. Elle l'observait, immobile, tête en bas, le ventre et les doigts plaqués contre le tronc. Avec son corps noir et jaune, on eût presque pu la prendre pour une salamandre commune, seuls deux détails clochaient. D'une part, cette mystérieuse aura bleutée qui se reflétait sur sa peau luisante. Et d'autre part, ces proportions extravagantes, comparables à celles d'un wagon de train. Ses yeux noirs globuleux sertis d'anneaux jaune vif, rivés sur Tobias, ne manifestaient aucune expression plus spécifique que celle d'un amphibien devant un cloporte.

Tobias déglutit. En repérant la créature, ce fut comme si un charme se rompait. La lumière changea soudainement quand les flammes des lanternes de pierre virèrent de l'orangé à un bleu vert de cuivre. La masse invisible qui pesait sur lui gagna en texture tandis qu'elle se révélait au monde visible. Tobias était prisonnier d'une mélasse transparente, qui glissait le long de l'arbre depuis les doigts de la salamandre.

De toutes ses forces, il voulut fuir, mais ses jambes n'obéirent pas. Son cœur battant à ses tympans, il exigea qu'elles bougent. Il se fit une image du cerveau sous son crâne et lui hurla de les mettre en mouvement. En réponse, ses membres se firent plus lourds que jamais. Ses pieds, prisonniers de la mélasse produite par la créature, le clouaient au sol. La légère impulsion qu'il insuffla à ses mollets ne parvint qu'à le vider de toute énergie.

Face à la trahison de son propre corps, il abandonna l'idée de lutter. De toute façon, ses membres inutiles ne l'eussent pas porté bien loin. Quand bien même il eût réussi à s'extraire de sa couche, la salamandre l'eût gobé comme un insecte bien avant même qu'il eût passé les dernières racines. La mort, n'était-ce pas ce qu'il était venu chercher ici, après tout ?

La voix bougonne de Bara tenant absolument à ce qu'il boive ses infusions infectes et le pas léger de Daisuke prétextant une corvée de ménage pour venir l'observer sifflèrent à son oreille. Tobias avait déjà renoncé à la vie, mais réalisa avec désarrois qu'il culpabilisait à l'idée de sa mort. Dans la folie qui baignait le cercle de flammes vertes, enduit jusqu'au cou de la mélasse de la salamandre géante, il éclata de rire et trouva le courage de lever les yeux vers la monstruosité. Elle s'était rapprochée. Ce constat lui causa comme une piqûre de terreur froide, mais il se tenait si éloigné de lui-même que cela ne dura qu'un instant, et l'indifférence reprit le dessus.

La salamandre, figée comme une statue de cire, ne semblait pas encore disposée à le gober tout rond. Attendait-elle que sa mélasse ne l'engloutît complètement ? Elle le mettait mal à l'aise. Enfin, elle cligna des yeux, Tobias vit sa gorge se gonfler puis se dégonfler légèrement. De son soulagement, il comprit que la créature lui apparaissait plus naturelle lorsqu'elle se comportait en animal vivant. Le simple fait de le voir bouger lui permit de trouver en son prédateur un confident à qui livrer ses regrets.

— Es-tu un ami de Bara ? lui demanda-t-il. Moi, je crois que j'en suis un. Le jour où je me suis évanoui dans mon lit, le sang gorgé d'eau-somnia, j'ai décidé que ma vie s'arrêtait là. Mon cœur a finalement continué à battre, mais plus rien n'avait d'importance, ce qui se produisait autour de moi n'était qu'une parenthèse entre la fin de ma vie et ma mort. Pourtant, Bara et Daisuke sont bien réels, bien vivants, et ils cherchent à me sauver. C'est pathétique, n'est-ce pas ? Je me pensais prêt à te laisser me dévorer, mais je ne le suis pas. Je veux être sauvé.

Il se demanda si la salamandre entendait ses paroles. Probablement pas. Bara avait assuré que les actes des hommes n'avaient pas de sens pour les esprits, leur charabia devait les émouvoir autant que le bêlement d'une chèvre. Avec une résignation amusée, Tobias poursuivit sa conversation à sens unique avec l'amphibien.

— J'imagine que c'est la première fois que tu rencontres un magicien sans magie. Est-ce ta curiosité qui te pousse à me recouvrir de ce drôle de suc ? Mènes-tu un genre d'expérimentation ?

Tobias remua son bras dans la mélasse. Il bougea à peine, pourtant le geste le vida de toute force. Quand son souffle fut à nouveau régulier, il reprit :

— Eh bien, si cela peut t'aider, je peux te parler un peu de moi. Et puis je crois que Bara y tient, alors faisons-lui plaisir. Je m'appelle Tobias Basilio Fènnel. Autrefois j'étais un frère aimant et un magicien talentueux. L'amour m'a rendu malheureux, et le talent arrogant. Il y a deux ans, ma sœur, Mylène, a été assassinée. J'ai tenté de la ramener à la vie.

Les souvenirs du caveau sombre, sous les fondations de la Vigilante, vinrent s'emparer de son esprit ; les tracés à la craie, les parchemins brûlés, les exhortations de Layne, pressé d'accomplir le rituel qui lui ramènerait sa bien-aimée. Tobias poursuivit son histoire afin de les chasser au plus vite :

— Bien entendu, cela n'a pas fonctionné. La vie m'a sévèrement puni d'avoir tenté de jouer avec elle. Je me rappelle les quelques minutes qui ont suivi le sortilège, j'ai eu juste le temps de constater mon échec avant de m'évanouir. Je suis resté inconscient plus d'une année. Quand je me suis réveillé, mon corps était dans l'état que tu vois, figé, coupé de toute magie. Je ne suis plus capable de sentir les flux de vie. Au fond, c'est un juste retour des choses.

La mélasse de la salamandre l'avait presque englouti, désormais. Il ne sentait plus le contact du sol, ni de l'écorce. La gelée froide épousait la forme de sa nuque et soulageait ses douleurs. Elle bouchait en partie ses oreilles, déformant le crépitement du cercle de flammes bleu vert.

— Tu n'as pas idée de ce que cela représente, pour un magicien de vie, de ne plus sentir la vie autour de soi. On se sent comme un fantôme, en dehors de l'univers, piégé dans une autre dimension. J'ai tenté de me raccrocher au monde que je connaissais, mais... il ne m'a pas reconnu. J'étais une étrangeté, une chose disparue, soudain à nouveau là. D'une certaine manière, j'étais véritablement devenu un fantôme. Comprends-tu, maintenant, pourquoi je ne me sentais plus à ma place dans le monde des vivants ?

Une fatigue anormale s'emparait progressivement de Tobias. Le fluide de la salamandre contenait-il une substance lui permettant d'endormir ses proies ? C'était certainement mieux ainsi, peut-être son sommeil atténuerait-il la douleur de la noyade à venir. Il ferma les yeux.

— Mon séjour au Pays Rouge m'a permis de réaliser que je suis bien vivant. La perception magique est un sens, au même titre que la vue ou l'ouïe. C'est un sens puissant, essentiel pour qui le possède, et je l'ai perdu de façon brutale. Avec un peu de volonté, je pourrais sans doute me débrouiller sans. Le plus ennuyeux, c'est mon corps. Il refuse de reprendre des forces. Je dois ma survie à la bonne volonté de mes congénères. Je suis comme un vieillard avant l'heure.

Tobias trouva la force de soulever ses paupières pour regarder encore une fois la salamandre, qui s'était rapprochée. Il voyait de près ses narines rondes et sa gorge jaune. La mélasse atteignait son menton et ses joues.

— C'est bien aimable à toi de m'avoir laissé te parler avant de me dévorer. Si tu devais revenir sur ta décision, si je devais me réveiller demain, je crois que je réfléchirais un peu mieux à ce que je peux encore réaliser avec ce qu'il me reste.

Ses yeux se refermèrent. La mélasse recouvrit sa bouche, l'empêchant d'en dire davantage. Ce fut donc en pensée qu'il ajouta :

« Je ne suis peut-être plus l'héritier de Ferris, mais je suis toujours quelqu'un, n'est-ce pas ? »

***

Dans les rêves de Tobias, l'arbre gardien fut englouti dans un incendie de flammes bleues.

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