La réunion

Par Nuity
Notes de l’auteur : Salut !! Juste pour vous dire qu'il n'y aura pas d'autres chapitres durant le mois d'avril et début mai, car la fac me prend la tête avec les partiels. Je reprendrai la publication Mi-Mai ! En attendant je donne des nouvelles sur Twitter et insta (liens dans mon profil !!)

Le 10 novembre 20xx.

Cher journal,

Comme je m'y attendais, cette semaine a été elle aussi très mouvementée. Pour commencer, Jenny a mis tout le monde sur le pied de guerre dès lundi matin : la jeune fille allait se déplacer à l'association dès le lendemain après-midi. Cette décision rapide a affolé un peu tout le monde, car on avait très peu de temps pour se préparer. Tom avait reçu le feu vert de Jenny pour participer, et Kate a réussi à décaler un de ses cours au soir en urgence. Heureusement pour Samira et moi, nous avions préparé une première fournée de pâtisserie ce dimanche, en discutant au téléphone pour s'échanger nos techniques. La cuisson d'un gâteau ne m'avait jamais parue aussi courte que lorsque je l'ai passée aux côtés de Samira. Nous avons bien ri en voyant la pile de vaisselle à faire pour l'autre, mais nous avons un peu moins ri en voyant notre propre vaisselle. Je me confesse, j'ai totalement programmé un sortilège pour le faire à ma place. J'ai cuisiné toute seule, c'est déjà bien non ?

Pour en revenir sur ce choix hâtif, Jenny a su nous expliquer le pourquoi du comment.

– Comme je l'ai dit la semaine dernière, elle est très angoissée. C'était déjà un pas énorme pour elle de témoigner anonymement, alors le fait qu'elle ait été retrouvée et surtout contactée l'a mise dans un état désastreux. Elle est passée de la simple pression à une peur monstre, et elle est terrifiée par ce qu'il pourrait se dérouler par la suite. Elle a donc accepté de nous rencontrer pour qu'on lui vienne en aide pendant qu'elle avait un élan de courage, car elle m'a dit ne pas être certaine d'en être capable à un autre moment. Mieux vaut faire ça vite, pour qu'elle soit soulagée et qu'elle retrouve des idées claires. Et puis, honnêtement, ça m'arrange bien, Jameela va pouvoir venir demain !

Jenny avait une petite voix un peu aiguë et des étoiles dans les yeux en mentionnant la venue de Jameela, ce qui trahissait sa joie de revoir la présidente d'honneur. Elle s'est cependant très vite reprise en main.

– Sa venue est très utile, car nous allons pouvoir proposer de l'aide juridique à cette jeune fille. Jameela pourra tout lui expliquer, la procédure, les termes, les conséquences, comment ça va se dérouler. J'ai quelques notions, mais je ne suis clairement pas aussi douée qu'elle... je vais me charger de la partie purement féminisme, avec vous bien sûr. Le but, c'est de lui apporter du soutien, de proposer des solutions si elle souhaite réagir face à sa situation. J'ai quelques idées en tête, mais nous ne ferons rien sans son accord, et surtout, il faut bien qu'on lui explique tout ce qu'implique chacune des propositions qu'on lui fait. Le but n'est pas de la faire culpabiliser, mais de lui faire comprendre que ça peut avoir un impact sur elle, surtout si elle désire sortir complètement de l'anonymat. Nous devons lui assurer notre soutien quoi qu'il arrive, quoi qu'elle décide.

Dans la ligne directrice à suivre, Jenny avait souligné l'importance de notre soutien. Pas de jugement, pas d'insistance, on allait lui proposer diverses solutions, divers accompagnements en donnant les avantages et les inconvénients, et on la suivrait dans sa décision. Je savais que Jenny elle-même espérait secrètement que la fille demande une action choc : elle voulait envoyer un message flagrant aux harceleurs, que la honte et la peur change de camp ; mais elle savait aussi que tout le monde n'avait pas les épaules pour supporter les conséquences d'un tel acte. Les humains peuvent être très mauvais et animés par une volonté de nuire, et toute personne osant dénoncer sa condition peut faire face à des réactions violentes. J'ai entendu parler de cas de femmes dénonçant des agissements sexistes et misogynes sur internet : l'une d'entre elles avait vu ses coordonnées personnelles divulguées sur le net, être harcelée jusque dans son travail, sa famille menacée de mort et de viol par des hommes mécontents qu'on leur mette le nez dans leurs conneries. Tout ça parce que cette femme n'en pouvait plus des remarques sexistes et misogynes, et qu'elle a poussé un coup de gueule. Quand je me souviens de ce genre de choses (qui arrivent très souvent d'ailleurs), je me dis que certains d'entre nous n'ont pas tort lorsqu'iels disent n'avoir aucune confiance envers les êtres humains et refuser de changer d'avis sur eux. Leur comportement peut vraiment être immonde, ça fait froid dans le dos. Je n'aurais pas aimé être à la place de la jeune fille que nous allions recevoir.

Alors le lendemain, nous étions tous et toutes installé.e.s à l'association, à attendre patiemment notre invitée. Jameela a débarqué entre deux en claquant la porte, essoufflée. Elle avait eu tellement peur d'être en retard qu'elle avait couru à travers la fac.

– Est-ce que... retard...

La pauvre respirait comme un bœuf et avait les cheveux en bataille.

– Non, tu es pile à l'heure. Tiens, une brosse à cheveux et un verre d'eau, lui a répondu Samira, qui avait déjà tout prévu. Elle connaissait vraiment sa sœur par cœur.

– Merci...

Elle s'est ensuite assise pour reprendre sa respiration, et après quelques secondes, elle a avalé son verre d'eau d'une traite et s'est recoiffée. Un petit « pshit » de parfum plus tard, elle était à nouveau debout, comme si tout s'était parfaitement déroulé. Je ne saurais dire si ce que je ressentais relevait de l'admiration ou de la peur, car être aussi efficace, c'est à la fois incroyable et terrifiant.

– Bon. Bonjour à toutes et à tous ! Tout va bien de votre côté ? Les études, la famille, les ami.e.s, tout ça tout ça ?

Tout le monde a répondu à peu près la même chose, c'est-à-dire, « ouais, ça peut aller ». Nous étions en automne, en période scolaire, dans cette économie, sur Terre. Nous avions connu pire, mais c'était pas forcément la fiesta tous les jours non plus.

– Ravie de l'entendre ! Et...

Jameela n'avait pas eu le temps de finir sa phrase, que quelqu'un avait toqué tout doucement à la porte. Jenny s'est levée de sa chaise pour ouvrir.

– Ah ! Bonjour Eve, je suis contente de te voir. Entre donc !

Une petite brune au traits encore adolescents est apparue dans le cadre de la porte, et a timidement fait quelques pas. Elle portait un énorme sweat-shirt qui lui arrivait jusqu'à la moitié des cuisses. Si elle s'accroupissait, il y avait 90 % de chances qu'elle disparaisse complètement dans son sweat-shirt. Jenny lui a ensuite pris doucement la main et l'a assise sur le canapé. Elle regardait autour d'elle d'un air un peu perdu, cherchant visiblement du réconfort. Kate lui a fait un petit signe, comme pour lui dire bonjour, ce qui a permis de la détendre un peu.

– Bienvenue dans notre association féministe ! Comme nous en avons convenu, j'ai demandé aux membres de venir aujourd'hui durant notre entretien, pour qu'on puisse ensemble trouver une solution et t'aider. C'est déjà très courageux de ta part d'avoir témoigné, et surtout accepté de nous rencontrer. Thé, café, chocolat chaud ?

– Je... je veux bien un chocolat chaud, s'il vous plaît.

– Je m'en occupe, répondit Tom, qui s'est immédiatement dirigé vers notre machine à café.

– Si jamais tu as faim entre deux, Opale et Samira ici présentes ont fait des cookies. Beaucoup de cookies... a murmuré Jenny, en voyant l'énorme saladier posé sur la grande table. Eh, on nous a dit que le monde entier voulait manger, on a cuisiné pour un régiment !

Eve nous a regardées, et je suis parvenue à lui glisser un petit « salut ! » tandis que Samira, fidèle à elle-même, a fait un petit signe de la main sans oser croiser son regard.

– Merci, c'est gentil...

Il y a eu un moment de silence – enfin pas vraiment, puisque la machine à café faisait un bordel monstre -, puis Tom a tendu à Eve son chocolat chaud, dans l'une des tasses que l'on gardait dans les placards de l'association. Elle l'a également remercié, et a entouré sa tasse bouillante avec ses mains. La jeune fille fixait le sol, clairement nerveuse.

– Pour commencer, j'aimerais savoir comment tu te sens. Est-ce que tu vas mieux depuis le harcèlement ? Tu as pu retourner en cours ?

Toujours en fixant le sol, Eve a balbutié quelques mots.

– Je... ça va un peu mieux... mais j'ai encore peur de le croiser dans les couloirs... je porte des gros pulls exprès, je n'ai plus envie qu'on me voit... j'ai eu l'impression d'être juste un bout de viande, c'était humiliant... c'est la première fois que ça m'arrive... je déteste ça... j'ai jamais demandée à être sexualisée, je voulais juste des conseils pour la contraception, pas me faire insulter !

Sur la fin, elle a cessé de fixer le sol pour regarder Jenny droit dans les yeux. La pauvre avait les yeux embués de larmes et le visage rouge de colère.

– Je... je suis en colère ! Je n'ai rien fait de mal, je pensais juste à ma santé, et voilà que je me retrouve à me planquer parce que je me sens sale ! Je déteste ça ! Je... je... je suis fatiguée de me sentir mal tout le temps... j'arrête pas d'y penser...

Si au départ, Eve s'était mise à crier sa colère, elle a tout simplement fini par fondre en larmes.

– J'ai honte... j'aurais dû lui répondre quelque chose, l'insulter, le gifler... au lieu de ça je me rends malade pendant que lui, il n'en a rien à foutre... et j'arrête pas de ruminer ça... j'suis désolée...

Jenny, qui écoutait silencieusement, commençait à serrer les dents. J'avais fini par remarquer que lorsqu'elle était énervée, il y avait une petite veine sur son front qui gonflait. Si le remplaçant venait à se pointer à l'association, Jenny risquait de l'exécuter sur place. Mais elle a gardé son apparence calme (excepté la fameuse veine), et a doucement pris la tasse de chocolat des mains d'Eve pour la poser sur la table. Elle lui a ensuite passé des mouchoirs et l'a prise dans ses bras pour la réconforter. Elle l'a laissée pleurer silencieusement pendant une bonne minute puis, alors qu'elle allait parler, Agatha a réagi.

– Ta colère est légitime. Tu as le droit d'être énervée, parce qu'il a été immonde avec toi. Jamais, je dis bien jamais, peu importe le contexte ou ce que tu demandais, jamais il n'aurait dû te parler ainsi. Il n'avait aucun droit de te faire sentir de cette façon, ni te forcer à te percevoir comme un objet sexuel. Il n'avait pas à être aussi méchant, dégradant, humiliant, et rien ne pourra justifier son comportement.

Techniquement, le patriarcat justifiait ce comportement. Mais le patriarcat est un système intrinsèquement toxique et dangereux, alors quoi qu'il arrive, ce genre de comportement est inacceptable. Je n'étais pas surprise de voir Agatha parler, elle qui avait été aussi humiliée par les propos de ce type. Elle avait les mains qui tremblaient, mais j'étais contente de voir qu'elle se battait contre ce sentiment d'humiliation qu'elle ressentait également.

– Je... je sais ce que ça fait. Moi j'ai eu de la chance, ce que le remplaçant m'a dit, ce n'était pas des remarques désobligeants sur ma sexualité, mais sur mon poids. C'était très humiliant, et ça m'a fait beaucoup de mal. Mais j'ai de très bons et bonnes ami.e.s, qui m'ont aidé à surmonter ça, même si la rancœur n'est pas complètement partie.

Eve a essuyé ses larmes et a regardé Agatha, d'un air surpris.

– Alors, toi aussi ?

– Yep. Ça fait mal, et les gens ne réagissent pas tous de la même façon face à ce genre de violences. Mais je te promets qu'entourée des bonnes personnes, tu peux aller mieux, même si ça prend du temps. Pour ma part, parler m'a aidée, mais soyons honnêtes, ce n'est pas facile d'avouer aux gens qu'on nous a fait du mal, qu'on a été humiliées, surtout quand on ne sait pas si leur réaction va nous aider ou nous enfoncer encore plus...

– Je... je te crois. Même si pour l'instant je n'ai pas l'impression que ça va s'appliquer à moi...

Eve s'était recroquevillée sur le canapé, et avait croisé les bras tout autour d'elle.

– Mais... merci d'avoir parlé. Je suppose que c'est grâce à ton signalement que vous avez enquêté ?

– C'est exact. Dès que nous avons su ce qui était arrivé à Agatha, nous avons décidé de nous renseigner pour savoir si d'autres personnes avaient fait face à ce comportement, a répondu Jenny.

– Je... merci d'avoir demandé ça anonymement. Je... je n'aurais pas osé en parler autrement. Ça m'a un peu libérée... expliqua Eve, en reniflant.

– C'est normal. Notre association est là pour protéger les femmes. Toutes les femmes.

Eve a déplié ses bras et ses jambes pour s'asseoir normalement. Elle avait attrapé sa tasse, et bu une grande gorgée de chocolat chaud. Après quelques secondes de silence, elle a parlé de nouveau, cette fois-ci d'un ton bien plus assuré.

– J'ai besoin d'aide. J'ai besoin d'aide pour aller mieux. Je ne peux pas continuer comme ça. Je vais péter un plomb autrement.

J'ai surpris une lueur de joie dans le regard de Jenny lorsque la jeune fille a affirmé ça. Je ne sais pas si elle était ravie de voir qu'Eve demandait de l'aide, ou si elle s'imaginait déjà en train de briser des rotules, mais ça lui a redonné la pêche.

– Et nous allons t'aider. As-tu déjà une idée de ce qu tu souhaites faire par la suite ?

– Je ! Je ne sais pas encore... je suis en colère et fatiguée. J'ai envie de me débarrasser de ces deux sensations.

– Qu'est-ce qui te met en colère précisément ? Qu'est-ce qui fait que tu n'arrives pas à passer outre ? A demandé Kate. Avec ses années de théâtre, elle avait pas mal étudié les émotions, comment elles se manifestaient, pour les reproduire sur scène. Et pour ça, il fallait toucher des points précis. Et c'est ce qu'il s'est passé.

Comme une révélation, Eve et Agatha ont levé la tête, et ont répondu en même temps :

– L'impunité.

Elles ont ensuite porté leurs mains à leurs bouches, comme si elles étaient surprises que ces mots soient sortis tout seuls. Eve a jeté un coup d'œil vers Agatha, et j'ai ressenti une forme de connexion entre elles. Elles se comprenaient, et ça aidait grandement Eve à se libérer. Kate et Jenny ont aussi regardé Agatha, et Kate a pris la main d'Agatha.

– Je ne comprends pas pourquoi il se balade tranquillement. Pourquoi il vit tranquillement. Pourquoi il se lève tous les matins, se regarde dans le miroir, et entre dans notre faculté sans être inquiété, comme s'il était légitime à venir nous faire du mal, a repris Agatha.

– Je ne comprends pas pourquoi il ne souffre pas, lui aussi. Il m'a fait du mal, il nous a fait du mal, a dit Eve en regardant à nouveau Agatha, c'est injuste ! Je veux qu'il paye pour ce qu'il a fait ! Je veux me venger, expier ma colère ! Je veux lui faire bouffer ses mots à ce sale chien !

Eve s'était levée d'un coup et a tapé du pied. Quant à Jenny, en entendant le mot « venger », elle avait carrément des étoiles dans les yeux. Elle allait très certainement lui proposer de lui prêter une batte de baseball quand Jameela est intervenue.

– Pour ça, je peux te proposer une solution. Certes, tu n'auras pas le plaisir de lui casser les dents, mais tu peux te venger et faire en sorte que cette impunité disparaisse. Ses actions ont des conséquences, et ces conséquences n'ont pas à être uniquement votre souffrance. Il va goûter à sa propre misogynie, si tu acceptes ce que je te propose.

– Je... je t'écoute.

– Je vais commencer par me présenter. Tu as peut-être entendu parler de moi, mais je suis Jameela Al-Jamil, la présidente d'honneur de l'association. Il y a quelques années, j'étais la présidente à la place de Jenny. Et aujourd'hui... je suis élève-avocat. Je me suis certes spécialisée dans le droit de la santé, mais j'ai suivi en parallèle une formation sur les violences sexistes et sexuelles. Ce que je te propose aujourd'hui, c'est une solution juridique. Emmener ce type devant un tribunal et le faire juger pour ses actions, car ce qu'il t'a fait subir, c'est harcèlement sexuel, et c'est prohibé et réprimé par la Loi.

Eve semblait très intéressée, mais restait hésitante.

– Et... ça pourrait donner quoi ?

– Peine de prison, amende, dommages-intérêts, interdiction d'exercer... tout du moins, c'est ce que prévoit la Loi, généralement pour les condamnations, s'il y a une condamnation, c'est une amende, du sursis, et un peu de dommages-intérêts. Les interdictions d'exercer sont assez rares, mais ce n'est pas impossible à obtenir.

Je sentais une petite pointe de déception dans la voix de Jameela. Je me suis souvenue qu'elle n'avait pas vraiment confiance en la justice pour la protection les droits des femmes et des minorités. Eve aussi avait dû sentir cette déception, car si elle avait été très intéressée quelques minutes auparavant, elle était désormais sceptique.

–... ça demande du temps et de l'argent... et on n'est pas sûres du résultat...

J'avais entendu parler du fait que la justice pouvait être très lente. Certes, ça ne se fait pas en claquant des doigts, il faut d'abord des enquêtes, des analyses, retrouver des témoins et tout le touin touin. Mais entre les vices de procédure, les flics qui ne font pas leur boulot (plaintes mal enregistrées, voire même refusées... éléments occultés... plaintes qui ne sont pas remontées...), les tribunaux surchargés d'affaires, le temps d'obtenir justice, on pouvait laisser traîner tout ça pendant plusieurs années. C'est humainement fatiguant, et comme l'a dit Eve, tout ça n'est pas gratuit. Il faut payer les avocats, les experts, les déplacements... j'avoue n'avoir jamais eu affaire à la justice de Moonstone, mais de ce que j'en sais, une procédure ne dépasse pas les un an d'attente, entre l'enquête, les audiences, le verdict et l'application des peines. Je devrais me renseigner d'ailleurs...

– C'est vrai, ça demande beaucoup de temps, de l'argent si on investit dans un avocat, et soyons honnêtes, les victimes sont généralement déçues du résultat. Cependant, ça reste un message fort : tu refuses de te taire et tu veux en découdre avec ce type, et même s'il n'a qu'une amende et un peu de dommages-intérêts à payer, tu lui auras fait du mal. Et s'il recommence, là il n'aura pas de seconde chance : avoir déjà été condamné va lui être fatal, et il risque de tout perdre. Ça peut le dissuader de recommencer. De plus, je peux t'aider bénévolement dans ce dossier, car tu as rencontré l'association avant de saisir un avocat. Comme je suis toujours une membre des feministas, ça ne me pose aucun souci de te venir en aide gratuitement ! Ça ne va pas t'épargner l'intégralité des frais, mais ça fera déjà moins d'argent à sortir. Je t'accompagnerai dans toutes tes démarches à hauteur de mes compétences, du dépôt de plainte jusqu'au verdict.

L'air sceptique d'Eve s'était quelque peu dissipé face à l'assurance du soutien de Jameela.

– Je... est-ce que je peux prendre un peu de temps pour y réfléchir ?

– Tu peux prendre autant de temps que tu le souhaites ! Tiens, voici ma carte. Si tu as des questions, n'hésite pas à m'envoyer un mail en me précisant qui tu es, et j'y répondrai.

Eve a soigneusement rangé la carte de Jameela dans son porte-monnaie, et a bu une autre gorgée du chocolat chaud. Jenny a ensuit repris les commandes de la conversation.

– Ce qu'a proposé Jameela est une solution parmi tant d'autres. En tant qu'association, notre domaine, ce sont les campagnes de prévention, les conférences, des actions choc... et l'organisation de manifestations. Chaque proposition a son intérêt et son impact, mais certaines sont plus marquantes que d'autres.

– Je veux bien que tu m'expliques...

– Avec plaisir ! J'ai préparé un petit powerpoint pour ça.

Jenny avait réellement préparé un powerpoint. Elle a sorti son ordinateur et ouvert son powerpoint, qu'elle a mis en grand écran. Tout le monde s'est réuni pour regarder, même Jameela. Il fallait dire ce qui était : le powerpoint était très soigné. Elle avait dû passer un sacré bout de temps à le faire...

– Pour la première option, les campagnes de prévention, ça peut se faire par des affiches « publicitaires », avec des mises en scène, des slogans, ou même des rappels à la loi. On peut même foutre un coup de pression au remplaçant en collant une affiche sur sa porte avec marqué « harceleur, on te voit »... oh c'est pas mal ça, je vais le noter... l'avantage de ces campagnes, c'est que ça instruit, fait des rappels, peut dissuader, et incite les victimes à venir témoigner et obtenir de l'aide, car on leur rappelle qu'on est là pour elles, que notre rôle est de les accompagner. De plus, il n'y a pas besoin d'un contexte particulier pour lancer ce genre de campagnes. Tu pourras rester anonyme, surtout si tu n'as pas envie d'être exposée face aux autres. Pour les conférences, c'est à peu près la même chose, car on fait beaucoup de rappels, on partage des informations historiques et contemporaines, on a aussi des intervenantes venant de l'extérieur, le but est de faire réfléchir et informer, dans une ambiance plus universitaire et poussée sur la recherche.

J'avais l'impression d'être en cours magistral. Jenny est étonnement très pédagogue. Je n'étais pas surprise de l'entendre s'exprimer de façon très fluide et claire, ni de voir toute son audience captivée, car ces qualités étaient celles d'un leader, ce qui est le cas de Jenny : elle a beau adorer être radicale, elle sait s'exprimer autrement que par ses poings. Et ses pieds. Et ses bombes lacrymogène. Si je faisais la liste complète de tout ce qui pourrait lui permettre de neutraliser quelqu'un, je n'aurai plus de place dans mon journal, alors je m'arrête là. En bref, elle ferait une super prof.

Jenny est ensuite passée à la diapositive des actions choc.

– Pour les actions choc, ça prend aussi plusieurs formes. Ça peut être la publication de messages injurieux qu'on a reçu, de témoignages, des mises en scène incluant des personnes ou non, la diffusion de vidéos, des collages, des sittings... le but, c'est de servir d'électrochoc. C'est généralement très efficace pour faire parler d'une cause, et ça laisse une grande marge de manœuvre et de créativité, mais certaines actions frôlent l'illégalité, et surtout, ça peut faire un choc pour les victimes de violences. On en fait rarement au sein de l'association, uniquement à la demande de certaines personnes, parce qu'on sait que ça peut être dur. On a déjà eu des cas comme ça, suite à une campagne choc contre les violences conjugales. Une jeune femme a réalisé qu'elle en était victime, et s'était rendue compte que la violence augmentait graduellement, au point qu'elle a finit par avoir peur pour sa vie. Ça a été... difficile pour elle.

Jenny a marqué un temps de pause, et pour la première fois, j'ai vu Jameela afficher un air très inconfortable, en détournant le regard. J'ai regardé autour de moi, et j'ai constaté que les yeux de chacun et chacune contenaient la même question : que lui est-il arrivé ? Mais aucun d'entre nous n'a eu la réponse, puisque Jenny a vite changé de sujet.

– Et enfin, mon petit favori, les manifestations ! Comme les actions choc, ça n'arrive pas souvent, mais quand ça arrive... fiou, on en fait du bruit ! C'est toujours très marquant, beaucoup de personnes se réunissent avec des pancartes, des banderoles, et on exprime notre colère ! Avec ça, on se fait vraiment entendre, surtout si la presse décide de se pointer ! Et puis on peut organiser ça comme on le veut : on peut dénoncer anonymement un ou des comportements ignobles à la fac, on peut aussi décider de témoigner publiquement, mettre des coups de pression... le seul truc qu'on ne peut pas légalement faire, c'est name and shame, c'est-à-dire exposer publiquement le remplaçant avec son identité complète et ses agissements, tout du moins pas sans avoir du soutien très solide derrière, car on risque des plaintes pour diffamation, et ça c'est un vrai bourbier. L'inconvénient des manifestations, c'est que ça met un peu de temps à s'organiser, qu'il faut obtenir des autorisations, et qu'il faut aussi avoir les épaules solides au cas où les flics décident de débarquer pour nous disperser. De plus, ça alimente la curiosité des étudiants et étudiantes ; tout le monde saura qu'il s'est passé quelque chose au sein de la fac, et tu pourrais potentiellement être exposée. On fera ce qu'il faut pour protéger ton identité si tu choisis cette option, mais on ne te garantit pas un anonymat total par la suite.

Une manifestation était effectivement un moyen très intéressant de se faire entendre. Les humains ont vraiment des méthodes étranges pour exprimer leurs problèmes, et je trouve ça un peu triste qu'iels soient obligé.e.s d'en arriver là pour qu'on les écoute. Et le pire, c'est que même avec ça, certaines personnes ne veulent toujours pas les écouter.

– Et voilà, c'est à peu près tout ce qu'on peut te proposer comme solutions. Bien sûr, tu peux aussi décider de ne rien faire, et simplement obtenir du soutien moral auprès de nous en passant nous voir, ou alors contacter un.e psychologue si tu en ressens le besoin. Tu peux choisir ce qui te tente le plus, et nous te suivrons.

Jenny avait fait apparaître une dernière diapositive, qui regroupait toutes les solutions proposées. Eve semblait les étudier une à une en fixant l'écran. Elle se rongeait l'ongle du pouce, visiblement stressée par tout ça.

– J'ai quelques questions... enfin, surtout une en particulier... si je décide de ne plus être anonyme, qu'est-ce qu'il va se passer pour moi ?

Jenny était prête à lui répondre, mais Tom a pris la parole à sa place, et Jenny l'a laissé faire.

– Tout le monde prendra conscience de ton existence. Ça paraît stupide comme affirmation, mais ce n'est pas rien. Quand on sait que tu existes, tu es fatalement exposée à tous, et n'importe qui peut interagir avec toi, ou sans toi, mais toujours en lien avec ta personne. Les gens peuvent décider de t'humilier, t'insulter, te décrédibiliser en insultant ton physique ou tes capacités mentales, remettre ta parole en cause, en bref, faire tout pour que tu restes silencieuse. Ce sont surtout des hommes qui font ça, car ils ne supportent pas voir les femmes remettre en question un système qui est profondément bénéfique pour les hommes, ils ont horreur d'entendre qu'ils n'ont plus aucun droit sur les femmes, qu'ils ne peuvent plus les martyriser ou les violenter sans aucune conséquence.

– Wow, c'est... ça fait peur... on pourrait me harceler pour ça ? A murmuré Eve, l'air fébrile d'un seul coup.

– Désolé de le dire comme ça, mais malheureusement oui, c'est probable.

Jenny et Jameela se sont regardées, incapables de contredire Tom. Elles savaient toutes les deux qu'il disait la vérité, et elles ne pouvaient pas le nier. Personne ne savait quoi dire d'ailleurs, car il était nécessaire pour Eve de savoir tout ça. Il aurait été irresponsable de notre part de ne pas l'informer de ce qu'il pourrait lui arriver si elle parle publiquement. Le but n'était pas de la dissuader, bien au contraire, mais de la protéger au mieux.

– J'ai lu un jour que pour les hommes, une bonne féministe est une féministe morte, parce qu'elle ne peut plus les contredire dans leurs idées crasseuses, a soudain dit Ntina, qui était confortablement installée dans un pouf et faisait touiller son café avec une cuillère en bois.

Avec cette phrase, elle a capté l'attention de tout le monde dans la pièce.

– Peu importe ce qu'on dit, ce qu'on fait ou ne fait pas, les hommes ne sont jamais contents et ils chialent toujours. On dénonce anonymement, il faut qu'on donne des noms sinon c'est pas crédible, si on donne des noms, on est juste des menteuses qui veulent détruire des vies, si on ne dénonce pas, c'est soit ça ne nous est jamais arrivé, soit c'est de notre faute si les hommes nous agressent, soit c'est de notre faute si un homme agresse d'autres personnes ! Ils sont toujours là à nous blâmer, en mode c'est de notre faute parce qu'on a l'audace de respirer, et non pas leurs comparses qui harcèlent, agressent, tuent et violent les femmes! Eh c'est bon, faut qu'ils arrêtent leurs conneries et qu'ils branchent leurs deux neurones restants, tant qu'ils continueront avec leur rengaine ridicule, leur opinion ne compte pas ! C'est du bruit de fond et rien de plus.

Ntina avait arraché un petit rire à Eve, et un sourire sur tous les visages. Elle avait réussi à détendre l'atmosphère rapidement, et relancé le débat. Même Samira était beaucoup plus à l'aise, et s'est décidée à s'exprimer aussi.

– Ntina a raison ! On s'en fiche des mecs ! Sauf toi Tom, on ne s'en fiche pas de toi, toi tu es génial, a-t-elle murmuré, inquiète de vexer son ami. Samira était toujours inquiète à l'idée de faire une boulette. Après ça, elle a repris de plus belle son élan de motivation.

– ...Mais on s'en fiche des mecs ! Et nous... nous, on va être avec toi, avec pleins d'autres filles, et tu ne te battras pas toute seule !

Samira s'est ensuite assise en silence comme si elle avait cessé d'exister. Être extravertie pendant cinq minutes devant une inconnue avait visiblement été trop épuisant pour elle.

– Exactement ! C'est une guerre que tu ne feras pas seule. Toute l'association sera là pour toi, et avec nos contacts, je peux déjà t'assurer le soutien des Handicapables de Lisa, des People of Power de Fanta, et de l'association « Here and Queer » d'Esther. Beaucoup de leurs membres sont féministes et assistent à nos actions, tout comme certains et certaines de nos membres participent aux leurs. Et puis, le bouche à oreilles, c'est très efficace... nous pourrions avoir des féministes d'autres facs... il y en a, du monde à Londres !

C'est vrai, tout ça. Les humains se sont regroupés pour partager leurs compétences et favoriser leur survie : seuls, cette espèce se serait éteinte depuis bien longtemps. C'est d'ailleurs le cas pour nous aussi, sorciers et sorcières : nous pouvons dire ce que nous voulons sur telle ou telle catégorie, mais nous avons besoin des uns et des autres pour faire fonctionner notre royaume. Si notre qualité de vie est aussi bonne, c'est grâce à la coopération. Je sais que je déplorais l'ineffectivité des manifestations dans certains cas chez les humains, mais il faut avouer qu'en nombre, iels sont sacrément efficaces pour faire parler de leurs causes, quand bien même iels ne peuvent obtenir de solution immédiate. Et puis, séparer le poids des conséquences d'une action sur plusieurs personnes, ça rend quand même le tout bien moins difficile à encaisser.

– Ça me rassure de savoir que je serai soutenue. Aujourd'hui, je sais juste que je suis en colère, et j'ai besoin d'évacuer tout ça. Je... je peux prendre quelques jours pour réfléchir ?

– Prends ton temps. Comme je te l'ai dit, nous, on suivra derrière, il suffit juste de nous prévenir.

Eve semblait beaucoup plus détendue, et était devenue souriante. Elle finissait tranquillement son chocolat chaud, quand son estomac s'est mis à gargouiller. La jeune fille a immédiatement jeté son dévolu sur le saladier de cookies, mais avant d'y toucher, elle nous a regardées Samira et moi.

– Je euh... je peux en prendre plusieurs ? A cause du stress je n'ai pas mangé ce midi, et maintenant que ça va un peu mieux je crève la dalle...

– Fais-toi plaisir, ils sont faits pour être mangés. Et puis si t'en prends pas maintenant, ce sont Esther, Fanta et Lisa qui vont se jeter dessus...

Fanta m'avait carrément demandé des photos des cookies sortant du four, tandis qu'Esther avait demandé avec insistance quand se terminait notre réunion. Quant à Lisa, elle avait envoyé par mail une réservation sur dix cookies : huit pour elle, deux pour Tristan. J'avais l'impression de faire face à des bêtes féroces et surtout affamées, et je n'aurais pas été étonnée qu'elles nous guettent ensemble devant la porte de l'association.

Eve a donc accepté mon offre avec joie, et s'est installée pour manger proprement ses cookies. Ça a donné le signal pour tout le monde, et chacun et chacune ont pris un cookie. Jenny a d'ailleurs mis fin officiellement à la réunion, et celles et ceux qui devaient aller en cours ont pu disposer. Comme j'avais cours de chinois mandarin en début de soirée, j'ai choisi de rester avec Kate et Ntina pour travailler à l'association. Samira et Jameela faisaient réunion de famille de leur côté, et j'ai préféré ne pas les déranger. Eve, Tom, Agatha et Jenny discutaient de l'association en elle-même et de la bonne entente entre ses membres. J'ai appris un peu plus tard qu'Eve brûlait d'envie de nous rejoindre, pour le plus grand bonheur de Jenny. Je suis restée à l'association jusqu'à l'heure de mon cours, puis je suis partie travailler mon chinois mandarin.

Donc ça, c'était la première nouvelle. La deuxième, c'est que Mme Thomas a tenu sa promesse. En sortant de son tutorial avec Dickens, Kate pouffait de rire, tandis qu'Agatha était en larmes suite à un fou rire incontrôlable.

– Oh seigneur, elle tire à balles réelles Mme Thomas ! Rappelez-moi de ne jamais en faire mon ennemie, elle va m'anéantir sur place, oh là là, j'vais jamais m'en remettre...

Et bien évidemment, Ntina et moi avons eu aussi droit à un fou rire magistral. Pour l'instant, Dickens n'a pas l'air de vouloir jeter l'éponge, mais avec les filles, on a lancé nos paris : pour ma part, je pense que Dickens sera parti avant les vacances de Noël, mais Kate et Agatha parient sur la fin du mois, tandis que Ntina a prédit qu'il ne tiendra pas la fin de la semaine prochaine. Ca ne change pas la qualité du tutorial, mais en attendant, on rigole bien. Ce n'est sûrement pas à Moonstone qu'on verra ça...

Je pense que c'est tout pour cette semaine. Eve doit nous donner sa réponse lundi, normalement, alors je n'ai rien d'autre à ajouter. Je vais continuer à travailler sur certains de mes sorts, notamment un pour réchauffer mon appartement et faire partir l'humidité, parce qu'il pisse de flotte depuis une semaine et ça caille là-dedans. Allez, fin de l'enregistrement.

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