La maison de la miko

Par MarineD

Tobias poussa autant qu'il put sur ses bras et ses jambes. Il parvint à tirer le haut de son corps hors du bac creusé. Il se reposa une minute, haletant, allongé à même le carrelage, puis entreprit de s'asseoir, les jambes pendant toujours dans l'eau chaude. Une fois redressé, il ramassa et s'enveloppa dans le drap de bain volontairement laissé à sa portée. Sa toilette quotidienne, déjà passablement éprouvante à Ferris, prenait ces derniers jours des allures d'épreuve de tournoi ducal. Il ne pouvait tout simplement pas se faire à l'idée que cela durerait indéfiniment, jusqu'à ce que mort s'ensuive ou que Bara décide de le renvoyer chez lui.

L'unique salle de bain de la maison se trouvait à un salon et un couloir de sa chambre, emprunter la chaise roulante était indispensable pour s'y rendre. Or s'y hisser depuis un matelas au sol se révélait plus ardu que de se laisser glisser de son lit. La prouesse accomplie, il fallait encore effectuer le trajet puis se confronter à la fameuse salle de bain, qui mettait à mal ses habitudes.

Pour commencer, Tobias avait été surpris d'apprendre que la baignoire ne servait pas à se laver. Pour la toilette, on commençait par remplir d'eau chaude le broc rangé sous le lavabo, puis on s'asseyait sur le banc prévu à cet effet. Une boîte posée à côté contenait différents savons pour se laver avec l'eau du broc. Une fois propre, alors seulement on pouvait se glisser dans la baignoire pour se relaxer un moment. C'était une baignoire creusée, aux parois droites, dans laquelle s'allonger entièrement était impossible. De plus, les membres de la maisonnée en partageaient l'eau chaude. Lorsque Bara le lui avait expliqué, Tobias avait d'abord cru mal comprendre. Songer que d'autres que lui, dont la vieille prêtresse, utilisaient l'eau du même bain le révulsait. Il en était venu à se contenter de la douche au broc. Mais, ce matin-là, ses muscles étaient particulièrement courbatus. Il avait donc avancé son injection d'eau-somnia pour survivre à l'aventure puis pris le risque de se glisser dans le bac sans savoir s'il parviendrait à en remonter facilement.

— Daisuke ! appela-t-il une fois sec.

Le garçon pénétra dans la salle de bain et décrocha le long peignoir, à l'entrée. Il l'ouvrit dans le dos de Tobias pour que celui-ci y passe facilement les bras, puis le laissa se débrouiller avec la ceinture. Il s'empara plutôt de la béquille appuyée contre la chaise roulante. Miriane avait eu l'idée d'en dénicher une lorsqu'elle avait réalisé, consternée, que son remplaçant auprès de Tobias serait un gringalet de treize ans à peine qui n'arrivait pas à l'épaule de son patient. C'était une canne de bois lisse avec un manche, simple et pratique, sans le moindre ornement. Tobias s'appuya dessus, son autre bras autour des épaules du gamin, et ils titubèrent jusqu'à la chaise roulante.

Il n'y avait que deux pas, mais deux pas suffisaient amplement à vider Tobias de ses forces ; le premier lui déchirait les muscles, le second les réduisait à l'état de coton ; alors, quand il s'écroulait sur la chaise, seule restait une gêne douloureuse et diffuse qui lui donnait la sensation que ses jambes étaient des poids étrangers à son corps. Tobias redoutait chaque jour ce calvaire de quelques instants dont il peinait à se remettre. Tandis qu'il reprenait son souffle, Daisuke récupéra la béquille, retira le frein qui bloquait les roues et entreprit de le ramener à sa chambre.

Daisuke portait les traits caractéristiques du Pays Rouge. Il n'était pas très haut, de carrure moyenne. Son visage était lisse, la couleur de sa peau tirait sur un ocre pâle, ses grands yeux noirs étaient subtilement allongés, il attachait ses cheveux foncés en chignon. La cicatrice d'une ancienne blessure coupait en deux le bord de son sourcil droit dans une entaille plus claire, et ses paumes de main n'avaient déjà plus la douceur de celles de Tobias à son âge. Ce dernier l'eût bien interrogé sur son quotidien au village, mais impossible de discuter. Le garçon ne parlait pas un mot de langue commune.

Le premier jour où il était entré passer le balai, Tobias lui avait demandé de lui remettre la trousse à pharmacie, que Miriane avait comme d'habitude laissée sur la commode, hors de sa portée. Daisuke avait mis un bon moment à saisir ce qu'il voulait. Il avait d'abord cité plusieurs fois le nom de la fleur en pot dans le coin de la chambre, il avait ensuite fait la poussière sur la commode – Il passait le balai, peut-être l'étranger voulait-il aussi qu'il nettoie la commode ? – Enfin, il avait entendu que son interlocuteur s'intéressait à la trousse et avait hésité à l'ouvrir pour lui avant de tout simplement la lui donner.

Cette expérience avait fait craindre le pire à Tobias, cependant, le temps a le don d'arranger les choses. Quand Daisuke comprenait ce qu'on attendait de lui, il s'exécutait sans rechigner. Quelques brimades avaient suffi à lui inculquer la hantise de son patient pour les contacts physiques, et il prêtait désormais grande attention à la position de ses mains lorsqu'il l'aidait à marcher. Le garçon se révélait d'un bon tempérament, plein de curiosité quant à cet étrange personnage blanc et maigre venu du royaume voisin. Ses corvées lui offraient le loisir de l'observer, croyait-il avec discrétion.

Tobias se fit conduire le long du couloir par son nouvel aide. Les roues franchissaient avec une légère secousse chaque interstice entre les larges planches de bois poncé. Là, juste avant la porte coulissante menant au salon, une planche mal fixée, courbée par les années, laissait paraître un centimètre d'ombre sous le niveau du sol. Habituellement, Daisuke l'évitait, mais ce matin-là, son esprit était ailleurs, peuplé de jeux d'escalade dans la montagne alentour, et de ridicules questions comme la façon dont il s'y prendrait si l'étranger demandait à se rendre au sommet du pic aux chèvres. Quand le garçon tourna le fauteuil en direction de la porte, il laissa par mégarde la petite roue avant glisser vers l'extrémité de la planche abîmée. Le poids enfonça davantage celle-ci, qui émit un grincement de protestation.

— Daisuke ! râla Tobias.

« Sumimasen » souffla le garçon, avant de reculer la chaise promptement.

Daisuke tira le vantail pour accéder au salon. Un courant d'air frais les accueillit, comme Bara avait ouvert la porte d'entrée. La prêtresse recevait beaucoup de visiteurs et s'absentait souvent, Tobias s'étonna donc de la trouver seule à sa table. Si la table en question était si basse et entourée de coussins, c'était simplement qu'on s'y installait à genoux. N'importe quel Athosien se relèverait les jambes piquées de fourmis, mais cette position ne semblait nullement incommoder Bara.

Elle était occupée à peindre une statuette de bois clair, armée d'un pinceau et d'une simple planche de bois servant de palette. Les petits pots de terre cuite disposés devant elle dégageaient une odeur de résine acide. Elle avait étendu une nappe de cuir craquelé sur la table pour travailler à l'intérieur. Il la voyait pratiquer cette activité pour la première fois, et conclut qu'elle avait elle-même mis au jour les quelques statuettes similaires qui décoraient la pièce depuis les étagères ou les rebords de fenêtre. Les batraciens et autres salamandres apparaissaient ses sujets favoris. Si son masque gênait son travail, elle n'en montrait rien.

Tobias n'avait encore jamais vu son visage. Au Pays Rouge, les prêtres et les prêtresses étaient tenus de porter un masque pour maintenir une connexion avec le monde des esprits. Le masque leur retirait leur humanité afin d'en faire des intermédiaires, des réceptacles aux messages spirituels. Que l'on acceptât de s'infliger un tel traitement sur la base de croyances infondées laissait Tobias pantois, mais il commençait à s'habituer à la face de salamandre de Bara. Il y avait une chose, notamment, qui l'aidait à discerner l'être humain derrière le batracien.

— J'ai vu que vous n'aviez pas bu votre bol.

C'était son franc-parler.

— Je l'ai bu.

— Vous n'avez pas tout bu.

— Le goût est infect, et je ne vois pas bien l'intérêt.

Bien qu'il n'en comprît pas un mot, Daisuke arrêta la chaise roulante en constatant qu'une discussion plus longue s'amorçait.

— Je vous l'ai dit, c'est contre les douleurs musculaires.

— Ne le prenez pas mal, mais mes propres méthodes sont plus efficaces.

— Vous allez finir par ressembler à une passoire si vous continuez à les employer.

— Le produit que j'utilise n'est pas différent de vos plantes, on en a simplement extrait la molécule efficace, et l'injection a davantage d'effet.

La vieille prêtresse grommela de mécontentement et s'énerva sur un point de la grenouille de bois, destinée à se parer d'une couleur vert lac.

— Je n'aurais peut-être plus besoin de tout cela si vous vous décidiez à tenter quelque chose pour m'aider, l'attaqua Tobias.

— Je vous l'ai déjà dit, il faut attendre le bon moment. Les esprits vont et viennent, ils ne sont pas toujours là dès qu'on a besoin d'eux.

— N'est-ce pas précisément votre rôle de les appeler ?

— Appeler et recevoir une réponse sont deux choses bien différentes.

— Votre masque rencontrerait-il donc quelque problème de réception ?

Bara ne fut pas affectée par sa pique. Le manque de foi en les esprits des pays du sud lui était connu, elle avait pitié de leur ignorance. Intérieurement, Tobias s'offusquait de sa conviction. Le royaume d'Athos était également un royaume croyant. On y honorait Chimène, la Pèlerine blanche, l'esprit équin guidant les hommes lors de leur voyage sur cette terre. Tobias lui-même se pliait sans broncher aux us du culte de Chimène, mais davantage avec l'attachement aux vieilles traditions de son enfance que par véritable foi. Lui croyait en la science, mais respectait malgré son trait d'humour les points de vue différents.

En vérité, un sentiment d'injustice le tourmentait ; celui de faire plus d'efforts pour s'adapter au caractère de Bara que le contraire. N'acceptait-il pas d'ingurgiter ses potions et de se soumettre aux rituels païens qu'elle affectionnait, alors même qu'elle n'avait pas daigné une seule fois montrer son visage ? Ne pouvait-elle pas, elle aussi, faire ce pas vers la culture athosienne ?

— On ne gagne rien à être trop impatient, le sermonna Bara. Si vous ne voulez pas attendre, repartez donc chez vous sans avoir rien obtenu.

— C'est bien aimable à vous de me le proposer six jours après le départ de mon convoi.

Sa riposte fit rire la vieille femme.

— J'ai vu que vous aviez tout un tas de bouquins pour passer le temps. Si vous survivez, je vous en ferai amener d'autres.

— Je ne sais pas lire la langue rousse, prévint-il.

— Si vous survivez, vous apprendrez.

Il ne sut dire s'il s'agissait d'une promesse ou d'une menace.

 

🍁🐉🍁

 

Tobias venait de pousser le piston jusqu'au bout quand Daisuke frappa à la porte. Pendant qu'il tirait le vantail et entrait, Tobias retira la seringue de sa cuisse, puis pressa la compresse qu'il avait préparée.

— Combien de fois t'ai-je dit d'attendre que je réponde avant d'entrer ?

Interrogation bien futile. Le garçon, son plateau-repas dans les mains, eût voulu voir la seringue de plus près, mais n'osa pas regarder en direction de Tobias. Celui-ci remit en place la couverture par-dessus sa jambe, puis rangea son matériel aussi consciencieusement que sa faible mobilité le permettait.

— Voilà, dit-il.

Daisuke se retourna et approcha du matelas. Ses pieds nus ne produisaient quasiment aucun bruit sur les tatamis tressés. Bara, elle, se déplaçait plutôt en sandales d'intérieur. Le jour où le convoi athosien était parvenu au village, ses membres s'étaient déplacés en chaussures dans la maison de la prêtresse. Tobias savait aujourd'hui qu'ils avaient fait preuve d'une grande impolitesse, Bara avait pesté contre eux après leur départ. Le petit hall en terre battue à l'entrée de la maison, visible depuis sa chambre, servait précisément à se déchausser. Dans un meuble reposaient quelques paires de vieilles sandales que les visiteurs pouvaient emprunter.

Daisuke déposa devant Tobias le plateau, dont les pieds s'enfoncèrent un peu dans le matelas. Il y avait là une soupe d'algue dont Bara raffolait, un bol de riz blanc et une assiette de légumes frits, broyés en petits morceaux, comme l'exigeait sa faible mâchoire. Il commençait à s'habituer à ce régime bien moins carné que celui qu'il suivait à Ferris. On mangeait parfois du poisson ou de la viande de chèvre, mais pas tous les jours. Tobias s'en était d'abord plaint, mais Bara avait simplement répondu « Nécessité fait loi », et il n'avait plus insisté. Au début, Daisuke nommait les aliments en les pointant du doigt, mais un certain nombre de repas s'étaient depuis écoulés sans nouveauté. Tobias avait visiblement fait le tour des menus. En somme, c'était beaucoup de riz, beaucoup de soupe, et beaucoup de friture. Après chaque repas, il avait aussi droit à un fond d'alcool, du « sake », servi dans un étrange verre en bois de forme carrée.

— Merci, Daisuke.

Ce mot-là, le garçon l'avait vite assimilé. Ils entendirent s'ouvrir la porte d'entrée. Bara apparut, vêtue de son long gilet de laine épaisse et de ses bottines plusieurs fois raccommodées. Elle les ôta sans se baisser, en coinçant la semelle sous ses orteils, puis enfila chaque pied dans la sandale qui l'attendait sur le tatami.

— Ça sent bon, ici ! apprécia-t-elle en venant les saluer.

Daisuke se remit debout et dit quelque chose en langue rousse. Tobias ne pouvait comprendre les paroles prononcées, bien entendu, mais capta l'intention du garçon. Il proposait à la prêtresse de lui apporter un plateau. Elle le remercia, et il disparut en trottinant sans bruit. Pendant leur court échange, Tobias avait rempli sa cuillère en bois de riz collant. Dans la gueule du masque, les lèvres de Bara s'étirèrent en un pâle sourire. Tobias perçut sa pensée avec un instant d'avance sur ses mots quand elle constata :

— Vous vous accommodez plutôt bien à la vie ici. En vous voyant débarquer avec tous ces grands dadais à vos ordres et votre maison toute entière dans vos bagages – un vague geste de la main désigna les meubles athosiens ajoutés à la chambre – j'ai craint que vous ne teniez pas trois jours.

Tobias l'avait craint également. La vie ici était bien plus dure qu'à Ferris. Le bain, les injections, l'accès à ses affaires et à la chaise percée... tout lui demandait plus d'efforts et de temps. Lorsque son oreiller était mal positionné ou qu'un pli dans ses draps mettait sa peau au supplice, aucune clochette ne lui permettait plus d'appeler à l'aide. Il devait attendre que Daisuke ou Bara fussent dans les parages pour leur demander assistance ; et Tobias préférait lorsqu'il s'agissait du garçon, car au moins faisait-il preuve de bonne volonté. La vieille femme, elle, savait lui faire comprendre que son temps était bien trop précieux pour lisser un bout de tissu sous les fesses d'un Athosien. Tobias n'exprima rien de sa rancœur et afficha au contraire un air malicieux :

— Il faut bien que je m'accommode, puisque vous avez l'air de vouloir me garder ici pour le restant de mes jours.

— Et c'est reparti ! s'exclama Bara. Je vais finir par vous parler en langue rousse, qui sait, elle rentrera peut-être mieux que la langue commune.

Cette fois, un sourire plus discret, mais sincère, se peignit sur le visage de Tobias. Il y avait quelque chose de comique à voir la grosse tête de salamandre s'agacer. Il termina d'avaler sa boulette de riz avant de répondre :

— Puisque vous ne pouvez pas me guérir, peut-être pourriez-vous m'enseigner une compétence utile, en attendant.

— Vous pensez à quelque chose en particulier ?

— Vous vous protégez de mon pouvoir. Même si vous ne voyez pas en quoi il consiste, vous sentez le lien que je projette sur vous et vous barricadez votre esprit. J'aimerais que vous m'appreniez à cesser de projeter ce lien.

En réponse, Bara raffermit sa concentration et Tobias ne perçut plus rien qui émanât d'elle. Sa bouche forma un pli perplexe.

— Je ne pense pas pouvoir vous apprendre ça.

— Pourquoi non ?

— Parce que c'est trop différent de ce que je fais. Vous êtes comme un archer qui tire dans tous les sens. Je suis capable d'attraper vos flèches au vol, et je peux certainement vous apprendre à attraper celles des autres. Mais celles que vous tirez, vous, vous ne pouvez pas les arrêter vous-mêmes. Vous ne pouvez pas être à la fois le tireur et la cible.

— Je comprends l'image, répondit Tobias, déçu. Et comment faites-vous pour vous protéger, alors ?

La vieille femme émit un grognement hésitant.

— C'est difficile à expliquer. Votre pouvoir est particulier. Vous le possédez toujours alors que votre corps s'est coupé des flux élémentaires, mais il est tout de même lié à une forme de magie. De la même manière, s'en protéger est un exercice lié à la magie sans en être vraiment. Mais comme je vous l'ai dit, même si je vous enseignais mes méthodes, elles ne vous serviraient à rien.

— Enseignez-les à Daisuke, dans ce cas, insista-t-il.

Il ponctua sa demande d'un léger mouvement de tête vers le salon, comme le garçon, de retour, installait le plateau à table pour Bara. La prêtresse considéra Tobias, ce mystérieux patient si peu enclin à confier ses secrets, devinant là un nouvel indice. Si le masque avait pu plisser ses gros yeux globuleux, il eût pris en cet instant une expression de suspicion amusée.

— Et moi qui pensais que vous aviez un avantage sur les gens. Mais c'est un caillou dans vos souliers, ce pouvoir, n'est-ce pas ?

Pour toute réponse, Tobias se contenta d'une gorgée de soupe.

 

🍁🐉🍁

 

Le soleil couchant baignait la chambre d'une douce lumière orangée. À ces heures où le soir tombait, Tobias délaissait souvent ses livres de science pour des fictions fantastiques. Ignace, le majordome du manoir Ferris, était lui-même féru d'aventures imaginaires et partageait ses goûts. Avant que le convoi ne fût reparti, il lui avait offert en guise d'au revoir le dernier tome de L'Archipel de Cristal, acheté en ville en prévision de leur départ pour le Pays Rouge. À travers ses pages, Tobias naviguait avec les matelots du Cœur de la Mer vers des terres encore inexplorées.

Le doux carillon de la cloche du sanctuaire et le bourdonnement de quelques consciences proches interrompaient parfois son voyage, porteurs de préoccupations étrangères. Il entendait l'appréhension d'une longue marche jusqu'au village voisin, les prières aux esprits sauvages, la fatigue d'une journée de labeur aux champs, la reconnaissance envers les bienfaits de la montagne... Lorsque l'ombre de l'une de ces pensées anonymes et fugaces se découpa devant les fenêtres l'espace d'un instant, Tobias réfléchit à nouveau aux limites de son propre univers. Il connaissait des mondes issus des rêves d'autrui, mais, alors même qu'il s'était cru l'héritier de Ferris, il ne parlait pas la langue d'un pays qui touchait le sien.

Le Mur d'Athos. Le Mur d'Athos les empêchait de se toucher. Il représentait une séparation bien plus robuste qu'un simple assemblage de pierres. Les premiers rois athosiens l'avaient construit précisément pour interdire aux barbares du nord de poser le pied sur leur terre. Il se dressait, infranchissable, non seulement le long de la frontière nord, comprit Tobias, mais également dans l'esprit de la population. Le Pays Rouge s'était créé et développé derrière cette barrière, à l'abri des regards du sud. Aujourd'hui encore, même le premier fils du duché de Ferris – pourtant le plus proche géographiquement – en savait très peu sur ce pays et, reconnaissait-il, acceptait difficilement certains aspects de ses traditions.

C'était au masque de Bara que Tobias songeait en cet instant, et ce fut comme un écho mystique quand la présence de la prêtresse l'arracha à ce sermon intérieur, juste avant qu'elle ne frappe à sa porte. Elle venait lui annoncer que le moment était venu, mais comme toujours avec la vieille femme, il était impossible d'en percevoir davantage. Lorsqu'elle tira le vantail, Tobias nota sa tenue de cérémonie. C'était ce kimono blanc et cette jupe rouge qu'elle portait le jour de leur rencontre. Cela avait eu lieu un mois plus tôt, mais ce temps lui paraissait une éternité. Elle s'avança dans la chambre, et Tobias s'aperçut que ce qu'il prenait pour une jupe était en réalité un pantalon plissé aux jambes larges comme deux fois la taille.

— Le moment est venu, dit-elle. Cette nuit, vous prierez l'esprit auprès de notre arbre gardien. Je ne peux pas vous promettre sa venue, mais je crois qu'il viendra. Cependant, il ne pourra pas vous aider si vous refusez de vous ouvrir à lui comme vous refusez de vous ouvrir à moi.

Ces mots éveillèrent en Tobias une angoisse sournoise, tapie au fond de son âme, dont les griffes vinrent serrer son cœur avec une délicatesse cruelle. Il pensait parfois, convaincu, qu'il ne pourrait jamais se confier à Bara. Il n'y parvenait pas. Son instinct l'en empêchait. Son instinct lui interdisait de se fier pleinement à quelqu'un qui se cache. Mais était-ce bien la vérité, qu'il se racontait là, plutôt qu'un prétexte ? Si Bara ôtait son masque en cet instant, serait-il capable, soudain, d'évoquer ouvertement les souvenirs qui le hantaient ?

— Vous êtes la somme de tous vos actes passés. Acceptez-les. À présent, vous êtes ici et maintenant. Pour avancer, vous devez trouver la force de vous assumer. Votre épreuve va commencer.

Malgré son pouvoir, Tobias ne put discerner ce qui l'attendait.

— Daisuke !

À l'appel de Bara, le garçon apparut dans l'encadrement de la porte. Il aida Tobias à s'envelopper dans son manteau de printemps, avant de le soutenir jusqu'à la chaise roulante. Il apporta la béquille, que Tobias serra entre son bras et l'accoudoir, puis il poussa la chaise à la suite de la prêtresse, vers l'extérieur, non sans une petite frayeur quand il fallut franchir la haute marche du hall. Tobias franchissait le seuil pour la seconde fois. La première, c'était lorsqu'il était entré.

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Mlle Ellute
Posté le 13/07/2022
J'aime beaucoup l'évolution de Tobias. On commence à voir son humanité sous la couche de cynisme qu'il a construit autour de lui, probablement pour se protéger. On voit aussi comment la souffrance peut rendre dur, voir méchant et je trouve que c'est très bien fait. Je suis curieuse de voir comment il va évoluer. J'aime beaucoup aussi le personnage de Bara, et l'univers japonais du pays rouge :)
Je crois que je commence à comprendre mieux l'univers. Quelques détails me laissent à penser que l'électricité dans ce monde est fournie par la magie, ce qui explique la dualité des technologie entre les fiacre à chevaux et ceux électriques.
Hâte de lire la suite :)
MarineD
Posté le 14/07/2022
Ouah, tu as déjà lu tout ça X)

Merci beaucoup, c'est un commentaire qui me touche car tes impressions sur le personnage de Tobias correspondent vraiment à celles que j'ai tenté de faire passer :)

En effet, tu as bien deviné de quelle manière la technologie de l'univers est construite. En gros, je me base sur une période technologique réelle (ici, les années 1910 / Belle époque), et je m'interroge sur la manière dont la magie de l'univers l'aurait influencée. Par exemple, dans le monde des Renards, l'existence de la magie de la foudre a permis une maîtrise de l'électricité précoce, et les moteurs thermiques ne perceront jamais, ce sont les moteurs électriques qui ont été développés en premier et vont ensuite évoluer, jusqu'à la maîtrise du magnétisme et aux routes conductrices de l'époque de Suzuha ^^
Mlle Ellute
Posté le 14/07/2022
C'est génial comme idée. Et la façon dont c'est amené est intéressante. Pas d'explications un peu plieuse, juste la découverte, j'aime beaucoup :)
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